Chapitre 1 - Le moindre détail (partie 2)
La nuit venue, je passe une bonne demi-heure à tenter de trouver le sens de ce qui m'est arrivé aujourd'hui. Lya a-t-elle vraiment déposé ce mot à notre fenêtre ? Nous avons dû nous tromper... Mais ensuite, où a disparu la silhouette ? Je l'ai à peine lâchée du regard ! Et le chat aux yeux noirs, dans l'impasse... Peut-être est-ce lui, le voleur de poisson. Et puis, qu'est-ce que ça peut me faire ? Il faut que je dorme. Cet imbécile de Papi tient à ce qu'on prenne des cours de piscine – je sais nager depuis mes cinq ans, mais ça ne lui fait rien –, Marc et moi devons donc être en forme pour embêter les moniteurs. Il en va de notre honneur. Oui, il faut que je dorme...
Je suis épuisée, nous avons passé la journée à nous précipiter. Je me rappelle Papa crier qu'on est en retard à peine levé, le petit-déjeuner avalé en quatrième vitesse, les bagages terminés n'importe comment, la précipitation dans les couloirs du métro, la ruée vers les panneaux d'affichage à la gare Marseille Saint-Charles, la confusion au moment de monter dans le train, notre erreur lors du changement à Paris, le TER qui serait parti sans nous une minute plus tard, les clés récupérées chez un cousin de Mamie qui avait oublié notre venue, les commentaires grincheux de Papi, ma course pour rattraper Lya, l'inquiétude de Marc, le chat...
Ce rythme effréné ralentit enfin après le repas. Je me revois ensuite aller me coucher, chahuter avec Marc. Désormais une route s'étend sous mes pieds, elle me semble étrange, immatérielle... je mets un moment à comprendre que je suis dans le ciel... je vole... je vole au-dessus des nuages, au-dessus de tout. Marc danse à côté de moi, mon amie Élia est là aussi... elle a un drôle de chapeau pointu, couvert de plumes, très coloré, extravagant ; ça lui ressemble...
Elle essaie de mettre son chapeau sur ma tête, arguant qu'il va très bien avec mes cheveux roux. Je refuse et, devant son insistance, m'enfuis ; les nuages mouillent mon visage... il faut que je me dépêche parce que le chapeau d'Élia est affreux et que les cours vont bientôt commencer... Je plonge dans un cumulonimbus, nage dans l'immensité blanche et atterris sur ma chaise au fond de la salle de mathématiques. Mme Bannier m'accueille par une remarque sarcastique ; agacée, je quitte la pièce en traversant le tableau et marche à travers une brume verte qui se teinte peu à peu de bleu. Je suis revenue dans le ciel... Mme Bannier et Élia me crient de m'arrêter...
Puis quelque chose me percute. Mon dos heurte le sol.
Malgré ma chute, je ne ressens pas la moindre douleur. Je lève les yeux ; juste au-dessus de ma tête, un phare inonde mes pupilles de sa lumière rouge aveuglante. Je cligne des paupières.
Je suis rentrée dans un bus !
Je me redresse en position assise et regarde autour de moi. Je me trouve au bord d'une route de campagne, bordée par des champs verdoyants, mais il y a un détail étrange... Je mets un moment à comprendre. Il n'y a personne. Strictement personne. Pas d'oiseau dans le ciel, pas de vache dans les prés, pas d'agriculteur, de voiture ou de promeneur... Rien. Juste de l'herbe et des cailloux.
Le ciel est plus gris que lors du plus gris des orages, plus terne que lors de la plus terne des journées. Il n'y a aucun bruit. Pas de cours d'eau. Pas de vent. Le silence règne en maître, oppressant, terrible. Je frissonne, un peu parce qu'il fait froid, un peu parce que ce calme n'augure rien de bon.
À quelques mètres de moi, le bus qui m'a renversée se détache à peine sur le ciel. Il est assez petit, il ne doit contenir qu'une dizaine de places. Sa silhouette floue, sinistre, semble vivante. Lui et moi, les seuls êtres vivants à la ronde.
Il vibre.
Il est parfaitement immobile, n'émet pas un son, mais il vibre.
Ce n'est pas quelque chose qu'on voit ou qu'on entend. Je le sens, au plus profond de moi, oppresser ma poitrine comme une chape de plomb. Une pulsation lente et régulière. Elle résonne dans mon ventre, dans mon crâne, dans mon corps tout entier. Mon cœur s'adapte à son rythme macabre.
Nous vibrons. Le monde entier vibre autour de lui.
Ses battements se propagent dans le ciel et dans la terre, et avec eux se répand une étrange brume. Elle n'a pas d'odeur, sinon celle de la peur ; pas de couleur, sinon celle de la mort.
Elle pénètre en moi, dans mon corps, dans mon âme, elle me noie...
« Fais attention, Iris, siffle une voix menaçante tout près de mon oreille ; je me retourne, il n'y a personne. Fais attention. Fais attention. Fais attention... »
Une boule se forme dans ma gorge, m'étranglant de l'intérieur. Un clapotis semblable à celui de l'eau dans une piscine envahit mes oreilles, noyant les paroles qui les tourmentaient.
À ce bruit se superpose le cri de ma mère, qui retentit avec plus de force que jamais. Une voix, la sienne peut-être se joint à elle, me criant des avertissements que je ne peux entendre. Je tremble encore plus fort. Non, ce n'est pas ma mère qui me parle, c'est une voix féminine, juvénile, une voix inconnue et pourtant familière... Mais le sens de ses paroles m'échappe, le hurlement de ma mère m'empêche de me concentrer...
Je me lève, mes jambes parviennent à peine à me porter. Bouger me permet d'échapper au tumulte qui fait rage dans ma tête. Je regarde à nouveau le paysage qui m'entoure et mes yeux se posent sur le bus. Un frisson d'horreur court le long de ma colonne vertébrale. En-dessous de ses phares rouges, à l'endroit où devrait se trouver sa plaque d'immatriculation, je distingue une fente, de laquelle sortent des dizaines de dents noires et aiguisées.
Une gueule.
Une gueule qui s'ouvre.
Ce bus veut me manger !
Terrifiée, je me mets à courir. Une rafale de vent soudaine me jette au sol. Alors que je tente de me relever, une bourrasque plus puissante encore me pousse contre le bus. J'essaye de résister, m'accrochant aux touffes d'herbe qui jonchent le sol. Rien à faire, la gueule m'attire à elle, irrésistible ; j'arrache la végétation au passage. Curieusement, la seule chose que je remarque est que l'herbe, de verte, est devenue d'un beau violet foncé, de même que les champs qui ondoient sous les rafales de vent. Puis les bourrasques me tournent en face du bus et je ne vois plus que sa gueule. Elle est grande ouverte, elle m'aspire tout entière, je vais mourir...
... et je me retrouve dans mon lit.
Classique.
Je me redresse en position assise et inspire, espérant que le parfum du vieux bois s'infiltre dans mes narines. Mais c'est une odeur de sueur aigre qui me prend à la gorge.
Les paroles sifflantes que j'ai entendues avant le clapotis et le cri de ma mère résonnent à mes oreilles. Fais attention, Iris. Fais attention. Je halète. Je crois voir une gueule béante juste devant moi, sur le mur...
« Marc ? Tu vois ce... cette gueule ? » chuchoté-je dans le noir, espérant qu'il soit réveillé et me rassure. Je me tourne vers son lit ; la forme indistincte de son corps ne bouge pas. Je continue à lui parler, plus pour meubler le silence que pour obtenir une réponse. « Toi aussi, t'as fait un rêve chelou ? J'espère. Hmm... Je devrais peut-être arrêter de parler toute seule. »
Il remue légèrement. Je me lève sans bruit et m'approche de son lit à pas feutrés. Il est étendu sur le dos, les bras croisés sur son torse. Mes yeux détaillent son visage.
Son visage qui ne lui appartient plus.
Ses traits enfantins sont tordus par une hargne que je n'ai jamais vue chez personne. Ses yeux sont réduits à deux fentes, ses lèvres sont blêmes et serrées. Même son nez semble plus sec et droit qu'en temps normal. Ses cheveux blonds, dressés autour d'un visage que la colère rosit, forment les rayons d'un soleil de rage.
« Marc ? murmuré-je doucement, comme on murmure au chevet d'un malade. Ça va ? »
Il ne me répond pas. J'attends qu'il se réveille, qu'il redevienne mon frère, mais rien ne se produit. Je le secoue d'une main tremblante ; il ne réagit pas davantage. Je sors de la pièce sans un bruit et descends les escaliers. Papa et Maria sont assis sur leur lit, les yeux dans le vague. Je poursuis mon chemin. Papi et Mamie dorment profondément. Leur poitrine se soulève et s'abaisse avec la régularité d'une machine. Dans la cuisine, en-dessous, le chat me fixe de ses yeux noirs, sans un miaulement.
Je pousse enfin la porte du salon, dans lequel je trouve Lya. Ma sœur ne dort pas. Son lit n'est même pas déplié. Elle est assise sur le canapé, ses yeux rivés sur le seuil de la pièce avec une telle intensité qu'elle doit regarder dans cette direction depuis longtemps déjà. Lorsque je m'avance, elle me suit des yeux, attentive, comme si elle m'attendait.
Malgré cet étrange comportement, Lya semble heureuse, transformée. Soudain, son expression se modifie, à croire qu'elle attendait que je la remarque pour changer. Une tristesse immense passe sur son visage ; j'ai à peine le temps de m'en étonner, déjà elle reprend ses airs joyeux. Elle éclate d'un rire gêné, puis se calme et me fixe avec attention, une flamme amusée dansant toujours au fond de ses yeux noirs.
« Au revoir », lâche Lya, et elle continue à ouvrir la bouche comme si elle avait autre chose à me dire, mais je ne perçois qu'un murmure ressemblant au bruit d'une rivière, un murmure angoissé, pressé, terrifié même, sans aucun lien avec l'expression joyeuse de ma sœur, et j'entends des mots, « partir », « changer », « danger », j'ai peur, je ne veux pas, aidez-moi, aidez-moi, je n'en peux plus, je ne veux pas, je suis obligée, j'ai si peur, aidez-moi, ce n'est pas ma faute, aidez-moi je vous en prie, je suis seule, seule contre tous, seule contre mon désespoir et contre ma terreur, je ne veux plus, je veux mourir...
Puis tout devient noir, et j'ouvre les yeux.
Mon frère me fixe, au-dessus de ma tête. Sa silhouette est bizarrement floue. Je cligne des yeux et distingue les détails de son visage. L'esprit encore embrumé, j'ai du mal à connecter les évènements. Je crois voir sa rage rayonner comme tout à l'heure. Il ouvre la bouche, est-ce pour me murmurer des mots sans suite à l'image de Lya ?
« Iris, réveille-toi ! »
Son cri disperse les lambeaux de sommeil qui s'accrochaient à ma conscience. Je me redresse et me cogne la tête contre la poutre au-dessus de mon lit, ce qui achève de me tirer de ma torpeur.
« Salut, marmonné-je en me frottant le crâne, ça va ?
— Mouais... Plus ou moins. T'as pas mal gigoté dans ton sommeil, on aurait dit un poisson hors de l'eau. Et c'était pas une carpe, vu comment tu marmonnais.
— Désolée. J'ai fait un rêve de merde. Je marmonnais quoi ? »
Il hausse les épaules, perdu dans ses pensées. Je m'extirpe de mon lit, attrape l'élastique sur ma table de nuit et rassemble mes cheveux ébouriffés en une tresse brouillonne, dans l'espoir que me concentrer dessus m'empêchera de réfléchir à mon rêve. Mais mon cerveau, habitué à cette tâche, n'y accorde pas assez d'attention pour oublier le bus et les mots désordonnés de Lya. Peut-être que je rêve encore. Peut-être que je suis coincée dans une boucle.
« Euh, Marc ?
— Ouais ?
— On est dans la réalité, là ?... Je rêve plus ? »
Il me dévisage à nouveau, pas vraiment étonné. Moins qu'il ne devrait l'être, en tout cas ; ce genre de question n'est pas dans mes habitudes.
« Grouille, m'intime-t-il finalement en se détournant. On va à la piscine. »
Je frémis en repensant au clapotis de mon rêve. Fais attention, Iris, fais attention.
Et puis, il y avait ma mère. Le cri de ma mère.
Je ne suis même pas sûre qu'elle l'ait vraiment poussé. Je crois me souvenir d'un long hurlement, un hurlement à vous tordre les entrailles, mais il est possible qu'il n'ait jamais retenti. Mon oncle Yannis m'a tout raconté quand j'avais presque cinq ans, alors j'ai peut-être juste imaginé ce cri en tentant de reconstituer la scène.
J'y arrive presque, quand je me concentre. Lya et moi au troisième rang de la voiture familiale, ma sœur me surveillant du haut de ses quatre ans. Papa, Mamie et Yannis devant nous. Mon frère âgé de quelques heures à peine, dans sa nacelle. Et Maman, à côté de lui, une main contre son petit corps comme pour le retenir. Ça, j'arrive bien à l'imaginer.
Ensuite, quand un immeuble en construction s'effondre sur la voiture, j'ai un peu plus de mal. Je n'ai que ce cri.
Personne ne sait ce qu'il s'est vraiment passé. Le chef de chantier a été arrêté, puis relâché au bout de vingt-quatre heures. Il avait parfaitement sécurisé le bâtiment, aucune mesure n'avait été négligée, l'immeuble n'aurait tout simplement pas dû s'effondrer, mais alors ? Je crois que ne pas savoir, ça a été affreux pour Papa. Ne pas savoir contre qui s'énerver, ne pas pouvoir changer sa douleur en fureur.
Ma mère s'appelait Shéhérazade. Elle est morte à trente-deux ans. Elle nous aimait. C'est tout ce qu'on m'a dit d'elle ; je sais à peine à quoi elle ressemblait.
Je n'ai vu que quelques photos. Une jeune femme blonde, le regard souvent perdu dans le ciel. Elle ne sourit pas. Aucune d'entre elles ne m'a permis de distinguer son visage – lorsqu'il n'est pas dissimulé dans l'ombre, la photographie est floue –, alors je m'imagine que je lui ressemble.
Je me lève et rejoins les autres dans le salon, me forçant à revenir au présent. Inutile d'y penser, c'était il y a douze ans. Mais mon cauchemar ne quitte pas mon esprit.
Si je rêve que je me fais dévorer par un bus en entendant l'ultime cri de ma mère tandis qu'une voix inconnue m'avertit d'un danger, que dois-je en conclure ? Que Mamie nous a empoisonnés hier soir en préparant le dîner. C'était pas une bonne idée de la laisser cuisiner.
Je secoue la tête, lassée par mes propres sarcasmes, et décide d'oublier tout cela Si un truc que je ne peux pas empêcher doit me tomber dessus, eh bien, je ne peux pas l'empêcher.
Après un petit-déjeuner émaillé par les grognements de Papi et de Lya et les blagues de Papa et de Marc, un trajet jusqu'à la piscine au cours duquel nous manifestons bruyamment notre désapprobation et un cours pendant lequel j'essaie de noyer Marc une trentaine de fois, je finis par me détendre. Tout ira bien, ce n'est qu'un rêve. Un rêve étrange, trop vraisemblable, mais juste un rêve.
Bien plus joyeux, Marc et moi sortons de la piscine. Le visage de mon frère s'assombrit lorsque nous croisons un grand dadais au regard bovin ; j'essaie de faire comme si je ne le voyais pas. William. Un imbécile qui était dans le cours de piscine de Lya quatre ans plus tôt, et qui a cru bon de la traiter de « grosse vache » lors d'une dispute. Elle avait douze ans et complexait beaucoup sur son poids. Marc et moi aimons raconter que les maîtres-nageurs ont dû s'y mettre à quatre pour nous empêcher de le jeter à l'eau ; en réalité, un seul a suffi. Nous n'étions que des gosses, après tout, bien que très déterminés – Lya a beau être une personnification du verbe grogner, elle reste notre sœur.
William rejoint une vieille femme à l'autre bout de la piscine, qui doit être sa grand-mère. Je donne un coup de coude à mon frère et les montre discrètement du doigt.
« Elle me dit quelque chose... Tu la connais ?
— Nan, répond-il en haussant les épaules. Et j'espère que t'essaies pas d'être discrète, tout le monde te voit la pointer du doigt, et elle aussi. »
Je baisse vivement ma main, ce qui le fait ricaner.
« Vous vous êtes peut-être croisées à l'Amicale des Imbéciles, ajoute-t-il en feignant la gentillesse, elle devait accompagner William. »
Je le toise d'un air dégoûté.
« Tu vas trop loin, Marc Jaouen. Comment oses-tu me comparer à lui ?
— Oh, tu sais, ils sont très ouverts à l'AI. Ils acceptent toutes les formes de connerie. J'ai entendu dire que Donald Trump et madame Bannier y avaient été admis, d'ailleurs.
— Je vais te faire une carte d'invité d'honneur, alors ! » répliqué-je avec un grand sourire.
Nous passons devant la grande vitre qui nous sépare de l'extérieur. De l'autre côté, cinq transats bleus attendent tristement sur la terrasse, mais il pleut et personne n'a quitté la chaleur de la piscine intérieure. De grosses gouttes assombrissent les dalles et courbent les brins d'herbe de la pelouse qui s'étend derrière l'esplanade. Cela me donne envie de sortir et de courir sous la pluie.
« Non, non, décline mon frère en me rendant mon sourire, je ne voudrais pas usurper ce titre.
— Il est mér... »
Je m'interromps, sidérée, les yeux rivés sur la vitre. À quelques mètres de la terrasse, les phares d'un bus parent l'herbe de nuances sanglantes.
Pas n'importe quel bus.
Celui dont j'ai rêvé cette nuit.
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