Chapitre 11 - « Chacun pour soi » (partie 2)
Je dévale les marches, claque la porte derrière moi et m'engouffre dans l'accès aux souterrains. Même si j'avais été capable de retrouver le chemin que nous avons emprunté à l'aller, sortir de la maison aurait été une mauvaise idée ; les gardes doivent m'attendre dehors.
Les mains toujours fermement agrippées à la corde, je file dans les tunnels ocre, tentant à la fois de prendre le plus de distance possible avec la maison grise et de me repérer dans le dédale de couloirs. Je lutte contre l'urgence de hurler les noms de Marc et de Lya, craignant qu'une zycarfa oubliée ou un garde désobéissant ne me repère.
Pendant je ne sais combien de temps, j'erre dans les souterrains ; je ralentis peu à peu à mesure que l'adrénaline se dissipe et que je prends conscience de ma fatigue. Depuis que je me suis réveillée dans la cabane d'Ererakinalc, je n'ai presque fait que fuir, tenter de me défendre, fuir à nouveau, que ce soit face aux soldats, aux zycarfa ou aux parents d'Amyltariaea. Je ne sais pas par quel miracle je tiens encore debout.
Je ne m'arrête qu'en face du gouffre. Je l'aperçois au dernier moment, cesse aussitôt de courir et m'immobilise à quelques centimètres du bord. Ma respiration hachée emplit le silence. Après quelques secondes passées à fixer l'abîme, hébétée, je me remets en route. Je n'ai plus qu'à le longer pour retrouver Marc et Lya... du moins, si je choisis la bonne direction. Faute d'une meilleure idée, je m'en remets au hasard et m'élance à nouveau. Je parviens à peine à courir tant je suis épuisée.
Quelques minutes plus tard, la rumeur inquiète de leurs voix m'alerte et je bifurque dans leur direction. Marc et Lya discutent à voix basse ; ils se taisent en m'apercevant. Je devine sans peine leur stupeur : l'entaille à ma joue saigne toujours, mon visage est poisseux de sang, la tentative d'étranglement d'Amortinokeb a dû laisser ses traces sur ma gorge...
... et, surtout, je suis seule.
« Qu'est-ce que vous... commence Marc. Iris ? Mais où est Amyltariaea ?
— Je... elle... » Je reprends mon souffle, retrouve mes mots, et leur raconte tout. « ... Elle m'a lancé la corde, conclus-je. Alors je suis partie... je me suis dit qu'il fallait aider d'abord Ererakinalc. »
Je plonge la main dans mon sweat et en tire une bouteille d'eau et six barres alimentaires. Le reste a dû tomber pendant ma course. Marc semble soulagé : nous n'avons rien mangé depuis ce matin. Il en tend une à Lya, qui l'accepte avec reconnaissance. Je me demande combien de temps elle est restée à jeun. Un jour entier, probablement ; c'est plus ou moins la durée qui a dû s'écouler depuis qu'Amyltariaea a lancé sa diversion. Elle devait mourir de faim... Elle engloutit la barre sans faire la moindre grimace.
« Dans ce cas, enchaîne Marc qui tente de paraître plus assuré qu'il ne l'est en réalité, on fait quoi maintenant ?
— Eh bien, réponds-je avec nervosité, vous savez comment m'encorder ?
— Toi ?
— Ben oui, pas le pape ! Comment je descends sinon ? »
Marc me fixe en secouant la tête.
« Non, on devrait envoyer... euh...
— Tu n'es pas son père, coupe froidement Lya, et elle s'en sortira mieux que toi. »
Marc ouvre la bouche pour protester, mais notre sœur s'est déjà emparée de la corde et m'attache avec des gestes précis. Elle ne ressemble pas vraiment à celles qu'on trouve sur Terre ; elle est faite d'un matériau que je ne connais pas, à la fois léger et résistant.
« Bon, je m'écrie, feignant le détachement, on y va ?
— Allez, opine Lya en attachant le bout de la corde à un roc saillant au-dessus du vide. Prête, Iris ? »
J'inspire. Je pense à Amyltariaea, à son visage figé dans la détermination, à la terreur qui l'envahissait néanmoins... Je n'ai pas le choix d'y arriver ou non. Il faut que je trouve Ererakinalc et que je le remonte. Même si je ne suis pas certaine de simplement survivre à ma chute : Lya savait-elle vraiment ce qu'elle faisait en m'encordant ? Peu importe, désormais. Je dois y aller, je dois réussir... je n'ai pas le choix.
Tu n'as rien à prouver, tu sais ?
Je chasse tout cela de mon esprit. La peur du vide, de la chute ; les paroles de Marc. Mon frère me fixe d'un air terrifié, et cela devrait m'agacer, mais je revois le visage d'Amyltariaea. Ce n'est pas un jeu. Il avait raison. Nous pouvons vraiment mourir, nous pouvons vraiment être séparés... L'idée de ne plus le revoir m'est insupportable. Sa peur est mienne. Alors je tente de la désamorcer grâce au seul atout à ma disposition.
« Prête. Marc, si je meurs, je te lègue le petit chat, le Playmobil, tu sais ? Celui que tu voulais tant avoir. »
Il y a quelques années, plus exactement. Marc ne se déride pas.
« Ne parle pas de ça, Iris, marmonne-t-il en détournant les yeux. Ne parle pas de mort.
— Je ne vais pas mourir, je riposte en secouant la tête, je suis attachée. »
Mais son expression effrayée ne se modifie pas. Les lèvres serrées, il me dévisage tandis que je vais chercher deux barres alimentaires, au cas où Ererakinalc ait besoin de reprendre des forces. Je les mets dans ma poche et me dirige vers le bord du gouffre. Lya, après quelques secondes d'hésitation, accroche la corde à un autre pic rocheux, probablement pour s'assurer que même si elle la lâche, je ne m'écrase pas au fond du précipice.
« Ererakinalc s'est évanoui, c'est bien ce qu'a dit Amyltariaea ? demande Marc.
— Elle ne pouvait pas en être sûre, rappelé-je. Mais oui, c'est probable.
— Il va falloir que tu le réveilles, m'indique-t-il comme si je pouvais avoir pensé le contraire, et que tu l'attaches toi-même, parce qu'il ne sera pas en état de le faire. C'était une bonne idée de prendre les barres, mais ce qu'il te faudra surtout, c'est de l'eau. »
Il me lance une bouteille que je fourre dans la poche de mon sweat. Puis je m'assieds au bord du gouffre, pose les coudes sur le sol et laisse glisser mes jambes dans le vide. Seuls mes bras m'empêchent de tomber. Lya s'empare de la corde et je lâche, chutant sur deux ou trois mètres. J'entends Marc étouffer un cri de terreur.
« Je suis pas en sucre, m'excédé-je malgré la douleur du choc qui s'est répercuté dans mes os. T'es pas mon père, Marc. »
Je l'entends soupirer, au-dessus de moi.
« Encore heureux, réplique-t-il d'un ton moqueur, j'espère bien que mes gosses auront un peu plus de talent que toi pour réfléchir avant d'agir...
— Si la mère est madame Bannier, y'a des chances... J'ai jamais croisé quelqu'un de moins spontané qu'elle.
— Tu es désespérante, Iris.
— Oh, allez, tu peux l'avouer... Je sais qu'il y a un truc derrière toutes ces heures de colle.
— Vous avez fini ? » intervient Lya d'un ton sec.
Je lève les yeux au ciel, soulagée qu'elle ne puisse pas me voir, pendant que Marc se lance dans un argumentaire sur les bienfaits de l'humour pour combattre le stress.
« Je te fais descendre, Iris », annonce simplement ma sœur.
Elle fait glisser la corde entre ses mains et je descends avec une lenteur insupportable. Je plonge dans le noir, seul le visage d'Amyltariaea me tient compagnie. Sauve-le, pourrait-elle me supplier. Sauve-le comme tu ne m'as pas sauvée. Rachète-toi. Ne l'abandonne pas... lui.
Je sais que je m'imagine son murmure, je sais qu'il n'y a que le silence et l'obscurité, mais c'est atroce. Je ne veux plus l'entendre. Je veux diluer ma peur dans la vitesse, oublier mes doutes dans l'action, comme je l'ai toujours fait.
« Donne du mou, Lya, je lui enjoins sans trop d'espoir. Fais-moi une vraie descente ! »
Marc parle d'une voix tremblante, mais je n'entends pas ce qu'il dit. Soudain, un sifflement retentit et je flotte une fraction de seconde comme en apesanteur. Puis je tombe, et c'est la sensation la plus merveilleuse que j'aie jamais ressentie. Le visage d'Amyltariaea et son murmure pressant ne peuvent pas me suivre à cette allure, je suis seule, je suis libre. Je descends en flèche, plus vite que tout. L'air siffle à mes oreilles, je ne sais même pas si j'ai peur. Je ris comme une folle, et Marc hurle, effrayé, furieux... J'ai envie de lui crier quelque chose sur les bienfaits de l'humour face au stress, mais il ne m'entendrait pas.
Mes cheveux volent devant mes yeux, l'air gonfle mes vêtements et je me sens... je ne sais même pas s'il y a un mot pour le décrire. Je me sens libre en quelque sorte, plus vivante peut-être. Autour de moi, c'est le chaos et, pourtant, j'ai l'impression d'être en harmonie, même si je ne sais pas avec quoi. L'impression apaisante et grisante à la fois d'être à ma place.
La corde se tend. L'onde de choc me traverse et je laisse échapper un glapissement.
Lya me fait descendre à nouveau, lentement. Je ne m'en plains pas. Le sentiment qui m'a saisie pendant ma chute m'a quittée. Tout me semble à présent plus terne. Une étrange impression me saisit toutefois : plus je descends, plus je me sens légère. Amyltariaea a expliqué que sa mère a modifié la gravité au fond du gouffre ; une ombre d'excitation m'envahit.
Cette fois, lorsque je m'immobilise, ce n'est pas parce que la corde s'est tendue, mais parce que la gravité est devenue nulle. Je flotte, en apesanteur. Mon estomac semble remonter dans ma gorge. La corde est toujours nouée autour de moi, mais j'ai l'impression que je n'ai jamais été aussi libre. Rien ne me retient, pas même la Terre.
J'appuie sur un bouton de la montre de Marc ; une faible lumière se diffuse autour de moi. Je ne vois toujours pas le fond du gouffre, mais si la gravité s'est annulée, je suppose que je ne suis plus loin. Je lève la tête et, emportée par mon élan, je commence à basculer en arrière. Je saisis une aspérité de la roche et me plaque contre la paroi pour m'immobiliser.
« Je peux plus descendre ! m'époumoné-je, une fois stabilisée. La gravité est nulle ! »
Quelques secondes de silence s'ensuivent.
« Dans ce cas, tu ne dois pas risquer grand-chose ! Voilà le plan : tu attrapes la falaise, tu te détaches et tu te débrouilles pour arriver en bas et encorder d'Ererakinalc, puis on vous remonte l'un après l'autre ! me hurle Lya avec sa brusquerie habituelle.
— Euh... je lui retourne sur le même ton, tu as parlé de "plan" ?
— Fais-le, c'est tout !
— Ça fait plaisir de retrouver la Lya que je connais », raillé-je, en veillant à ce qu'elle ne m'entende pas.
Je dénoue la corde sans effort et entame ma descente. D'abord, ça n'a rien de difficile : aucune force ne pèse sur mon corps. Puis j'ai l'impression que quelque chose me... retient. Me pousse vers le haut. Comme si je me trouvais sous l'eau. La gravité n'est plus nulle, elle semble inversée. J'ai l'impression que mes entrailles luttent pour remonter jusque dans ma gorge. Je continue néanmoins à descendre, calant mes mains et mes pieds dans la roche. Au fil de ma descente, la gravité inversée augmente encore et encore, j'ai de plus en plus de mal à continuer sans me retrouver aspirée vers le haut. C'est une sensation étrange, contre-nature, mais je ne m'appesantis pas dessus.
Alors que je commence à me dire que je ferais mieux de me retourner – j'ai l'impression de grimper les pieds en haut et ça n'a rien d'évident –, je sens la gravité décroître. L'ascension – non, la descente – est de plus en plus facile. Peu après, je retrouve cette impression étrange de ne ressentir aucune force, aucune pression... Je continue à descendre sans me laisser troubler. La gravité redevient normale, et cette familiarité me soulage. Lorsque j'achève ma descente, j'ai l'impression de peser mes cinquante kilogrammes habituels.
Je hurle aux autres que je suis arrivée, lâche la paroi et fais quelques pas au fond du gouffre. Le sol est accidenté, des rochers aux arêtes tranchantes saillent sur chaque centimètre carré. Tout est fait pour que celui qui y tombe se blesse grièvement.
« Ererakinalc ! » appelé-je d'une voix tremblante.
Il ne me répond pas, évidemment. Je regrette de ne pas avoir de lampe de poche ; le gouffre n'est évidemment pas éclairé, et la montre de Marc n'est pas d'un grand secours. En marchant au hasard, mon regard capte quelque chose de brillant. Je tourne la tête.
C'est du sang.
J'étouffe un cri et m'approche prudemment. Ce n'est pas le sang d'Ererakinalc mais celui de la zycarfa, étendue sur le sol irrégulier, le corps en vrac. Je détourne les yeux de son cadavre déchiré et poursuis ma recherche.
Une autre traînée de sang attire mon attention. Peut-être qu'il appartient à la deuxième zycarfa. Oui. Peut-être. J'avance en butant sur le sol inégal ; seuls les battements de mon cœur emplissent le silence.
« Ererakinalc ? » répété-je, d'une voix plus faible.
Rien. Je m'immobilise et tends l'oreille, dans l'espoir d'entendre son souffle. Mais ma propre respiration, bruyante et chaotique, envahit mes oreilles.
« Vous êtes quelque part ? »
Ma voix tremble lamentablement. J'avance encore. Je n'ai aucun moyen de savoir si je vais dans la bonne direction. Il fait si noir, ici...
Et puis, je le vois.
Il est allongé sur le côté, recroquevillé sur lui-même. Une traînée de sang part de son ventre et serpente jusqu'au corps de la seconde zycarfa, plus loin. Je m'agenouille à côté de lui ; il tremble légèrement. Un immense soulagement m'envahit. Je vérifie qu'il respire normalement ; c'est le cas.
J'ai suivi un stage de secourisme l'année dernière et, même si j'ai passé beaucoup de temps à chahuter avec Élia, je sais que je suis censée le mettre en position latérale de sécurité, faire attention à ce qu'il ne s'étouffe pas avec sa langue, et appeler les secours. Sauf que les secours, ici... c'est moi.
Je le secoue avec douceur. Il sursaute sans ouvrir les yeux, puis son corps retombe mollement.
« Réveillez-vous, lui intimé-je d'un ton pressant, on n'a pas beaucoup de temps... Réveillez-vous ! »
Il émet un grognement.
« On doit aller aider Amyltariaea, réveillez-vous... »
Le nom d'Amyltariaea semble agir comme un électrochoc. Il se redresse d'un bond.
« Tiens, Iris... lâche-t-il avant de remarquer mon soulagement et d'ajouter avec ironie : Tu es sûre que ça va, toi ?
— Et vous ? protesté-je. Je pensais que vous étiez mort...
— Non, réplique-t-il avec un léger rire, elle n'aurait pas pris ce risque.
— Les zycarfa sont mortes », observé-je, sur la défensive.
Il secoue la tête.
« Elles sont bien plus massives. Les frottements les impactent moins, le choc est plus important pour elles.
— Mais elles devraient être plus solides, protesté-je en fronçant les sourcils.
— Tu as raison. J'ai regardé le corps de l'une d'elles... Je ne crois pas que la chute l'ait tuée.
— Elle... Elle est vivante ? »
La panique dans ma voix le fait rire.
« Non... Je pense qu'elle a été tuée par un choc électrique ou quelque chose du genre. Elle avait un boîtier fixé autour du cou. Je pense que c'est Amylokirlia...
— Elle veut tuer les zycarfa quand elles tombent dans le gouffre ? Mais pourquoi ?
— Je me le demande aussi. » Il demeure un instant pensif, puis se ressaisit : « Aider Amyltariaea ?
— Ils l'ont capturée. Ses parents. Venez... Vous pouvez vous relevez ? »
Ererakinalc ne m'interroge pas davantage : savoir qu'elle a été capturée lui suffit. Il s'appuie à la paroi pour se redresser, mais sa jambe droite est tordue et ensanglantée. Merde.
« Est-ce que ça va si on voit ça là-haut ? Je ne vois pas ce qu'on peut faire ici... »
Il hoche la tête. Je tire sur la corde pour la descendre davantage et, au prix de quelques manœuvres tordues, je parviens à attacher correctement Ererakinalc. La corde enserre son bassin et ses jambes, comme un harnais, et entoure ses épaules en remontant. Il me sourit, l'air épuisé. Me maudissant de ne pas y avoir pensé plus tôt, je fourre une main dans ma poche et lui tends une barre alimentaire et la bouteille d'eau. Il la vide presque entièrement, puis dévore la barre alimentaire, affamé. Je crie à Marc et Lya qu'ils peuvent le remonter. Il m'adresse un autre sourire, plus ouvert et sincère, puis s'élève lentement, me laissant seule dans le noir.
Seule ?
Un froissement parvient à mes oreilles, un bruit de pas. Aussitôt, je dirige la lampe de Marc dans la direction du bruit. Je perçois un mouvement furtif.
« Bonjour », résonne soudain une voix d'enfant.
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