Chapitre 11 - Aussi loin que l'on pourra (partie 2)
« Vous avez la lettre pour votre amie ? »
Je hoche la tête. Je l'ai écrite hier soir. Cela m'a pris des heures, j'avais l'impression de lui dire adieu. J'aurais voulu lui écrire qu'elle m'a appris bien plus de choses que tous nos professeurs réunis, que j'adore ses sourires, son grain de folie, qu'elle est ma meilleure amie et que ça ne changera jamais. J'aurais voulu lui écrire plein de choses et je n'ai pas osé. Si je lui avais écrit tout cela, elle aurait deviné que j'ai peur de ne plus jamais la revoir. J'ajoute rapidement sur la lettre que nous avons dit aux adultes que sa chatte avait des petits. Je résiste à l'impulsion de la déchirer, ou de lui demander de venir avec nous, ou...
Amyltariaea coche quelque chose sur sa feuille, satisfaite, puis observe le prochain point.
« J'ai laissé nos sacs dans la chambre d'en bas. Si on les récupère, ça intriguera vos parents. Minuit, lance-t-elle au chat roulé en boule sur le bureau, tu peux nous les amener ? »
Il détale aussitôt.
« Pourquoi lui ? S'il se balade avec trois sacs dans la gueule, il sera pas plus discret que nous », objecte Marc, mais elle ne nous donne aucune explication.
Quelques minutes plus tard, elle rouvre la fenêtre et lance une corde souple et très fine, fabriquée dans un matériau qui ne doit pas exister sur Terre : que ce soit dans un film ou dans la réalité, je n'en ai jamais vu de semblable. Elle remonte la corde ; trois sacs y sont noués. Minuit escalade la gouttière et se glisse dans la pièce juste avant qu'elle ne ferme la fenêtre.
J'échange un regard avec Marc. Des pattes comme les siennes ne peuvent pas former des nœuds aussi serrés et précis. Est-ce que les chats peuvent faire de la magie, aussi ? Je secoue la tête, sans parvenir à trouver cela stupide.
« Désolée pour vos sacs », annonce Amyltariaea en nous les tendant.
J'observe le mien, sidérée. Elle l'a teint en bleu ! Il était auparavant d'un violet très voyant que j'adorais. Élia y avait peint des lianes noires, ornées d'épines et de fleurs rouges. J'aimais beaucoup ce sac. Le dessin d'Élia était magnifique, et je me rappelle avoir aimé sa signification lorsqu'elle me l'a expliquée, même si je l'ai oubliée depuis. J'ai beau scruter la toile de près, je n'en distingue même plus le contour. Le sac est d'un bleu foncé uniforme, monotone.
C'était nécessaire. Je ne proteste pas et me contente de vérifier que la fermeture Éclair coulisse toujours, ce qui est le cas. Amyltariaea a même pensé à enlever l'étiquette portant le nom de la marque du sac.
Celui de Marc est désormais rouge vif. Il ne semble pas offusqué par la perte du « Cette phrase est un mensonge » qu'il y avait écrit au marqueur, après le seul cours de maths qu'il ait aimé durant ses deux années de collège.
« Normalement, il y a des vêtements dedans. Bleus pour Iris, rouges pour Marc. Vérifiez rapidement, on se changera en route. Inutile d'intriguer vos parents.
— Pourquoi ces couleurs ? » s'enquiert Marc avec curiosité.
Amyltariaea ouvre la bouche pour répondre, mais je l'interromps par une question plus pressante :
« Un short et une polaire ? Il fait quel temps, là-bas ?
— Je ne sais pas. J'ai prévu des vêtements qui puissent s'adapter à plusieurs types de météo.
— Comment ça, tu ne sais pas ? C'est quelle saison, sur Alora ?
— Il n'y en a plus. »
Marc fronce les sourcils.
« Plus ?
— Plus. Nous avons tellement pollué que tout est déréglé. Le climat est juste imprévisible, maintenant. Cela énerve beaucoup d'Azans... Ils détestent l'idée que quelque chose échappe à leur contrôle.
— Ça fait combien de temps que vous polluez ? se renseigne mon frère, au cas où.
— Un peu plus de deux mille ans terriens. »
Deux mille ans... On a le temps, non ?
« Et depuis quand votre climat part en cacahuète ?
— Les premières variations de température vraiment importantes ont été enregistrées il y a mille neuf cent douze ans. Mais cela ne veut pas dire que le climat n'a pas commencé à se dérégler réellement un peu avant, ou un peu après. »
Non, on dirait. On n'a pas vraiment le temps.
Amyltariaea vérifie ensuite que nous savons parler alorais, que nous connaissons nos identités et que nous pouvons réciter la liste de nos planète, continent, pays, région, département, ville, quartier, rue et appartement d'origine sans hésitation ni erreur. Puis nous descendons en courant et déboulons dans la cuisine, où Papa assaisonne sa soupe.
« Papa, lancé-je. On peut aller chez Élia ?
— Vous n'y alliez pas demain ? s'étonne-t-il sans se retourner.
— Mais elle a eu ses chatons, je t'ai dit... Élia a dit qu'on pourrait s'occuper d'eux ! »
Papa repose sa louche et nous dévisage.
« Tu y vas aussi, Lya ? »
Elle acquiesce.
« Si t'es pas content, on n'a qu'à prendre un chat », lancé-je mesquinement.
Il l'a toujours refusé, d'abord parce que nous étions trop jeunes, ensuite parce que Maria y est allergique, mais je sais qu'il adore les chats. Il ne refusera pas.
« D'accord... soupire-t-il. Je vous accompagne, je voudrais bien voir ses chatons.
— Non ! Shīzi a peur des changements, ça la stresserait trop. Elle est pas habituée à toi.
— À Lya non plus. »
Et merde... Papa nous observe encore, attentif, comme s'il se doutait de quelque chose.
« Papa, Shīzi vient d'un refuge, intervient Marc. Elle a été maltraitée. Elle n'aime pas les adultes, à part la mère d'Élia. C'est pas une bonne idée que tu viennes. »
Il finit par nous laisser partir, à moitié convaincu. Dans le salon, Papi et Maria débattent sur Staline et le communisme. Mamie, occupée à rédiger un tract pour une association écologiste, lève de temps en temps la tête pour envenimer la discussion. Je passe devant eux, la gorge serrée.
« Où vous allez ? lance brusquement Papi.
— Chez Élia, réponds-je, sa chatte a eu des petits. On devait y aller demain, ça change pas grand-chose.
— Hmm. C'est un manque de respect, votre père cuisine pour sept, pas pour quatre. Tu es beaucoup trop permissif avec tes gosses, Émile ! hurle-t-il en direction de la cuisine, avant de revenir à Maria : Tu vois, ça rejoint ce que je te disais...
— Tu exagères, Daniel ! coupe Mamie d'un ton railleur. Comme d'habitude, tu voudrais contrôler toute la vie de ses gosses... Un vrai réac, tu ne trouves pas, Maria ? »
Ma belle-mère bafouille quelques mots, gênée d'être prise à parti. Nous nous esquivons. Ne te retourne pas, Iris. Si je me retourne, si je les regarde une dernière fois, je n'aurai pas la force de partir. La main de Marc se glisse dans la mienne. Je serre ses doigts aussi fort que si je voulais lui broyer les os.
Amyltariaea referme la porte derrière nous. Elle ne dit pas un mot. Elle doit comprendre ce que nous ressentons – elle aussi a quitté sa famille, après tout. Elle se met en route et nous la suivons, machinalement. J'ai l'impression d'avoir laissé quelque chose chez nous, quelque chose de très important, de vital. Pourtant, je porte mon sac teint en bleu et ma main est crispée sur celle de Marc.
Je voudrais revenir. Tout me hurle à chaque pas de faire demi-tour. Mais une force qui me dépasse m'entraîne à la suite d'Amyltariaea. Une force face à laquelle ma terreur ne pèse rien – mais alors, pourquoi est-ce si difficile ?
La pression des doigts de mon frère s'accentue. Sa main tremble, ou peut-être est-ce la mienne.
« Où on va ? demandé-je.
— Chercher mon dahilazrdja. Il n'est pas caché très loin. »
Le silence retombe, du moins entre nous. L'air est saturé de bruits, de cris, de vie, pourtant c'est comme si une bulle de verre nous isolait du monde extérieur. Une bulle dans laquelle aucun son ne peut éclore.
Je déglutis, cherchant quelque chose à dire. N'importe quoi pour briser le silence.
« Tu avais dit que tu réfléchirais à une idée pour Marc, dis-je enfin, pour expliquer qu'il soit avec moi quand je livre mes vêtements. Tu as trouvé ?
— Non... Je pense que vous devriez vous séparer.
— Hein ? »
J'échange un regard avec Marc. Me séparer de lui ? Il est mon seul repère.
« Vous attirerez l'attention. Deux enfants de tranches d'âge différente n'ont pas grand-chose à faire ensemble. Marc, nous allons rester sur l'idée d'avant.
— Amyltarorib, je rejoins le gymnase A, parce que j'appartiens au groupe de la Défense. Euh, il est où le gymnase A ?
— Dans la rue Zyknlo du quartier Roll. Tu trouveras facilement.
— Donc je me sépare de vous, et...
— Tu traverses la ville. Tu entreras par la porte d'Alcurs, c'est là que j'atterrirai... »
Marc me jette un regard où se mêlent excitation et nervosité. Comme moi, l'idée de voyager dans l'espace l'attire et le terrifie à la fois.
« ... tu marcheras tout droit. Lorsque tu parviendras à une place, tu prendras la rue d'en face. Il y a vingt-six rues par place, donc ce sera la treizième. Ensuite, tu arriveras à la porte de Nysra. C'est là que tu sortiras, et tu nous y attendras. »
Marc hoche la tête et je lui adresse le sourire le plus confiant que je peux trouver. Amyltariaea nous fait prendre un nouveau virage et je réalise que nous sommes arrivés à l'impasse dans laquelle, quelques heures plus tôt, elle nous a appris sa langue.
« Qu'est-ce qu'on fait ici ? » demandé-je, surprise.
Elle se dirige vers les détritus sans répondre et tente de les écarter du pied. Un sac se perce, déversant des déchets sur ses chaussures. Elle grimace mais parvient à atteindre la porte. Nous nous approchons pour l'observer alors qu'elle pénètre dans un vieux local à poubelles, probablement inutilisé. Elle se fond dans l'obscurité.
Quelques instants plus tard, elle réapparaît, les mains sur le guidon d'un vélo que je distingue mal. Elle grimpe sur la selle et nous rejoint dans l'impasse, roulant dans le tas de déchets.
« Écartez-vous », prévient-elle, et elle appuie sur un bouton au milieu du guidon.
Les roues se mettent à tourner de plus en plus vite ; les déchets qui y étaient accrochés sont projetés au loin. J'en profite pour détailler le vélo. Il est assez banal, quoique plus mince que les vélos terriens. Le cadre est d'un bleu foncé semblable à celui de mon sac. Une remorque y est attachée. Elle doit pouvoir contenir une seule personne, comment Amyltariaea pourra-t-elle nous transporter ?
Alors que je m'apprête à lui poser la question, elle lâche le bouton – les roues s'immobilisent – et se baisse pour faire basculer une manette située sur le cadre du vélo. Elle recule d'un bond. Et j'observe, médusée, le vélo se transformer.
La selle s'allonge jusqu'à créer un fauteuil en face du guidon. Celui-ci gonfle et s'étire, des boutons et des cadrans y éclosent, formant un véritable tableau de bord. Du cadre surgissent des parois bleues qui se déploient autour de l'ensemble, jusqu'à le masquer entièrement à notre vue. La remorque elle aussi s'étend, un plafond se forme en coulissant vers l'arrière.
En quelques secondes, ce qui se dresse devant nous n'a plus rien d'un vélo. Il s'agit désormais d'un véhicule à la carrosserie bleu sombre, toute en angles doux, qui s'allonge vers l'avant comme un avion. Sur le devant, une vitre permet au conducteur de voir l'espace devant lui. Amyltariaea passe le doigt sur une surface qui coulisse, dévoilant le tableau de bord et le siège devant lui. Puis elle ouvre une autre porte. La remorque est devenue une pièce d'environ deux mètres de côté. Un banc s'appuie sur trois des murs ; au centre du quatrième, une fenêtre donne sur le siège du conducteur.
« Un dahilazrdja », annonce-t-elle avec fierté.
Marc acquiesce, un peu vexé.
« Pourquoi tu en as un, d'ailleurs ? l'interroge-t-il avec méfiance. Tout le monde en a, là-bas ?
— Non, c'est ma formation qui me le permet. Le métier que l'on m'a attribué m'a permis d'en obtenir un.
— Que l'on t'a attribué ? » répète-t-il.
Amyltariaea soupire et s'appuie à la paroi du dahilazrdja. Elle ferme un instant les yeux. L'expression de son visage me rappelle celui de Maria lorsqu'elle nous annonce une visite de son horrible grand-tante Thérèse.
« Nous... Nous ne choisissons pas nos métiers sur Az, explique-t-elle à contrecœur. Ce sont les Observateurs qui en décident. Ils examinent les enfants jusqu'à ce qu'ils aient environ douze ans, et déterminent le métier qui leur conviendrait le mieux. »
Cela ne me surprend même pas. Je prends tout de même la peine de réagir :
« Et si vous n'êtes pas d'accord ?
— Les Observateurs ont de l'expérience, ils sont formés pour cela. Ils savent donc quel métier est approprié pour chacun.
— Planète de fachos, marmonne Marc.
— Ce n'est pas mieux ici, objecte Amyltariaea avec un léger agacement. Les jeunes Terriens sont stressés par leur avenir, certains s'engagent sur une voie qui ne leur convient pas par erreur ou pour satisfaire leur famille...
— Oui, bah au moins on a le choix ! Comme si à douze ans on pouvait savoir en quoi on sera doué plus tard... Ils nous foutraient où Iris et moi, au cirque ? »
Amyltariaea ne répond rien, mais son regard se durcit.
« Montez », ordonne-t-elle simplement.
Elle-même se glisse sur le siège du conducteur. Je fais un geste vers le dahilazrdja ; Marc me retient, crispant sa main sur mon bras.
« Qu'est-ce qu'il y a ?
— Iris... » commence-t-il avant de s'interrompre, faute de savoir quoi dire.
Mon cœur se serre. Mon petit frère est terrifié. Je lis ce qu'il pense sur son visage, aussi bien que s'il l'avait formulé à voix haute. Toute cette histoire, c'est n'importe quoi. Il a douze ans, j'en ai treize, comment deux gamins pourraient-ils sauver leur sœur d'une extraterrestre insensible ?
« T'inquiète, soufflé-je. On va leur botter les fesses. »
Il secoue la tête mais lâche un petit gloussement. Le voir soudain si fragile, si perdu... c'est étrange et horrible à la fois.
« Tu te crois dans un jeu, lâche-t-il d'une voix faible. Tu prends la vie pour un jeu. »
Je ne parviens pas à déterminer s'il est sérieux ou non.
« Et c'est vrai que c'est tentant, ajoute-t-il doucement, c'est tellement irréaliste... J'ai l'impression de préparer à la fois une expédition touristique et une opération commando, c'est étrange, oui... Sauf que c'est réel, Iris. C'est pas un jeu, c'est vrai, ça nous est tombé sur la gueule et tu peux pas te persuader que ça n'existe pas. »
Son ton est calme, mais il évite mon regard et sa main tremble sur mon bras.
« Je ne laisserai rien t'arriver, Marc.
— C'est bien ce qui m'inquiète, réplique-t-il avec un léger rire, que tu te mettes en danger pour moi.
— Je...
— Iris, tu n'as rien à prouver, tu sais ? » ajoute-t-il avec douceur.
Je ne réponds rien. Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit.
« Allons-y. »
Marc me suit dans le dahilazrdja. Amyltariaea referme la porte derrière nous. Nous nous installons sur le banc, côte à côte. Les parois bleu outremer qui nous entourent me donnent l'impression d'être au milieu de l'océan. Une fenêtre à ma gauche me permet de voir l'impasse ; toujours personne en vue.
J'observe Amyltariaea, derrière la vitre qui nous sépare du côté du conducteur. Elle appuie sur un levier, presse un bouton, saisit une manette qui ressemble à un frein à main.
Sous nos pieds, le dahilazrdja commence à vibrer. Ses tremblements, de plus en plus forts, se répercutent dans nos os. Je regarde par la fenêtre. Le véhicule glisse sur le sol pendant quelques mètres, puis nous décollons.
« Wow... » murmuré-je sans pouvoir m'en empêcher.
Je vole. Sur un vélo.
L'impasse se fond bientôt parmi les rues marseillaises. Je tente d'apercevoir ma maison, mais c'est évidemment impossible.
Peu importe. Pour quelques instants, l'excitation dissipe la terreur. Je suis dans la remorque d'un vélo volant.
Nous nous élevons encore. Marseille se perd parmi des étendues vertes, grises et bleues. Alors que nous prenons de l'altitude, que tout ce qui fait ma vie se trouve réduit à un minuscule point, il me semble entendre la voix de Lya, la voix de ses pensées, me murmurer Nous traverserons les mondes...
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