Chapitre 10 - La maison vide (partie 1)
« La notion même de famille serait injuste. Pourquoi certains auraient-ils la chance d'avoir une enfance heureuse, au sein d'une famille aimante, tandis que d'autres se retrouveraient confrontés dès leur plus jeune âge aux pires vices de l'humanité ?
La chose est rare en ce livre, mais je ne contrerai pas cette idée. Les familles de l'Après seront peut-être meilleures... qui sait ? »
— Auteur inconnu, À quoi bon ? Florilège des idées de l'Après, date inconnue
LA ZYCARFA S'IMMOBILISE, son regard aveugle plongé dans le gouffre. Derrière elle, Lya se relève, haletante. Mes yeux ne distinguent pas l'expression de son visage. Elle s'avance sans bruit dans le dos de la bête et la pousse brusquement en avant. La zycarfa semble figée quelques instants, puis elle bascule et chute dans le gouffre. Lya se laisse tomber au sol.
Dans une zone inconnue de mon cerveau, quelque chose déclenche le mouvement de mes pieds et de mes jambes, qui s'avancent avec lenteur vers l'endroit où se trouve Lya. Elles dépassent son corps frêle et tremblant pour s'arrêter devant le précipice. Ma tête s'abaisse et mes yeux fixent ses profondeurs. Ils ne voient ni la bête, ni Ererakinalc.
Et s'ils ne les voient pas, c'est qu'ils ne sont pas là, n'est-ce pas ?
Cette question réduit à néant les digues qui contenaient mes émotions. Si, ils sont là. Ererakinalc a sauté dans ce gouffre et ma sœur en a profité pour y pousser la zycarfa. Ils sont là, c'est vrai, c'est réel. Ils vont mourir, s'ils ne sont pas déjà morts. Ererakinalc va mourir.
Je ne peux rien faire.
Mais pourtant... Je ressens cette étrange impression que quelque chose vous échappe, qu'un détail crucial vous manque. Des images de ma course-poursuite avec la première zycarfa me reviennent en mémoire, sans que je sache pourquoi.
Je n'ose rien regarder. Ni le gouffre ni Lya ni nulle part ailleurs. Ererakinalc s'est sacrifié pour nous. Je n'ai pas réussi à me débarrasser de la zycarfa à temps, ni ensuite à l'entraîner au loin. Et je me disais que je valais mieux que Lya, que ma sœur était faible... Non. Non.
Ererakinalc ne peut pas être mort.
Comme en réponse à ma pensée, un choc violent, puissant, ébranle les profondeurs du précipice, son écho se répercutant jusqu'en haut. Lya et moi sursautons.
« C'est... c'est lui ? demandé-je d'une voix tremblante, incapable de me contenir. C'est lui ou le monstre ? Il n'est pas tombé, hein ?
— Tais-toi », réplique sèchement Lya.
Je n'ose plus rien répondre. Lya attend quelques instants encore, puis elle se tourne vers moi.
« Combien de temps entre le moment où j'ai poussé la zycarfa et celui où on a entendu le choc ? »
Sa question est formulée d'une manière si détachée que je lutte pour en comprendre le sens.
« Je... je ne sais pas.
— Beaucoup trop, non ? insiste-t-elle. Une chute libre n'est pas censée être aussi longue.
— Mais donc, tu penses que c'est lui ?
— Avec les frottements, la zycarfa devrait tomber plus vite. Mais la différence est faible.
— Donc... ? »
Lya hausse les épaules.
« Je n'en sais rien, Iris. Pas plus que toi.
— Il... Il t'avait demandé de la pousser quand il aurait sauté, ou tu... ?
— Il espérait qu'elle le suive, à cause de ce bracelet qu'il avait au poignet, je crois... J'ai pas tout compris.
— Quel bracelet ? »
Elle désigne le sol d'un geste vague de la main.
« Il le portait au poignet, mais il est tombé quelque part par là. »
Je ramasse en effet, à l'endroit qu'elle désigne, une chaîne dorée sans autre artifice que les maillons qui la constituent. L'un d'eux s'est brisé.
« C'est ça qui devait faire tomber la zycarfa ? demandé-je, incrédule.
— Oui, il comptait sur je ne sais quoi lié à ce stupide bracelet. Mais elle ne l'a pas suivi. Alors je l'ai poussée. Je n'ai rien fait de mal », ajoute-t-elle, sur la défensive.
Le silence retombe. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi nous sommes ici, tranquillement assises devant le gouffre où Ererakinalc s'est jeté. N'avons-nous rien de mieux à faire ? Lya observe l'abîme comme s'il s'agissait d'une énigme à résoudre. Je l'entends faire des calculs à mi-voix. C'est surréaliste. Nous devons agir, pas rester ici à méditer sur la durée de sa chute... mais agir pour faire quoi ? Nous ne pouvons plus rien faire, c'est trop tard.
Un étrange pressentiment me tiraille toujours. J'ai oublié quelque chose de crucial, je le sens. Je dois m'en souvenir ! Des souvenirs remontent à ma mémoire : la zycarfa me tirant de l'eau où je me noyais et tentant de me ranimer ; me poussant vers le gouffre d'un geste aussi lent qu'assuré... Il y a un lien. Je dois juste le trouver.
Une idée me traverse soudain, mais je n'ai pas le temps de la saisir ; une voix hurle nos noms. Celle de mon frère.
« Marc ! hurlé-je en retour, faisant sursauter Lya. On est près du gouffre ! »
La réponse de mon frère est inintelligible, mais des pas précipités se font entendre. Quelques instants plus tard, Marc surgit devant nous, le visage écarlate et si luisant de sueur que j'ai l'impression de la sentir, à trois mètres de lui. Lya se lève et je l'imite.
« Iris, Lya... Amyltariaea arrive... on savait pas... où vous étiez... alors comme... elle est plus endurante... elle est allée à l'arbre et moi... et moi ici... elle nous rejoindra bientôt. Vous vous en... êtes sortis ?
— Non, réponds-je d'une voix basse.
— Mais... où est la zycarfa ? Et Ererakinalc ? »
Les yeux de mon frère vont de nous au gouffre et s'écarquillent lorsqu'il réalise.
« Il... Il... Il est tombé ?
— Il a sauté, lâche Lya. J'ai poussé la zycarfa derrière lui. »
Incapable de prononcer une phrase de plus, il nous fixe d'un air estomaqué, reprenant peu à peu sa respiration. L'incompréhension qui se lit sur son visage me ramène à ma certitude : Ererakinalc est vivant.
Et, soudain, je comprends tout. Les actions du monstre et celles d'Ererakinalc.
« Il ne va pas mourir », lâché-je doucement.
Marc me fixe comme une enfant qui se berce d'illusions. Ce que nous sommes tous les deux, d'une certaine manière.
« Tout à l'heure, j'ai failli me noyer, développé-je. La zycarfa m'a sauvé la vie, elle m'a repêchée et puis elle m'a ranimée. Elle ne voulait pas ma mort. Elle voulait que je reste en vie, même. Et plus tard, elle m'a poussée dans le gouffre. Comment vous expliquez ça ?
— Elle était peut-être juste stupide, avance Marc. Ou elle a changé d'avis. Elle aurait pu penser que, sinon, tu lui échapperais.
— Elle a peut-être raison, intervient Lya. Sa chute, ou celle du monstre, a duré trop longtemps. Peut-être que quelque chose les a ralentis en bas.
— Il y a cela dans le gouffre, oui », assure derrière nous la voix d'Amyltariaea.
Nous nous retournons vers elle ; légèrement essoufflée, elle nous dévisage tour à tour. Le sourire sur ses lèvres se fane alors qu'elle constate l'absence d'Ererakinalc.
« Que s'est-il passé ? demande-t-elle.
— Ererakinalc a sauté, répond Lya sans ménagement. Pour que la zycarfa saute aussi. »
Amyltariaea se fige. Ses yeux s'écarquillent lentement et je me fais la remarque absurde que ses expressions faciales pourraient être comiques si la cause n'en était pas ce qu'elle est. J'ouvre la bouche, mais ne trouve rien à dire.
« Tu disais quoi sur le gouffre ? ajoute précipitamment Lya. Que la chute était ralentie ? »
Amyltariaea la fixe quelques instants sans sembler savoir comment faire pour parler, puis elle répond d'une voix ferme :
« C'est cela. Ma mère veut que ceux qui y tombent survivent, pour pouvoir les interroger.
— Moi qui pensais que c'était par pure charité... glisse Marc d'un ton ironique qui convient mal à la situation.
— C'est pourquoi elle a modifié la gravité au fond du précipice, ajoute Amyltariaea sans tenir compte de son intervention. Ainsi, ceux qui tombent ne meurent pas, mais se blessent trop gravement pour pouvoir s'enfuir. »
Un léger silence suit ses paroles ; je peine à réaliser ce qu'elles impliquent.
« Donc Ererakinalc... n'est pas mort ?
— Non. Il intrigue beaucoup trop ma mère pour qu'elle prenne le risque de le tuer. Depuis plusieurs années, elle tente de le trouver. Le système fonctionnera comme d'habitude. Il doit être sévèrement blessé, mais il n'est pas mort. Je pense qu'il le savait au moment de sauter. »
Son ton détaché contraste avec la stupéfaction terrifiée que nous lisions sur son visage quelques instants plus tôt. Je ne peux m'empêcher de me sentir mal à l'aise à l'idée qu'elle envisage aussi froidement la mort d'Ererakinalc.
« Il faut qu'on aille le chercher, alors, ajouté-je après un autre silence, s'il n'est pas capable de s'en aller tout seul.
— Tu as raison, approuve Amyltariaea, puis elle semble hésiter et se tourne vers Lya, qui lui renvoie un regard inexpressif. Quand... Quand tu disais qu'il avait sauté pour que la zycarfa saute à son tour, pourquoi espérait-il qu'elle le fasse ?
— Il portait une sorte de bracelet. Ça lui a permis de nous immobiliser, puis il a sauté, mais le bracelet s'était détaché. Iris l'a ramassé. »
Je montre la chaîne dorée à Amyltariaea, qui l'étudie avec surprise.
« C'est un bracelet copieur, lâche-t-elle en le soulevant pour l'observer plus attentivement. Il permet d'imiter une F. P. Regardez ici. »
Elle désigne un maillon de la chaîne ; à l'intérieur du disque qu'il forme est coincée une petite boule de plastique gris.
« On stocke ici une sorte d'"énergie" correspondant à la faculté. Ainsi, n'importe qui qui sait comment l'utiliser peut faire usage des pouvoirs qui y sont liés. Qu'avez-vous ressenti lorsqu'il vous a immobilisées ? »
Je bafouille pour trouver mes mots, incapable d'ordonner mes idées.
« L'impression d'une contrainte intérieure plus qu'extérieure, me coupe Lya.
— Donc il doit avoir stocké ici au moins une F. P. des Objets et deux des Pensées. Je ne sais pas comment il y a eu accès ; ce genre de technologie est très rare. »
Marc se penche vers Lya et lui murmure quelque chose à l'oreille. Amyltariaea fronce les sourcils, toujours perturbée par ce mystère.
« On en discutera après, non ? la recentré-je.
— Oui. Nous devrions aller chercher des cordes dans la maison de mes parents. » Elle hésite, fixe nerveusement ses mains. « Nous risquerions beaucoup. Vous... Nous vous avons assez fait de mal comme cela. Si vous voulez partir maintenant, réfugiez-vous dans la cabane d'Ererakinalc. Je vous rejoindrai si je parviens à le délivrer. Sinon, il fréquentait d'autres personnes, qui pourront vous faire quitter Az quand elles se rendront chez lui. Si vous voulez partir, je comprendrai, et lui aussi. »
Elle évite notre regard, gênée, presque honteuse. Je n'ai aucune envie d'abandonner Ererakinalc, mais si Marc et Lya le veulent, pourrai-je vraiment rester ? Je sais bien qu'ils ne partiraient pas sans moi. Nous avons tous failli mourir, ou – si Amylokirlia ne veut pas notre mort – capturés par une femme qui a forcé ses enfants à briser la vie d'autres enfants. Nous nous en sommes sortis une fois, faut-il vraiment tenter le sort ? Ai-je le droit de risquer ma vie si cela implique de risquer la leur ? N'est-ce pas de l'égoïsme ? Mais partir sans Ererakinalc, alors qu'il s'est sacrifié pour nous, ce n'est pas que ce que j'appellerais une décision altruiste.
Marc capte mon regard. Ses yeux sont écarquillés, pleins de terreur.
« La dernière fois... » rappelle-t-il, sans en dire plus pour qu'Amyltariaea et Lya ne comprennent pas.
Oui, quinze minutes après la dernière fois que je lui ai demandé de ne pas trahir Amyltariaea, celle-ci pointait son pistolet sur sa poitrine. Mais ce n'était qu'un leurre. Je secoue discrètement la tête pour qu'il comprenne que ce n'est pas un argument.
« On... Je reste, soufflé-je. Je ne peux pas... Il a sauté dans ce gouffre pour nous, bordel. »
Lya pince les lèvres, mais ne répond rien, le regard rivé sur Marc. Mon frère a baissé les yeux vers le sol de pierre, les traits tordus par l'indécision. Pourtant, lorsqu'il parle sans même relever la tête, sa voix paraît assurée.
« Je suis d'accord. On va chercher Ererakinalc, ensuite on s'en va. »
Lya hoche la tête sans un mot. Amyltariaea relève les yeux. Elle tente de masquer ses émotions, mais n'y parvient pas aussi bien qu'hier, quand elle tentait de nous faire croire qu'elle nous avait trahis. Ses mains tremblent, ses yeux sont légèrement humides et elle mordille sans sembler le remarquer une mèche de ses cheveux noirs. Elle acquiesce à son tour et, d'un ton factuel, nous expose la situation :
« Il est inutile d'aller chercher les cordes à quatre, nous nous ferions repérer trop vite. Je propose d'y aller avec l'un d'entre vous, pendant que les autres restent ici.
— Tu es sûre que c'est une bonne idée de se séparer ? s'inquiète aussitôt Marc.
— Je suis sûre qu'à quatre, on aura bien plus de mal à se cacher ou à s'enfuir si mes parents arrivent. Et nous avons déjà établi qu'on ne les affronterait pas.
— Oui, tu as raison, s'interpose Lya. Tu devrais y aller avec Iris.
— Non, je ne... » commence aussitôt Marc.
Un regard tranchant de Lya le réduit au silence. Je les fixe, intriguée, me demandant ce qu'ils ont à cacher, mais déjà ma sœur se justifie :
« Iris est plus réactive que toi, Marc. Et dans l'état dans lequel je suis physiquement, mieux vaut ne pas compter sur moi. Elles s'en sortiront très bien. Et tu n'es pas le père d'Iris.
— Je sais ! »
Mon frère écarte les mains, reconnaissant sa défaite, et détache sa montre de son poignet. Il me la tend, puis fouille dans sa poche jusqu'à trouver un mouchoir dans lequel se trouve la dernière des baies qui augmentaient nos perceptions sensorielles. Elle est un peu écrasée, mais très bien préservée si on tient compte de ce qu'elle a vécu depuis que nous l'avons arrachée à son buisson. J'empoche la baie et passe la montre à mon poignet.
« Si vous n'êtes pas revenus dans une heure, on part à votre recherche, décrète Marc.
— Comment tu mesureras une heure ? Tu viens de me passer ta montre.
— Euh...
— Peu importe, coupe Lya. On verra bien si vous êtes trop longues. Pour l'instant, inutile de traîner. »
Amyltariaea acquiesce et sort le pistolet de son sac à dos. La vue de l'arme tire une petite grimace à Lya et fait bondir Marc :
« Pourquoi tu t'en es pas servie contre la zycarfa ?
— Leur peau est invulnérable aux balles. J'aurais pu viser ses yeux, mais quand j'y ai pensé, elle était déjà aveugle.
— Ils n'ont pas de parties génitales ? demandé-je sans pouvoir me retenir. Ça doit pas être invulnérable, ce genre de machins...
— Les zycarfa sont créées génétiquement, et elles ne sont pas faites pour se reproduire, donc non, elles n'ont pas de parties génitales. Si tu veux en reparler, je t'expliquerai volontiers les lois qui régissent leur conception, mais pour l'instant, je pense que nous devrions nous concentrer sur les problèmes urgents. »
Amyltariaea se tourne vers Marc et Lya et leur tend le pistolet. Le premier tente de dissimuler un mouvement de recul ; c'est donc ma sœur qui s'empare de l'arme.
« Il s'agit d'un modèle basique. Vous abaissez le cran de sécurité qui se trouve ici, vous le tenez à deux mains, vous le pointez droit vers ce que vous voulez toucher, vous pressez doucement la détente et la balle part. Étant donné qu'aucun de vous n'a suivi de leçon de tir, vous ne toucherez probablement rien, mais cela pourra toujours effrayer une zycarfa de classe E.
— D'accord », dit lentement Lya.
Entre ses mains, le pistolet semble plus grand, encombrant, pas vraiment à sa place.
« Allons-y », ordonne Amyltariaea en nouant distraitement le bracelet doré à son poignet.
Je hoche distraitement la tête. Lya m'adresse une grimace qu'elle tente de transformer en sourire. Marc ne peut s'empêcher de me fixer d'un air angoissé.
« Allez, à plus, lancé-je d'un ton léger. Et la prochaine fois qu'il faut faire les courses, c'est pas moi qui m'y colle. »
Lya lève les yeux au ciel.
« Fais pas de conneries », recommande-t-elle.
La douceur dans sa voix est inhabituelle. La gorge nouée, j'acquiesce à nouveau.
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