Chapitre 10 - La maison vide (partie 2)
Je me détourne pour suivre Amyltariaea, qui m'entraîne dans le souterrain. Je me réjouis de retourner à l'air libre, ne serait-ce que pour quelques minutes : j'étouffe ici. Nous marchons pendant un quart d'heure. Elle ne me parle pas, mais vu le peu d'attention qu'elle prête à l'itinéraire que nous empruntons, elle doit penser plus à Ererakinalc qu'à trouver le bon chemin.
« Nous arrivons dans cinq minutes, m'informe-t-elle soudain en se tournant vers moi, une ride d'angoisse barrant son front. Ne fais pas de bruit. Il ne faut pas attirer leur attention.
— Tu es sûre que tu ne te trompes pas de chemin ?
— Je connais ces souterrains depuis que j'ai onze ans terriens. J'ai passé des heures à y jouer avec Amyltariaeb, même si ma mère n'aimait pas cela.
— Pourquoi ?
— Ce n'est pas utile, et perdre son temps est très mal vu ici. »
Évoquer son enfance semble détourner ses pensées d'Ererakinalc, mais je ne pense pas que cela lui remonte vraiment le moral. Jouer, une perte de temps ? Je tente de me mettre à sa place. De m'imaginer avoir grandi dans cet univers-prison. Revenir sur les lieux de son enfance – de son adolescence, plutôt – alors que tout a changé pour elle, cela doit être tellement étrange... Elle se retourne et accélère, ses cheveux volant derrière elle.
« Amyltariaea... Tu comptes faire quoi, après ?
— Après ? Tu veux dire, si on survit ?
— Si on meurt, je riposte d'un ton aussi détaché que si je parlais du menu de la cantine, la question ne se pose pas. Mais on va pas mourir. Alors ? Tu vas rester avec tes parents ou venir avec nous ? »
Un drôle de rire mélancolique secoue Amyltariaea.
« Tu parles comme si j'avais le choix... »
Je fronce les sourcils, avec l'impression désagréable de passer à côté de quelque chose d'important.
« Comment ça ?
— Je suis une hors-la-loi, ici. Une terroriste.
— Tu es leur fille !
— Penses-tu vraiment que cela change quelque chose ? »
Elle ne me regarde même pas secouer la tête. Elle semble loin, très loin, à des années-lumière de moi. Empêtrée dans je ne sais quels souvenirs.
« Nous ne sommes pas une famille, Iris », murmure-t-elle.
Je ne réponds rien. Je n'ai jamais su que dire dans ce genre de moment. J'ai l'impression que l'air autour de moi est saturé de mines, que le moindre de mes mouvements risque de tout faire exploser ; alors je reste immobile, silencieuse. Elle finit par poursuivre d'une voix douce, lointaine, comme si elle me racontait une histoire qui ne la concernait en rien :
« Quand je suis arrivée chez toi, c'est la première chose qui m'a frappée. Votre cohésion, votre... amour. »
Elle a hésité sur le terme, comme si elle se demandait s'il était approprié. Je me retiens de lui faire remarquer que lorsqu'elle est arrivée, Marc et moi avons tout fait pour la tenir à l'écart, ce qui n'est pas la preuve d'amour la plus éloquente au monde. Je l'observe chercher ses mots, bafouiller, comme une enfant tentant de traiter des concepts trop complexes. Je me sens mal pour elle. Elle poursuit, presque plus pour elle que pour moi désormais, comme si elle avait besoin de parler pour comprendre ce qu'elle ressent.
« C'est là que j'ai pris conscience que... qu'il me manquait quelque chose. Que ma vie n'était pas... n'était pas complète. Mes parents ne m'aiment pas et si je ne l'avais pas remarqué jusque-là, ou plutôt, si je ne m'en étais pas souciée, c'était parce que dans toutes les unités familiales, c'est pareil. »
Unités familiales ? Je me retiens de lui demander pourquoi elle emploie ce terme.
« Je te l'ai dit, nous ne sommes pas une famille, poursuit-elle comme si elle avait entendu la question que je n'ai pas formulée, nous sommes des êtres qui vivent ensemble par hasard. Tu pourrais me dire que c'est la même chose sur Terre, mais il y a une différence. Si un de tes parents était remplacé par un inconnu, cela changerait quelque chose pour toi. Tu ne pourrais pas l'accepter. Mais si ma mère ou mon père disparaissait, cela ne me rendrait même pas triste. »
Je réprime l'envie de lui faire observer que toutes les familles terriennes ne ressemblent pas, que certaines doivent bien valoir les « unités familiales » d'Az, que cinq pourcents des Français ont été victimes d'inceste. Je m'empêche également de rappeler que quelqu'un a déjà remplacé ma mère. Je ne sais pas quoi lui dire d'autre ; je n'ai jamais été douée dans ce genre de situation. Je me contente de la laisser poursuivre, espérant que mon silence inhabituel parlera à ma place.
« Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as d'avoir une vraie famille, Iris. De vivre avec des personnes qui t'aiment et que tu aimes. Chez nous... aimer est presque interdit. »
Elle se détourne pour mordiller sa mèche de cheveux.
« Désolée, ajoute-t-elle brusquement. Je dois t'ennuyer, ce n'est pas le moment. »
L'angoisse de dire quelque chose de stupide me coupe à nouveau la voix, mais cette fois je ne peux pas y céder. Sa culpabilité semble émaner d'elle en vagues qui me serrent le cœur.
« Non, tu ne m'embêtes pas, dis-je, la gorge serrée. C'est moi qui suis désolée. J'aurais pas dû poser cette question. Tu... T'as le droit de me parler de ce que tu veux, Amyltariaea. »
Je suis frappée par l'intensité ses yeux voilés de larmes. Son visage trahit un mélange détonnant de reconnaissance, de honte, de regrets et d'impuissance. Elle marmonne quelque chose qui ressemble à « merci » et se détourne.
Nous marchons en silence pendant quelques minutes. Mon envie de briser la tension par une idiotie forcit de minute en minute. Nos pas résonnent bruyamment sur le couloir de pierre tandis que je lutte pour rester silencieuse. Je n'ai jamais été douée pour me taire et respecter le silence des autres. Face à la tristesse, ma réaction naturelle est de me lancer dans n'importe quelle activité qui me permette de ne plus y penser.
« On arrive », dit-elle enfin alors que je commence à éprouver le besoin vital de parler.
Sa voix ne porte aucune trace de la discussion que nous venons d'avoir.
En effet, le couloir s'est élargi et dans une petite niche se trouve une échelle. Après l'avoir empruntée, nous débouchons à l'air libre, au milieu de la prairie violette. La maison grise se trouve à une centaine de mètres. Loin devant nous se dressent les immeubles gris d'Aritam.
« Ne bougez plus ! »
Je réprime un cri de terreur. Un soldat, tapi devant la trappe que nous venons de franchir, s'est dressé devant nous. Avant que j'aie pu faire quoi que ce soit, Amyltariaea lève sa main droite, celle à laquelle elle a attaché le bracelet, et fixe le garde en fronçant les sourcils. Il s'immobilise. Je la sens se tendre. Le garde se retourne, comme s'il ne nous avait pas vues, et se dirige vers la ville.
Mon cœur bat à grands coups dans ma poitrine alors que je le regarde s'éloigner. Ce bracelet permet de copier des F. P... Y a-t-il vraiment des Azans capable de forcer les autres à se plier à leur volonté, aussi facilement que ça ? Serrant les dents, je me recentre sur l'urgence.
Nous nous approchons de la maison. Elle n'est pourvue que d'une fenêtre, une ouverture carrée sans fantaisie dissimulée par une couche de béton ; je ne la remarque que parce qu'Amyltariaea me l'a indiquée. Elle se trouve à côté de la porte, nous fixant comme un œil unique, dur et froid, au milieu du béton gris.
« Tout le monde en a une comme ça ? interrogé-je Amyltariaea en observant avec attention les deux étages de béton.
— Non, seulement ceux qui ont l'autorisation, réplique-t-elle en passant son doigt sur un lecteur près de la porte avec un regard qui m'indique de battre mon record personnel de silence, et c'est plutôt rare. Il faut avoir servi le gouvernement très fidèlement. »
Un rictus de mépris tord ses lèvres. À mon avis, servir le gouvernement très fidèlement se traduit par fomenter des plans foireux qui ne tiennent pas forcément compte des droits de l'enfant ou d'autres futilités de ce genre.
Amyltariaea ouvre la porte de la maison grise, et nous entrons dans une pièce sombre, de la même couleur. Sur chaque mur, des portes plus claires se détachent. Celle que nous venons de franchir est exactement semblable aux autres, et il serait difficile de se repérer dans la pièce si l'une des portes n'était pas fermée par une barre de métal.
« Cette porte est un autre accès aux souterrains, m'explique Amyltariaea en la désignant, elle s'ouvre sur un couloir proche de la prison de Lya. Cherche au rez-de-chaussée, la porte à droite. Je m'occupe de l'étage, à gauche. Nous nous retrouvons dans une demi-heure, même si nous n'avons rien trouvé. » Elle me fixe d'un air plus sérieux encore. « Si mes parents entrent ici, nous ne nous occupons pas de l'autre. Chacun pour soi, comme vous dites sur Terre. Nous sommes ici pour Ererakinalc – pour lui seul. M'as-tu comprise ?
— Ou... oui. » Je la fixe un instant, scrute son visage impassible, puis je détourne la tête. « Euh, d'accord. Très bien.
— Iris. Je ne dis pas ça par insensibilité, ou parce que je considère que ta vie vaut moins que la sienne.
— Je sais », mens-je sans la regarder.
Non, je ne sais pas, et le peu d'intérêt qu'Amyltariaea témoigne pour ma vie me blesse. Nous avons accepté de tout risquer pour Ererakinalc, tout ça pour qu'elle m'affirme qu'elle ne fera rien pour moi si ses parents me prennent en chasse ? Ne pourrait-elle pas au moins avoir la décence de faire semblant de se soucier de nous ?
« Je veux dire... Je veux dire que si Ererakinalc se faisait attraper par eux, reprend-elle, ce serait terrible. C'est le plus grand chercheur de sa génération, Iris ! »
Je la fixe stupidement, soulagée par la sincérité que traduit son regard. Quel intérêt aurait-elle à mentir ? Elle aurait simplement pu ne rien me dire. Je veux bien croire que, si Ererakinalc était capturé, cela affecterait bien plus que ma famille. J'attends qu'elle développe.
« Courage », se contente-t-elle de murmurer en effleurant la porte d'entrée, qui se verrouille dans un claquement.
Puis elle disparaît par celle qui mène à l'étage. Je respire un grand coup et entre dans la partie qui m'est réservée.
Je m'attendais à un couloir, ou à une enfilade de pièces ; je me retrouve sur le seuil d'une grande salle aux murs gris. Juste à côté de moi se dresse une armoire et un banc à chaussures. L'armoire grince légèrement lorsque je l'ouvre ; elle ne contient que des manteaux. Je fouille le tout, en regardant même sous les semelles ou dans les doublures – même si je ne vois pas qui se donnerait la peine de cacher une corde –, mais ne trouve rien.
Sur le point de m'en détourner, je m'arrête brusquement. Ils sont comme nous, réalisé-je soudain. Ils mettent des chaussures, des manteaux. Ils sont sensibles au froid, à la douleur de marcher pieds nus. Ils sont humains... et ils veulent nous tuer – ou du moins nous capturer.
Cette dernière pensée m'arrache à ma contemplation et je me dirige vers quatre chaises au dossier droit, d'aspect inconfortable, placées devant quatre tables en métal, tournées vers un mur. Une tablette est posée sur chacune d'elles. L'avantage est que ces meubles sont vite fouillés – rien.
Je m'intéresse ensuite à quatre matelas surmontés d'une couverture grise. Je secoue les couvertures, tire les matelas – qu'est-ce qu'ils sont durs ! – avant de tout remettre en place, déçue par mon échec. Je remarque aussi quatre armoires en fer. La première contient une dizaine de vêtements rouges, qui sont à peu près de la taille d'un enfant de neuf ans ; ceux de la deuxième, plus grands, sont bleus ; les deux dernières sont remplies de vêtements jaunes, taille adulte. Mais pas de corde, même dans les poches des vêtements. Pas même de doublure ou d'autre artifice. Je me demande comment Amyltariaea faisait pour cacher ses bonbons à ses parents, puis je me souviens qu'il n'y a pas de bonbons sur Az.
Un grincement attire mon attention vers un coffre en métal dans un coin de la pièce. Une étiquette y est collée. Je la déchiffre avec facilité ; je suis bien consciente qu'elle n'est pas écrite en français, mais la langue que parle Amyltariaea est aussi naturelle pour moi que ma langue maternelle.
BARRES ALIMENTAIRES
Ration : 4/personne/jour
Ne pas ouvrir en dehors des horaires autorisés.
Ne pas forcer l'ouverture. Le coffre s'ouvrira de lui-même pendant les horaires autorisés.
Rempli à : 24,6%
Le coffre s'ouvre soudain alors que je suis penchée dessus ; son couvercle manque de me percuter mais je bondis en arrière. Des dizaines de barres alimentaires y sont entassées, répartie en cinq caissons ; quatre d'entre eux portent une étiquette indiquant le nom d'un des membres de la famille. Apparemment, le privilège d'avoir sa propre maison hors de la ville donne aussi celui de ne pas devoir réclamer des barres alimentaires dans un magasin. Je note toutefois qu'elles sont protégées par une paroi en plastique, qui m'empêche de me servir. Tout est contrôlé, ici. Je fixe les étiquettes et les noms dessus, intriguée : pourquoi se donner la peine de personnaliser les barres ? Ne sont-elles pas composées des mêmes éléments pour tout le monde ?
« Avertissement », lance une voix désincarnée, sans timbre et sans âge ; je ne parviens même pas à déterminer si elle est masculine ou féminine.
Elle semble provenir d'une personne à côté de moi au-dessus du coffre, mais il n'y a personne.
« Nombre de personnes composant l'unité familiale : quatre. Nombre de barres à retirer : quatre. Si un tiers est présent dans cette maison pour des raisons strictement relatives à ton travail, prévenir le Centre de distribution de la nourriture avant de prendre une ration supplémentaire. Avertissement. Nombre de personnes...
— Je sais, coupé-je en alorais.
— Est-tu accompagnée ?
— Il y a huit personnes avec moi. J'en informerai le Centre de distribution de la nourriture.
— Reçu. »
Un pan de la paroi de plastique se détache et une plaque métallique se soulève. Je prends les douze barres et trois des bouteilles d'eau qu'elle me présente et les mets dans la poche ample de mon sweat. La plaque s'abaisse, la paroi se remet en place et le coffre se referme.
J'examine enfin les trois derniers meubles : une douche, un lavabo et un siège de toilettes, le tout assez semblable à ce qu'on trouve sur Terre, même si les toilettes n'ont pas de rabat et la douche aucun rideau. Tout cela est visible de l'ensemble de la pièce. Bonjour l'intimité... Ces gens sont vraiment étranges, je le savais.
Je regarde dans le trou des toilettes et m'arrête un instant, m'assieds sur le siège inconfortable. D'après Amyltariaea, sa famille passe beaucoup de temps dans cette maison pour le travail de sa mère. J'essaie de l'imaginer dans cette pièce, avec ses parents et son petit frère, assise à son bureau en face d'une des tablettes, prenant quatre barres alimentaires dans le coffre, dormant sur les matelas, utilisant la salle de bains, et... et quoi ? Que font les Azans en-dehors de ce qui est obligatoire ?
Je secoue la tête et examine la douche, sans résultat. Je m'apprête à m'en aller lorsque j'aperçois une poignée minuscule sous le lavabo. Je la tire violemment et deux bouteilles tombent d'un petit rangement. C'est tout. Pas de corde.
Un grognement de frustration m'échappe ; il semble résonner dans la maison entière. Je me mords la lèvre et remets les bouteilles en place.
C'est alors que j'entends un bruit qui fait se dresser mes cheveux sur ma tête.
Des pas.
Des pas trop pesants pour être ceux d'Amyltariaea.
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