Chapitre 12 - En guerre (partie 2)
« Il faut qu'on parle, lancé-je après quelques instants avec une solennité exagérée. Qu'est-ce que tu faisais dans ce gouffre, Tomas ?
— Je ne sais pas... »
Il fait trop noir pour que je distingue son visage ; tout ce que je vois de lui est une silhouette sombre recroquevillée contre un mur.
« Ou étais-tu, avant ? »
Il ne répond pas ; je perçois sa respiration chaotique, comme s'il était à deux doigts de pleurer. J'envisage de m'approcher de lui, mais renonce. Je doute que cela le soulagerait. Son souffle s'accélère encore, puis une quinte de toux le saisit.
« Tomas ? Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Il ne se passe rien.
— Tu es sûr ? »
Pas de réponse. Sa respiration s'est calmée, sa silhouette est immobile.
« T'étais où, avant ? insiste Marc.
— Chez moi...
— Et puis ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande mon frère d'un ton pressant.
— Je... elle... je ne sais plus », balbutie-t-il.
Je jette à Marc un regard noir qu'il ne voit pas. Je me rappelle la désinvolture de Tomas quand il m'a abordée ; je n'avais pas vraiment réalisé que c'était une façade, qu'il était plus terrifié que moi. Je tends la main pour lui caresser le dos, mais suspends aussitôt mon geste. Je ne veux pas l'effrayer encore plus.
« Tu ne te souviens plus de rien ?
— C'est... mélangé... Je ne sais plus. »
Un moment de silence succède à sa réponse. J'entends Marc inspirer, sur le point de poser une autre question. Je m'apprête à lui ordonner de cesser son interrogatoire, mais la langue de Tomas se délie soudain.
« Elle... Je sais plus ce qui s'est passé. Mais je me suis réveillé ici. Plein de grosses pierres ici, autour de moi, comme ici... et je pouvais pas sortir. J'ai essayé. Je pouvais pas. Je... »
Il s'interrompt, hésite ; nous n'osons pas intervenir.
« Je crois que j'étais au fond de ce gouffre, je pouvais pas sortir à cause des grosses pierres. Pendant plusieurs jours, je sais pas trop ce qui s'est passé, elle venait et... peu importe... Tout à l'heure, je ne suis plus trop sûr, quelque chose s'est passé, les pierres s'étaient ouvertes. Alors je suis sorti, il y avait des monstres qui essayaient de m'empêcher de passer, mais ils ont pas réussi. Je me suis enfui et je suis parti. »
La voix de Tomas est de plus en plus précipitée, comme s'il devait se hâter d'en finir. Je me demande s'il faut que je dise quelque chose, mais les mots sont coincés dans ma gorge.
« Après... voilà. J'étais dans le gouffre, je me cachais, et vous êtes arrivés. »
Cette fois, son silence semble définitif. Je tente de rassembler les informations décousues, d'en déduire quelque chose de logique.
« Tu étais enfermé dans le gouffre ? » s'enquiert Marc, intrigué.
Tomas murmure un acquiescement.
« Enfermé dans quoi, exactement ?
— Des grosses pierres, je t'ai dit. Comme ici. Mais sans le trou pour sortir.
— Tu... Tu ne sais pas... » Marc hésite quelques instants. « Tu ne sais pas ce que c'est, une prison ? Un mur ?
— Non... »
Je fixe la silhouette de l'enfant, éberluée.
« Comment tu appelles ça, Tomas ? interrogé-je en désignant le mur.
— Une... Une pierre ? Il n'y a pas ça, chez moi », ajoute-t-il d'un air désolé.
Marc tourne la tête vers moi ; même si je distingue à peine le contour de son visage, je peux me représenter l'air sidéré qu'il doit arborer.
« D'où est-ce que tu viens ? »
La voix de Lya est tranchante, à la limite entre la méfiance et l'hostilité. Elle était si silencieuse et immobile que j'en avais presque oublié sa présence, mais il m'est désormais impossible de l'ignorer ; la tension qui habite son corps semble irradier dans la petite salle.
« D'où est-ce que tu viens ? répète-t-elle, implacable.
— Lya...
— Je ne sais pas. Je ne sais pas comment on dit, ici, répond l'enfant d'une voix hésitante.
— Alors dis-le dans ta langue. »
Il hésite quelques instants, puis :
« Seich-ne de Edarch. »
S'ensuit un instant de silence au cours duquel nous tentons d'identifier sa langue.
« On dirait un peu de l'espagnol, observe Marc, en français, après une hésitation.
— C'est pas de l'espagnol. Après deux ans de cours, tu devrais le savoir, répliqué-je.
— Mais on dirait... Il vient peut-être d'Amérique latine ?
— Tu connais un endroit en Amérique latine qui s'appelle Edarch ?
— Vous connaissez un endroit sur Terre qui s'appelle Edarch ? riposte Lya d'une voix blanche. Un endroit où les gens ne savent pas ce qu'est un mur ? »
Il n'y a plus aucune trace de froideur dans sa voix, juste une peur grandissante, dévorante. Je refuse de comprendre, de penser à ce qu'elle suggère.
« La maison de retraite de la sœur de Mamie ? » hasardé-je donc avec ironie.
Personne, pas même moi, ne prend la peine de rire.
« Mais si, vous vous souvenez pas de ce vieux qui fonçait dans les murs sur sa chaise roulante ? insisté-je néanmoins. Il était persuadé qu'il s'échapperait comme ça, le pauvre.
— Qu'est-ce que c'est, Edarch ? questionne Marc après un silence.
— Ils disent "monde", ici. Seiche edarch-ve, tod le ve rodalch. »
L'angoisse me prend à la gorge. Az ne suffit plus, il en faut une vingt-septième planète ? Vraiment ? N'avons-nous pas assez de problèmes à gérer sans qu'en plus Tomas se révèle être un extraterrestre, aussi étrange que les habitants de ce fichu système ?
Tu es injuste, Iris. La culpabilité me saisit aussitôt. Avant d'être un extraterrestre, Tomas est un enfant – enfin, je suppose... Et si nous sommes effrayés à l'idée qu'il ne vienne pas de la Terre, lui doit être terrifié.
« Nous ne venons pas d'Edarch, lui dis-je doucement. Nous ne connaissons pas cet endroit.
— Je sais. Vous n'avez pas le... il n'y a pas de mot ici. Rucha. Ce n'est pas grave...
— Tu ne viens pas de la Terre ? clarifie Lya. Ta planète ne s'appelle pas la Terre ? »
Il secoue doucement la tête. Je voudrais prétendre ne pas avoir vu son geste, mais malgré le noir, il n'y a pas d'ambiguïté. Impossible de nier, désormais. Tomas est un extraterrestre.
« Tu as quel âge ?
— Je... vingt-sept tiefach, mais ici, je ne sais pas. J'ai la moitié de l'âge d'un adulte. »
Neuf ans, donc, à peu près... Il est plus jeune encore que ce que je croyais.
« Je croyais que le frère d'Amyltariaea remplaçait un Terrien... observé-je à mi-voix.
— C'est ce qu'elle nous avait dit, me retourne Marc ; Lya se redresse dans le noir.
— Le frère d'Amyltariaea ?
— Il... faisait la même chose qu'elle, expliqué-je. Il a remplacé quelqu'un. Je suppose que c'était Tomas. Mais elle ne nous a pas parlé d'Edarch.
— Elle vous a menti. »
La voix de Lya a retrouvé sa dureté.
« Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
— On attend le retour d'Ererakinalc, et on va chercher Amyltariaea, décidé-je d'un ton ferme. Elle nous a peut-être menti, mais elle s'est surtout sacrifiée pour nous. »
Ma sœur laisse échapper un reniflement dubitatif.
« Ou alors elle s'est fait capturer dans le but que nous nous fassions tous prendre.
— Non, Lya, intervient Marc à mon immense surprise. Si c'était ce qu'elle avait voulu, elle aurait très bien pu ne pas déclencher l'alarme et nous attendre avec son pistolet. Tomas et toi seriez restés dans vos prisons, Ererakinalc, Iris et moi aurions été capturés, fin de l'histoire. Elle ne l'a pas fait. Elle est de notre côté et elle s'est sacrifiée pour nous.
— Et maintenant, on va se sacrifier pour elle. Comme elle s'est sacrifiée pour Ererakinalc, comme Ererakinalc s'est sacrifié pour Iris et moi. Si l'un de nous, juste un, est attrapé à son tour, on restera pour lui. Et ainsi de suite. Ça ne prendra fin que quand on sera tous morts.
— Marc et moi allons aider Amyltariaea. Tu peux faire ce que tu veux, dis-je avec colère.
— Bien sûr que non. Je ne peux pas vous laisser. »
La voix de Lya est plus basse, mais toujours aussi glaciale.
« Tu pourrais, murmure Marc, tu n'es pas obligée. C'est... C'est normal que tu aies peur.
— Je n'ai pas peur. Je pense juste que c'est voué à l'échec. »
Elle a beau dire, l'affirmation de mon frère me semble bien plus probable. N'importe qui à la place de Lya craindrait de se retrouver face à Amylokirlia. N'importe qui saisirait le moindre prétexte pour éviter la confrontation. Mais le ton de Lya, aussi tranchant qu'une lame de rasoir, ne laisse pas la place à la moindre contradiction.
« On attend Ererakinalc, donc, et on y va tous les quatre.
— Tous les cinq, proteste Tomas.
— Tu es trop jeune », contré-je aussitôt, sans même y réfléchir.
Je l'entends inspirer, hésiter, puis il répond :
« Pas beaucoup plus que vous deux.
— Ça fait quand même une différence.
— Et tu es affaibli, pointe Lya d'un ton où il serait vain de chercher la moindre trace d'émotion. Tu n'as pas été assez nourri, tu dois manquer de sommeil. Tu ne servirais à rien. »
Tomas hésite à nouveau ; j'ai l'impression de sentir de la crainte dans son silence.
« Tu es dans le même état, riposte-t-il ensuite.
— J'ai sept ans de plus que toi. Tu ne viendras pas avec nous. »
Étrange, me dis-je d'abord, que Lya tienne tant à protéger celui qu'elle menaçait de son pistolet une heure plus tôt. Puis je repense à sa méfiance depuis qu'elle a découvert que Tomas n'est pas terrien ; peut-être que ce n'est pas pour lui qu'elle cherche à l'éloigner. Peut-être est-ce pour l'empêcher de nous trahir.
Mais il ne le fera pas... Je l'ai trouvé seul et perdu dans le gouffre, il m'a fait confiance ; et Amylokirlia l'a autant fait souffrir que Lya, il n'a aucune raison de l'aider. C'est un enfant. Neuf ans... Trois de moins que Marc. Je ne saurais dire si cette différence me semble faible ou énorme.
« Nous aurons besoin que tu restes en arrière, décrète alors mon frère. Si nous avons un problème, Lya te préviendra – tu verras comment – et tu contacteras une de nos... amies. Passe-lui le papier d'Aeltylimola, Iris. »
Je mets un moment à me souvenir de ce dont il parle, puis j'extirpe de ma poche le mot que nous a donné l'avocate et le tends à Tomas.
« Si vous avez besoin de moi, lis-je par-dessus son épaule, touchez ce papier et prononcez l'avant-dernière phrase que je vous ai dite. Un contact mental s'établira. C'était quoi, l'avant-dernière phrase ?
— Aucune idée », grimace Marc.
Pendant une minute, nous fouillons notre mémoire pour retrouver la phrase, sans succès.
« Elle nous a dit "Au cas où" quelque chose, mais je ne sais plus...
— Mais ça devait être la dernière phrase, pas l'avant-dernière, en plus.
— Oh, putain. C'est ridicule, soupire Lya.
— Peut-être qu'Ererakinalc saura, lui ? tenté-je.
— S'il a plus d'espace mémoire que vous, n'en soyez pas fiers. »
Malgré le ton acide de Lya, je jette à Marc un regard étonné. Lya vient-elle vraiment de plaisanter ? Je ne distingue pas son visage – et, de toute façon, je pourrais parier que ses lèvres n'esquissent pas le moindre sourire.
« Bon, lâche-t-elle d'un ton neutre. On va attendre Ererakinalc, ensuite on partira et Tomas restera caché ici, jusqu'à ce qu'éventuellement on demande son aide.
— Mais est-ce qu'on sait quand Ererakinalc va rentrer ? On ne peut pas l'attendre éternellement, observé-je. Il faudra bien qu'on se décide à partir.
— Inutile de partir maintenant, contre Marc, on se fera attraper tout de suite. Il doit y avoir une tonne de soldats qui n'attendent que ça. On doit l'attendre, avec lui on saura quoi faire, et quand il nous aura rejoints, on saura que les gardes auront abandonné. »
N'ayant aucun argument à lui opposer, je garde le silence, mais une désagréable impression d'impuissance me tiraille. Alors, nous n'allons rien faire ? La pièce au premier étage de la maison me hante, les bouteilles alignées dans la commode, les noms soigneusement inscrits sur les étiquettes, le scalpel et la seringue posés à côté du lit, comme dans une chambre d'hôpital, un hôpital où l'on entrerait bien portant pour en sortir détruit. Nous allons attendre pendant qu'Amyltariaea est peut-être là-bas, attachée sur le lit ? Vraiment ?
« On ne peut pas rester sans rien faire, chuchoté-je sans pouvoir m'en empêcher.
— Non seulement on peut mais on doit, rétorque Lya. On ne servira à rien si on se fait prendre. On attend, c'est tout. Il faut que je te parle, Marc. »
J'entends mon frère se diriger vers elle à quatre pattes. Je n'ai pas le cœur à écouter leur discussion en cachette ; je m'approche de Tomas, recroquevillé contre la paroi. Je crois qu'il n'a rien dit depuis que Lya lui a interdit de venir. Est-ce qu'il boude ?
« Tomas ? »
Il tourne la tête vers moi et la penche sur le côté, comme pour poser une question silencieuse. Il faut que je trouve quelque chose à dire, alors je choisis la première qui me traverse l'esprit :
« Il n'y a pas de murs chez toi, du coup ? Il y a quoi ?
— Des arbres. Beaucoup de forêts. J'aime bien, là-bas. Ici, c'est... Il n'y a pas de ciel. »
Derrière moi, Marc murmure avec indignation « Non, je peux pas faire ça ». Je suis surprise de ne pas vouloir en savoir plus ; je crois que je suis fatiguée d'essayer de tout comprendre, de tout deviner.
« On va sortir, tu verras le ciel. Vous dormez comment ?
— Dans des... des... il n'y a pas ce mot. Des bouts de tissu, on les met entre les arbres.
— Tomas, comment ça se fait que tu parles alorais ? m'étonné-je soudain.
— Je ne sais pas. Quelqu'un m'a regardé et j'ai... j'ai compris.
— Ils t'ont transmis leur langue ? Mais pourquoi ? »
Je le vois vaguement hausser les épaules.
« Ils t'ont posé des questions ?
— Pas... pas beaucoup.
— Quel genre de...
— Tais-toi, Iris, intervient sèchement Lya. Il ne veut pas en parler. »
Elle s'est détournée de Marc et, même si je ne la vois pas, deviner la réprobation qui se peint sur son visage m'exaspère. Pour qui se prend-elle ? Elle n'a pas de leçons à me donner !
« Dit celle qui l'a visé pendant des heures avec un pistolet, riposté-je d'un ton agressif. Au moins, je fais pas comme si j'allais le tuer, moi. »
Elle s'adosse lentement à la paroi.
« Tu ne comprends pas, Iris, répond-elle d'une voix neutre.
— Effectivement. Je ne comprends pas. »
Un long silence vibre entre nous, saturé de tension et de colère. Tomas s'est raidi à côté de moi, et j'entends une respiration précipitée qui doit être celle de Marc.
« C'est facile d'être à ta place, Iris, ajoute Lya, toujours de son ton neutre. Facile d'être la personne qui juge les décisions des autres.
— C'est facile aussi de prendre des décisions de merde et de venir faire la victime ensuite !
— Tais-toi Iris, tais-toi, murmure Marc, plus comme une prière que comme un ordre. Ne dis pas ça, ne lui dis pas ça. Tu ne peux pas.
— Tu aurais été contente que j'aie pris cette décision si Tomas avait été un espion d'Amylokirlia. Si on agissait tous aussi irrationnellement que toi, on serait morts cent fois. »
Je secoue la tête, je refuse de l'entendre. Je refuse de voir cette image qu'elle me renvoie. La seule pensée à laquelle je m'accroche, c'est qu'elle ne pouvait pas faire ça, qu'elle n'en avait pas le droit, que Tomas n'est qu'un enfant...
« Et si on agissait tous aussi froidement que toi, ça ne vaudrait même pas le coup de vivre.
— Iris, arrête, intervient doucement Marc. Elle a raison.
— Ah oui ? Alors toi aussi tu penses que la première chose à faire devant un gamin traumatisé, c'est de lui coller un pistolet sur la tempe ?
— Non. Et je n'étais pas d'accord avec elle quand elle l'a fait.
— T'as vachement bien exprimé ton désaccord, hein ?
— Mais je suis d'accord avec Lya, reprend-il comme si je n'avais rien dit. C'est facile de critiquer ensuite. Mais dans l'action, tu fais ce qui te semble le moins con. C'est comme ça. »
Le silence retombe, me laissant désemparée. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas dans quelle situation cela peut être une bonne chose de viser un enfant de neuf ans avec un pistolet.
« Je t'ai dit qu'il ne nous voulait pas de mal, insisté-je. Je t'ai dit qu'il était avec nous.
— J'aurais dû arrêter de le viser plus vite, oui. Mais... » Lya marque une pause, hésite, inspire. « Mais j'avais peur. On ne peut jamais vraiment savoir. J'étais terrifiée. »
La confession de ma sœur me met si mal à l'aise que j'en perds ma verve. J'ouvre la bouche mais ne trouve rien à répondre.
« Ça ne suffit plus de se demander ce qui est bien ou mal, poursuit-elle. Ce n'est plus la question. C'est une guerre, Iris. Ils veulent nous tuer. On ne doit pas les laisser faire. »
Je secoue la tête, reste muette une fois de plus. Que dire ?
« On devrait dormir, finis-je par proposer. Ererakinalc nous réveillera en arrivant. »
Ils acquiescent et nous nous allongeons sur la roche froide et dure. Les yeux perdus dans le plafond de pierre, je ne parviens pas à trouver le sommeil.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top