Chapitre 11 - Aussi loin que l'on pourra (partie 1)

« Exploration spatiale : expéditions lancées vers d'autres planètes dans le but innocent et philanthrope de découvrir leur culture. S'accompagnent souvent de morts inexpliquées – mais fortuites et non corrélées à l'exploration... bien qu'elles surviennent toutefois principalement chez les extraazans, comme ce fut le cas sur Terre. Mais une coïncidence n'est jamais rien d'autre qu'une coïncidence, n'est-ce pas ? »

— Mlakizzolab, Dictionnaire réaménagé de la politique azane, 1275 ap. Az



JE ME REDRESSE brusquement. Mon souffle précipité résonne dans la pièce. Quelqu'un m'a allongée dans mon lit. Il me faut quelques secondes pour prendre conscience de la présence de Marc, accroupi à côté de moi, le front plissé. Amyltariaea se tient en retrait, appuyée contre le bureau.

« Tout va bien, Iris ? s'inquiète mon frère. C'est la deuxième fois que... que tu nous fais le coup.

— C'est pas moi, marmonné-je d'une voix pâteuse, c'est Lya.

— Hein ?

— Attends. Combien de temps je... je suis restée comme ça ? »

Il échange un regard avec Amyltariaea.

« Je ne sais pas, dix minutes... Qu'est-ce que tu veux dire par "C'est Lya" ? »

Je m'assieds sur mon lit et me racle la gorge. Que dire ? Lya ne veut pas qu'on vienne l'aider. Elle ne fait pas confiance à Amyltariaea. Pas étonnant, en même temps. Marc et moi aussi, on ne lui faisait pas confiance. Et c'est à cause d'elle que Lya a été enlevée.

« Lya m'a contactée, expliqué-je en fixant Marc dans les yeux. Elle a... Elle a parlé dans ma tête. Amyltariaea, tu avais dit que c'était possible, pas vrai ?

— Ma mère pense que c'était très improbable, parce que personne n'a encore couvert la distance entre la Terre et Alora. Mais en théorie, oui, c'est possible.

— Et ta mère n'aurait pris aucune précaution ? lance Marc, sceptique.

— Un détenteur d'une F. C. des Pensées a posé une barrière autour de sa prison. Du moins, c'est ce qu'il était censé faire, il a peut-être désobéi. Ma mère n'aurait eu aucun moyen de le savoir. Mais je pense qu'elle ne s'inquiétait pas beaucoup à ce sujet. Il était improbable que Lya puisse vous alerter, premièrement ; et deuxièmement, j'étais censée l'imiter à la perfection. Si vous n'aviez pas remarqué de bizarreries, si vous aviez juste eu l'impression de recevoir les pensées de votre sœur enfermée dans un lieu étrange, vous seriez-vous inquiétés ? »

Nous secouons la tête. Je me lance dans mon récit, sans m'attarder sur les émotions de Lya – je crois qu'elle n'aimerait pas que j'en parle, et je ne veux pas bouleverser Marc.

« Vous êtes vraiment monstrueux, lâche-t-il d'une voix tremblante lorsque j'ai fini. Une bande de connards monstrueux. Je sais pas comment tu peux laisser faire ça. »

Amyltariaea blêmit, cligne des yeux pour chasser les larmes qui s'accrochent à ses cils.

« Je n'avais pas la possibilité d'empêcher ça, dit-elle très calmement. Qu'aurais-tu voulu que je fasse ? Que je tue ma mère ? Cela n'aurait rien changé. Des "connards monstrueux" comme elle, tu en trouveras toujours sur Az. »

Marc ne répond rien. Il ne la regarde même pas.

« J'ai essayé de la convaincre. Elle ne m'a pas écoutée, elle m'a juste menacée de tuer mon frère. La seule chose que je puisse faire, c'est vous aider à sauver Lya, maintenant.

— Et on devrait se dépêcher », interviens-je.

Mon frère met un long moment à répondre. Ses mains tremblent, son regard scrutateur se pose sur Amyltariaea, puis il tourne la tête vers Minuit et finalement me fixe, sans que je puisse lire quoi que ce soit dans ses yeux bruns. Il acquiesce.

« Il faudrait peut-être avertir les adultes, soupire-t-il. Ils s'inquiéteront de toute façon si on part un jour trop tôt.

— Non, mauvaise idée. Nous ne pouvons pas nous permettre que ma mère sache. Il faut trouver un mensonge qui les satisfasse.

— Tu es sûre ? insiste Marc en plissant les yeux.

— Nous n'avons pas le choix. »

Il hausse les épaules.

« Si tu le dis. Mais j'ai franchement pas d'idée pour expliquer qu'on parte si vite.

— On pourrait utiliser mon excuse, proposé-je alors avec hésitation, leur dire que Shīzi a eu ses chatons.

— Papa voudra venir les voir, objecte Marc après quelques secondes de réflexion.

— On lui dira qu'elle a besoin de calme et que ça ferait trop de changements.

— Iris a raison, appuie Amyltariaea, et de toute façon nous n'avons pas le choix. »

Marc hausse à nouveau les épaules, peu convaincu, mais ne proteste pas plus. Il observe Amyltariaea, l'air inquiet.

« Personne ne risque de te reconnaître, dans ta ville ? Si ta mère est liée au parti des Réformateurs ou je sais plus quoi...

— Les Précurseurs.

— Voilà. Il y a pas mal de gens qui te connaissent, non ? »

Elle lui rend son regard, troublée. Elle semblait avoir tout prévu ; visiblement, certains détails lui ont échappé. Espérons que ce sera le seul.

« Peut-être, oui.

— On ne peut pas te cacher ?

— Me cacher... Oui, cela pourrait être une bonne idée, admet-elle après une hésitation. Personne ne vous repèrera, Iris et toi. Il y a plus d'un million d'habitants à Aritam. »

Elle fait les cent pas dans la chambre, pensive.

« Iris, rappelle-moi ton identité.

— Amyltciutrb, je viens de la ville de Crilay, j'apprends le métier de fabricante de vêtements et je vais à Aritam pour rejoindre mon enseignante qui effectue une livraison, récité-je aussitôt – elle nous l'a fait apprendre des centaines de fois.

— Nous allons garder cela. Comme je vous l'ai dit, sur la terre ferme, mon dahilazrdja peut prendre l'apparence d'un vrai vélo. Tu l'utiliseras en transportant des vêtements dans la remorque, et je me cacherai dedans. Tu diras que tu fais une part de la livraison pour ton apprentissage. Au cas où on nous surprenne, je serai Amyltciulea, nous serons liées. »

Je fronce les sourcils.

« Liées ?

— Nous sommes... désignées pour être amies, en quelque sorte.

— Comment ça ? »

Elle soupire.

« Je vous avais déjà expliqué que chaque enfant était adopté. Jusqu'à quatre ans terriens environ, nous sommes élevés ensemble, une cinquantaine d'enfants du même groupe d'âge. Ceux qui nous éduquent choisissent un autre enfant avec lequel nous sommes liés, et l'amitié entre nous est encouragée. Expliquer que nous sommes liées justifiera que nous sommes ensemble.

— Et Marc, il est quoi là-dedans ? Mon frère ?

— Impossible, il y a un écart d'âge fixe entre frère et sœur, environ sept ans et demi. Je trouverai une solution pour expliquer sa présence, passons à la suite.

— Vraiment une planète de fachos, grommelle Marc. C'est une situation courante ? Le fait qu'une apprentie livre des vêtements à vélo, je veux dire.

— Assez, oui. Il y a trois livraisons par an. La dernière est la plus importante, c'est la seule pendant laquelle des vêtements taille adultes sont livrés. Et elle a lieu à la fin du mois de Uvvalk, le vingt-et-unième mois, c'est-à-dire maintenant.

— Attends, vous avez combien de mois ?

— Vingt-six jours dans un mois, vingt-six mois dans un an. Ça se retient facilement.

— OK, une planète de fachos et une secte d'adorateurs du nombre vingt-six. De mieux en mieux. »

Je note malgré moi l'utilisation du ça. Amyltariaea parle d'une façon très... stricte, sans abréviation, en respectant toutes les règles de grammaire comme si elle les avait apprises dans un livre. Est-ce qu'elle commence à s'habituer à la langue ? Je secoue intérieurement la tête. Ce n'est pas le moment.

« Au fait, interviens-je. Si j'en crois notre super plan, Amyltariaea fait diversion en se faisant passer pour Lya qui s'est enfuie et, pendant ce temps, Marc et moi on libère réellement Lya. Bon. Mais si jamais ils se méfient ? Ils pourraient juste vérifier dans la prison, voir qu'elle est toujours là et comprendre qu'on est ici... »

Amyltariaea grimace.

« Ce que nous avions prévu ne tient plus, maintenant que nous devonspartir plus tôt...

— On peut presque tout garder, riposte Marc en levant les yeux au ciel. Puisqu'on n'a pas les somnifères, on ne peut pas endormir les gardes comme on avait prévu. Mais tu pourras entrer quand même. Tu l'as dit toi-même, ils ne connaissent rien à ta mission. Tu leur diras de ne pas quitter leur poste, qu'il y a urgence, et tu délivreras Lya.

— Ma mère garde en permanence la clé de la prison sur elle, rappelle-t-elle.

— Oui, et on avait déjà prévu ça. On garde cette partie du plan. Tu déclencheras les alarmes, ça lancera la procédure d'urgence et les portes pourront s'ouvrir avec les badges des gardes, et tu en as un sur toi. Tu pourras ouvrir la prison. Les gardes iront tous vers toi puisque tu seras la source des alarmes, tu t'enfuiras pour les attirer dehors.

— Et ensuite ? protesté-je. Comment elle s'en sortira face à ses parents, plus les gardes ?

— C'est pour ça que je pensais que les somnifères étaient indispensables, réplique-t-elle. Déjà, j'ai peu de chances d'échapper à mes parents, mais là... »

Il jette un regard à sa montre – dix-neuf heures. Nous avons reçu le mot il y a une heure.

« Pas le temps d'hésiter, lance-t-il. On verra là-bas. »

Il tente de présenter un visage impassible, mais ses lèvres tremblent. On verra là-bas – il ne le pense pas. Si, pour sauver Lya, il doit laisser Amyltariaea se débrouiller seule face à ses parents et quinze soldats surentraînés, il le fera. Même si elle risque sa vie pour nous. Je ne peux pas l'accepter. S'il veut l'abandonner, je l'en empêcherai.

« Est-ce qu'on a un moyen de prévenir Lya ? demandé-je. Elle risque de paniquer quand elle te verra, Amyltariaea.

— Et s'ils... s'ils lisent dans ses pensées et comprennent ce qu'on veut faire ? objecte aussitôt Marc. Ou s'ils interceptent le message ?

— Nous pouvons l'écrire dans une langue qu'ils ne parlent pas. L'anglais, par exemple.

— Tiens, d'ailleurs... » marmonne mon frère, les sourcils froncés. Mais il s'interrompt aussitôt et reprend : « OK, mais s'ils lisent dans ses pensées ?

— Ce n'est pas facile pour ma mère. Il faut qu'elle fasse venir des possesseurs d'une F. C. des Pensées. En général, elle utilise des détenus, car elle se méfie de ses collègues. Mais ce n'est pas... totalement légal. Elle ne peut pas le faire aussi fréquemment. De plus, je pense que votre sœur sera capable de résister si ma mère tente à nouveau. Si ç'a été aussi facile la première fois, c'est parce qu'elle ne s'y attendait pas du tout.

— D'accord, il y a peu de chances. Mais il y en a. Et honnêtement, qu'elle le sache ou non, ça ne changera pas grand-chose. Alors pourquoi on devrait la prévenir ?

— OK, soupiré-je, on la prévient pas.

— Si, tu as raison. Votre sœur pourra nous aider, pour la dernière étape. »

Marc hausse les sourcils.

« La dernière étape... celle dont tu ne veux pas nous parler, c'est bien ça ?

— Je n'ai pas tous les détails en tête. Je vous dirai ensuite.

— Bon. Donc tu penses qu'elle nous sera utile ?

— Nécessaire, même. Et comme disait Iris, si j'arrive sans prévenir, Lya risque de paniquer. Je ne suis même pas sûre qu'elle sache que je lui ressemble autant. Elle alertera sûrement les gardes, ou elle essaiera de s'en prendre à moi.

— Dans ce cas, faisons-le », cède Marc.

Un quart d'heure, quelques disputes et beaucoup de brouillons plus tard, je tends notre message définitif à Amyltariaea.


C'est nous. J'ai bien reçu tes communications. « L'autre » est avec nous. On va t'aider, que tu le veuilles ou non. Elle va te libérer puis nous deux on te rejoindra. On arrive. Tout va bien se passer.


« Je vais le traduire, annonce-t-elle.

— Non, vaut mieux que je le fasse, refusé-je en lui reprenant le mot, elle se méfiera si elle connaît pas l'écriture. Marc, tu peux aller sur Google Traduction ? »

Sous la dictée de mon frère, je rédige le message en anglais. Amyltariaea s'en empare, le presse un instant entre ses doigts, puis ouvre notre fenêtre. Une vague de chaleur nous parvient de l'extérieur. Le soleil brille encore ; tout autour de nous montent des rires, des éclats de voix, des bruits de vaisselle et de bouteille qu'on débouche pour l'apéritif. Elle lâche le papier dans l'air du soir. Pendant une trentaine de secondes, aucun de nous ne dit un mot. Nous regardons la missive s'envoler, emportée par la brise qui ballote nos espoirs. Je réalise qu'il va atteindre le soleil, qu'il va le dépasser, qu'il va aller bien plus loin encore. J'ai du mal à imaginer que ce soit possible. Quand Lya recevra-t-elle notre message ?

Le papier se réduit à un point. Un coup de vent et il disparaît, perdu entre les oiseaux. Amyltariaea referme sèchement la fenêtre.

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