Chapitre 10 - Impossible (partie 2)
Il faut que vous m'écoutiez.
Je vous expliquerai comment j'ai pu vous contacter ensuite, mais écoutez-moi, s'il vous plaît. Iris... C'est toi, n'est-ce pas ? Oui, c'est toi. Écoute-moi.
Je... Je ne sais pas par quoi commencer. Je savais, avant. Les choses avaient un début et une fin, tout était ordonné. Bien sûr, il y avait des choses qui ne s'exprimaient pas avec des mots, mais ce n'était pas comparable. Maintenant, ce n'est pas que les mots n'existent pas : c'est qu'ils se dérobent, ils glissent comme des anguilles et soudain se retournent et me forcent à les regarder en face. Alors ils me font peur, je ne veux plus les voir et c'est mon tour de fuir. Ils m'échappent ou se pressent autour de moi et je ne sais pas lesquels choisir. Je ne sais plus comment formuler les choses.
Ça me tue à petit feu, tout ça. J'aimerais avoir encore la force de lutter – à ce stade, il s'agit plus de force que de courage –, mais je me sens partir, je sens ma résolution s'effriter, ma volonté me fuir à chaque fois que la porte s'ouvre. Je sens mon esprit s'épuiser à oublier puis à tenter de reconstituer sans cesse ce qu'il a déjà découvert mille fois, sans but, sans repère. Le temps ne veut plus rien dire, les minutes pourraient être des secondes, les années des heures, qu'en sais-je ?
Je crois que c'est sa faute. Que c'est elle qui m'a fait ça. Tout est bouleversé depuis, je ne retrouve plus rien, mes pensées m'encombrent, m'assaillent, m'étouffent. Depuis ce jour-là, oui – tiens, parlons de ce jour-là. C'est un début comme un autre.
Ils me posaient des questions. Est-ce que j'avais déjà forcé quelqu'un à agir d'une certaine façon, été témoin d'une scène étrange, su des choses que je n'aurais pas dû savoir... A chaque question, je répondais non. Non non non non. Je n'ai jamais forcé Iris à me dire où elle avait caché mon livre de maths de quatrième. Je n'ai jamais découvert tout ce que Papa refusait que je sache sur Maman. Je n'ai jamais rien fait qui puisse vous intéresser, non. Je suis normale. Parfaitement normale. Je ne suis pas la bête de foire que vous semblez chercher.
Je sentais que c'était ce que je devais lui faire croire. Elle ne devait pas savoir. Si elle pensait qu'elle s'était trompée, elle me laisserait en paix, non ?
Non.
Elle a dû en avoir assez. Un jour, après un interrogatoire qui avait duré des heures, elle s'est brusquement esquivée, si brusquement que j'ai pensé qu'elle allait revenir et continuer avec ses questions. Je n'osais pas faire ce que je fais d'habitude pour me calmer, j'avais peur qu'elle me surprenne. Mais une heure a passé avant son retour. Il y avait deux filles avec elle. Leurs cheveux roux étaient longs, sales et mal coupés, leurs vêtements crasseux et déchirés. Elles portaient autour du cou un collier fin et métallique. La femme ne les menaçait pas, ne les retenait pas, pourtant il était évident qu'elles étaient prisonnières. La plus jeune avait mon âge...
À force de surprendre des conversations, j'avais compris que ces gens n'étaient pas comme nous, que nous ne venions même pas de la même planète. J'avais compris que je les intriguais, aussi, et leurs questions me laissaient penser qu'ils voulaient... m'utiliser. D'une façon ou d'une autre. Je ne pouvais pas les laisser faire. Ils auraient pu vous faire du mal avec moi. C'est pour cela que je refusais de répondre... Alors quand je les ai vues, j'ai pensé qu'elle allait me menacer de les torturer ou de les tuer si je ne parlais pas. Je me suis dit qu'il valait mieux que... que je la laisse les tuer... plutôt qu'elle sache ce que je pouvais faire. J'aurais aimé mourir à ce moment-là, oui... j'aurais voulu mourir.
Mais ce n'est pas ce qu'elle a fait. Si c'était mieux ou pire... mieux, je suppose.
La plus jeune des filles a croisé le regard de la femme. Elle n'a pas dit un mot, aucune d'elle ne parlait, mais elle semblait hésiter. Elle m'a montrée du doigt, incertaine, et à ce moment-là j'ai eu pitié d'elle.
« Tu sais ce que tu dois faire », a affirmé la femme d'une voix neutre.
Elle a baissé les yeux sans répondre. Elles ont tendu chacune une main vers moi et ont touché mes tempes, leurs ongles étaient longs et noirs. Elles ont fait la même chose avec la femme, un doigt sur chacun de nos fronts. Elles nous ont reliées et... et...
Et la femme est entrée dans mon esprit.
Je me suis toujours représenté le cerveau comme une petite pièce. La mienne était propre et rangée. Au centre trônait un bureau dégagé où j'aimais travailler ; des étagères derrière, à gauche et à droite, abritaient des souvenirs, des vieilles pensées, des décisions, des sentiments, des coins sombres dans lesquels je ne voulais plus rien voir et des zones de lumière cachées. Et juste en face du bureau, rien, une ouverture béante vers l'intérieur de mon esprit. J'aimais m'y laisser tomber, y dériver – non, pas exactement, pas dériver. Le hasard n'intervenait pas là-dedans. Je m'enfonçais, non, pas vraiment non plus. Il n'y a pas de mots. C'était mon espace. Jamais personne n'avait pu m'empêcher de m'y réfugier. Lorsque Maman est morte, cet espace était encore là. Je pensais qu'il me serait toujours acquis.
Mais ça n'a pas été le cas.
Les parois du bureau de mon esprit ont explosé, les étagères se sont effondrées dans un fracas de fin du monde. Et d'une certaine manière, c'était la fin d'un monde. Elle a fouillé partout, ouvert le moindre tiroir, soulevé chaque papier, exploré tous les recoins. Elle a découvert ce que je ne voulais pas qu'elle sache. Que je pouvais forcer des gens à me révéler des choses. Que je pouvais me glisser dans leur esprit, feuilleter les dossiers sur les étagères, me perdre dans leur monde intérieur, me pencher sur leur table de travail. Elle a découvert mes limites, la fatigue qui me saisissait aussitôt après et cette vulnérabilité ensuite, cette impression que j'étais fragile, minuscule, si facilement attaquable. Elle a découvert le risque que je pressentais : que les parois du bureau retrouvent soudain leur solidité. Que je sois à jamais enfermée dans l'esprit d'un autre. Elle a découvert tout cela alors que je ne l'avais jamais formulé consciemment, que je n'avais jamais admis que j'avais cette... faculté.
Elle ne s'est pas arrêtée là. Elle a creusé plus profondément encore. Elle a trouvé tant de choses, je ne veux plus y penser. Elle me connaît mieux que je ne me connais moi-même, désormais.
Elle a découvert les poèmes, aussi. Elle était dans mon esprit, je sentais ses émotions comme si c'était les miennes. Sa satisfaction, vive, brûlante, m'a inondée. C'était tellement étrange... Ce bonheur me faisait du bien, après ces jours passés à ruminer et à sentir l'espoir me fuir. Mais c'était une joie malsaine, une joie coupable. Un plaisir interdit. Tout dans mon corps se laissait aller à la réjouissance et moi je savais que cette réjouissance signifiait mon malheur. Quand elle a découvert l'autre, gravé dans le sol, « Je trahirai demain », une étrange nostalgie nous a envahies. De la colère aussi, je crois. Ça n'a pas duré longtemps, elle a vite couvert cela sous une indifférence impeccable. Je déteste ça... sentir ses émotions. Ça la rend humaine, ça me donne l'impression qu'elle est vulnérable, et elle ne l'est pas.
Puis elle s'est retirée. Elle m'a forcée à la regarder, m'a dévisagée longtemps. Enfin, elle s'est redressée et a fait signe aux jeunes filles de sortir. Elles sont parties sans croiser mon regard. La femme les a suivies, ses mains tremblaient.
Je suis restée seule, dans ma cellule obscure, recroquevillée au sol, incapable du moindre mouvement. Ma tête était en ruines. Tout était saccagé.
La surface de mon bureau, celle où je prenais toutes mes décisions, était rayée, balafrée. Les étagères, fracassées sur le sol, vomissaient en désordre leur contenu. Ma lumière recouverte de débris, mes ténèbres exposées à ma vue. Mais ce n'était pas le pire.
Le pire, c'était mon monde intérieur, l'endroit mystérieux où je me laissais dériver, où je m'enfonçais, peu importe – mon espace. Un amoncellement de débris, fait de morceaux d'étagère, de souvenirs désagréables, de pensées interdites, d'espoirs déçus, de détresse et de larmes, me bloquait le passage. Non seulement il était inaccessible, mais il n'avait plus rien d'un sanctuaire. Au-dessus, en-dessous, de tous les côtés, des yeux en disséquaient chaque recoin. Des yeux verts, luisant d'avidité, comme les siens. Plus jamais je ne serais en paix.
Il ne me restait plus rien. Mon dernier refuge avait été détruit.
Mieux ? Non, c'était pire. Si elle avait menacé de tuer les filles, elle n'aurait pas découvert tout ça. Et même si j'avais craqué, elle ne m'aurait pas détruite ainsi. Elle connaissait tout de moi, désormais.
L'homme a coulé du béton à l'emplacement des poèmes. J'ai enterré mes espoirs. J'ai lentement sombré dans mes pensées noires. Elles m'ont engluée, comme elles l'avaient fait au début de ma captivité mais en mille fois pire. Les souvenirs étaient une inondation et ma geôlière avait brisé les digues. J'ai été emportée, noyée, blessée dans les sombres courants. J'ai tout revu. Maman. L'accident. La piscine. La Chose. J'ai hurlé en silence, en silence pour leur cacher ma faiblesse. Je me suis repliée sur ma douleur.
Les images – mes pires souvenirs – continuaient à déferler. J'ai vu les filles. L'intrusion. Le viol de mon esprit. Je les ai vus et j'ai compris.
Compris que ç'aurait pu être bien pire.
Compris que j'ai résisté. J'ai résisté à son emprise. Je l'ai empêchée d'aller plus loin en moi, je l'ai repoussée, forcée à sortir. Elle n'a pas tout découvert et, dans la lutte, elle a laissé parmi les miennes, au milieu du désordre, une de ses pensées à elle. Un fil que j'ai déroulé. Jusqu'à comprendre...
Alors je me suis levée. J'ai marché dans ma cellule pour ranger mon esprit, recouvrir mon obscurité. J'ai marché longtemps. Je tournais en rond, certes, mais j'avais l'impression d'avancer pour la première fois. Je luttais contre ma terreur, contre mon envie de pleurer ou de hurler, contre l'oubli, contre tout ce qui pouvait m'empêcher d'atteindre mon but. J'ai reconstruit les étagères, ordonné les pensées, les émotions, les souvenirs, affronté les zones d'ombre, sans m'arrêter, sans jamais m'arrêter. Je me suis combattue moi-même. J'ai balayé le sol, nettoyé la surface du bureau, libéré l'accès à mon univers. Seuls restaient les yeux, qui observaient avec une attention clinique chaque étape de mon voyage intérieur. Je les ai ignorés.
Je me sentais mieux. Pas bien, loin de là, mais j'agissais, même si agir se limitait à guérir les blessures qu'elle m'avait infligées ou qu'elle avait rouvertes – ou, plutôt, à les empêcher de s'infecter. Elles ne sont pas guéries, bien sûr ; rien n'est définitif. Mais je préfère penser que tout va bien, pour l'instant.
Enfin, au bout de je ne sais combien de temps – cela m'a semblé des jours, mais ç'aurait tout aussi bien pu être quelques minutes –, j'ai quitté le bureau de mon esprit. J'ai réinvesti mon corps. J'ai mangé une des barres, bu un peu d'eau. Ça faisait du bien, ces gestes simples. J'ai respiré doucement. Je suis restée assise ainsi pendant cinq minutes et sept secondes, puis je me suis relevée et j'ai collé mon oreille à la porte. Mes geôliers discutaient.
« Comment fonctionne ta machine ? a voulu savoir l'homme, celui que j'avais vu en sortant de cet étrange bus, qui m'avait arrachée des bras de la Chose.
— Ce n'est pas une "machine", a tiqué la femme. Mais pourquoi cette question ?
— Je veux être capable de l'utiliser si tu n'es plus en mesure de communiquer avec Amyltariaea et Amyltariaeb. »
Sa voix était détachée, comme s'il se fichait que sa... complice ? compagne ? disparaisse. Cela n'a pas semblé la déranger.
« Il faut concentrer ta pensée sur ton destinataire, a-t-elle expliqué de sa voix éternellement neutre, puis écrire ce que tu as à lui dire, et jeter le papier dehors. J'ai installé un portail entre notre maison et la leur. Tout le monde peut communiquer ainsi, même sans F. C. des Objets, ou avec une capacité très faible comme la tienne.
— Et si la Terrienne savait que c'était possible ? s'est inquiété l'homme.
— Elle n'a pas de papier pour leur envoyer un mot. J'y ai veillé, crois-moi. Quant à l'autre moyen de communication, mon portail ne le rend pas possible et il demande une F. C. des Pensées. Les Terriens n'en ont pas.
— Même elle ? Ce n'est pas pour rien que... »
Elle a soupiré.
« Je généralise vite, certes. Ce que j'ai vu montre en effet qu'elle a une F. C. des Pensées, mais pas de ce type. Pénétrer dans l'esprit des autres et transmettre des messages, cela n'a rien à voir. J'ai calculé avec le test de Myyne la probabilité que sa F. C. des Pensées lui permette d'envoyer de tels messages, connaissant ses origines et la rareté de ce type. J'ai obtenu 0,001 %. Or seul un millième de ceux qui possèdent cette faculté peuvent l'utiliser d'une planète à l'autre – d'Alora à Belize, par exemple. Personne ou presque ne pourrait le faire jusqu'à la Terre, et elle encore moins. Cela exige une trop grande force mentale et une immense concentration. Nous n'avons aucun souci à nous faire. »
Je me suis reculée, j'en avais assez entendu. J'ai pensé à un livre sur les probabilités que j'avais lu, il y a quelques semaines. J'aime bien les mathématiques, même si je préfère de loin la physique. C'est plus clair, plus intéressant, les choses ont une utilité. Les mathématiques étaient bien plus obscures, et quand je demandais à mes professeurs à quoi cela servait de démontrer quelque chose d'évident, ils refusaient de répondre ; M. Cassouille me reprochait d'être trop bornée et condescendante. J'ai fini par me lasser, même si j'ai continué à étudier les mathématiques en-dehors des cours.
Non, je dois arrêter de digresser. Me souvenir du lycée, ça ne fera pas avancer les choses. Les mathématiques, donc. Les probabilités. Si vous tirez à l'arc, la probabilité que vous touchiez le centre exact de la cible – une zone réduite à un point sans épaisseur – est égale à zéro. Or la cible est composée uniquement de points que vous n'avez aucune chance d'atteindre. En mathématiques, l'impossible peut se produire.
Mais même en physique, la même chose se produit parfois. Prends une particule, avec une certaine énergie, dans un espace divisé en plusieurs zones. Suppose que l'une de ces zones exige que les particules qui s'y trouvent possèdent une certaine énergie, supérieure à celle de la particule. La marche d'un escalier, par exemple. En mécanique classique, la particule ne pourra jamais pénétrer dans cette zone. En mécanique quantique, il y a une chance, aussi faible soit-elle, qu'elle franchisse la limite. L'effet tunnel. La physique non plus ne bannit pas l'impossible.
Alors, moi, pourquoi l'aurais-je fait ?
Je me suis concentrée sur vous. Vous tous. Et l'impossible, ou le très improbable, s'est produit. C'est toi qui as répondu, Iris. Je suis désolée pour tout ce que tu as vu, tout ce que je t'ai montré. Les digressions et... le reste. Ce sont les pensées, tu sais, elles vont et viennent, imposent leur loi... Peu importe. Je suis presque certaine que tu m'entends.
Je suis tout aussi sûre qu'en ce moment même, vous vous préparez à aller ici. Je sais que vous trouverez un moyen. Tu es débrouillarde, Marc est astucieux... vous trouverez.
Vous ne devez pas le faire.
Écoute-moi, Iris. La porte va se rouvrir. Il faut que tu entendes avant...
Ne lui fais pas confiance. À l'autre. Elle n'est pas moi, elle a pris ma place. Ne lui fais pas confiance.
Iris, j'ai tellement peur. Je voudrais de l'aide, je voudrais que vous... Non !
Non, Iris, je n'ai pas pensé ça, tu... non, non. Ne venez pas. Vous vous ferez tuer et ça ne changera rien, il faut que vous vous protégiez. Je t'en supplie, Iris, prends la bonne décision. Ne venez pas. Je me débrouillerai seule, je n'ai pas besoin de vous. Écoute-moi ! Vous ne devez pas venir. Tu dois protéger Marc, Iris. Tu ne veux pas qu'il vive ce que j'ai vécu, si ?
Elle arrive, Iris, j'ai peur... je vais devoir m'en aller, avant que tu ne voies autre chose – non, ne pas penser à ça non plus.
Écoute-moi.
Pour la dernière fois.
Ne venez pas, toi et Marc. Elle...
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