Chapitre 1 - La colère des vipères (partie 2)

Nous filons dans les rues vides, poursuivant la fine silhouette de Minuit jusqu'à un immeuble ordinaire dans une rue banale. Un bref instant, je me demande si cet adjectif existe dans les langues azanes, puisqu'ici rien ne sort de l'ordinaire.

« C'est ici, annonce Ererakinalc en reprenant forme humaine. Cet immeuble.

— Vous ne risquez pas d'être à court de transformations ? » m'inquiété-je.

Les yeux rivés sur un lecteur d'empreintes digitales à côté de la porte, Ererakinalc ne répond pas tout de suite.

« J'ai pris mes précautions, finit-il par lâcher. Retournez-vous, il faut que j'ouvre ça. »

Après un moment de confusion, nous comprenons qu'il ne veut pas que nous voyions comment il ouvre la porte et nous regardons ailleurs. Il ne nous fait vraiment pas confiance...

« C'est bon », annonce-t-il assez vite.

La porte s'est ouverte sur un couloir gris menant à un ascenseur. Nous le fixons avec incertitude ; il dégage quelque chose de sinistre, de glaçant même. Lya finit par s'y engouffrer. Nous la suivons, soulagés qu'elle ait fait le premier pas. Je remarque alors son visage livide.

« T'es pas obligée de venir, tu sais, soufflé-je. Si c'est trop... difficile... »

Elle répond par un regard noir.

« Où voulez-vous aller ? nous questionne une voix féminine, effrayante de froideur. Etage A : Alfuyt, étage B : Bertuno, éta...

— Etage E, je la coupe d'une voix que j'espère ferme : Elia.

Commande acceptée. »

Mon angoisse monte en même temps que l'ascenseur. Et si Amylokirlia n'était pas partie ? Et si Ererakinalc ne parvenait pas à immobiliser Amortinokeb ?

L'ascenseur s'arrête ; nous en sortons et nous entassons dans une pièce exigüe, devant la porte de l'appartement. Une fois de plus, Ererakinalc nous demande de nous retourner. J'ai l'impression de sentir mon cœur battre dans ma gorge ; je suis terrifiée, réellement terrifiée ; je n'ose pas imaginer comment se sent Lya, Lya qui s'apprête à affronter l'un de ses geôliers, si ce n'est deux... Ererakinalc nous signale qu'il a fini. En me retournant, j'aperçois le visage de ma sœur, qui traduit plus de détermination que de peur, une détermination un peu résignée certes, mais tout de même, comment fait-elle ? Ne sent-elle pas la terreur s'insinuer dans chacune de ses cellules, paralyser ses synapses, tuer son courage dans l'œuf ? Ne brûle-t-elle pas d'appeler à nouveau l'ascenseur, de quitter cette ville démente ? Comment fait-elle ?

La porte est ouverte.

J'aperçois une pièce spacieuse, un mur en face de nous, des chaînes fixées dessus. Amyltariaea, attachée. Ses cheveux en désordre. Son visage crispé. Et son père, devant elle, imposant. Elle remarque mon regard, nous détaille et l'horreur marque chacun de ses traits.

« Partez ! » hurle-t-elle avant qu'une gifle d'Amortinokeb ne l'interrompe.

Si elle n'avait pas été retenue par ses chaînes, elle se serait probablement affalée sur le sol. L'homme se tourne vers nous, m'empêchant de m'attarder sur son sort, et fait un pas dans notre direction. Adossé à un mur pour ne pas s'effondrer, Ererakinalc lève un bras, le bracelet luit à son poignet... Amortinokeb se fige, mais il n'est pas le seul ; j'ai l'impression que l'air autour de moi s'épaissit, quelque chose oppresse ma poitrine. Je ne peux plus bouger. Seuls Lya et Ererakinalc ont conservé leur liberté de mouvement.

Le vieil homme demeure immobile, le bras toujours levé ; Lya s'approche d'Amyltariaea et entreprend de défaire ses chaînes. Je ne peux pas bouger et cela me terrifie, mais je ne peux pas m'empêcher d'espérer ; peut-être qu'elle parviendra à libérer Amyltariaea avant l'arrivée de sa mère...

La porte de l'appartement s'ouvre dans son dos.

J'ignore quel est le rayon d'action du bracelet ; la femme qui se tient derrière se fige presque aussitôt, mais elle a eu le temps de lancer quelque chose au visage d'Ererakinalc. La violence du coup assomme le vieil homme.

Libérée de l'influence du bracelet, l'intruse s'avance vers lui et récupère son projectile – un pistolet. Elle le lève vers nous, plantant ses yeux verts dans les miens. Amylokirlia.

Sans me lâcher du regard, elle fait un pas vers Lya. Ma sœur s'est figée à son tour, comme si le sort s'inversait pour elle. Elle regarde sa geôlière s'avancer vers elle sans pouvoir faire le moindre geste, comme une souris charmée par un serpent.

Réalisant soudain que je suis moi aussi capable de bouger, je me précipite vers Amylokirlia. Elle est déjà à un mètre de ma sœur, son pistolet braqué sur moi. Lya tremble à présent de terreur. Un regard jeté sur le côté m'apprend qu'Amortinokeb lutte contre Marc, tentant de l'immobiliser.

« Te voilà de retour, souffle Amylokirlia avec une horrible douceur. Je savais que tu reviendrais... Vous êtes trop naïfs. Comme toujours. »

Lya baisse la tête, ses tremblements s'intensifiant. J'esquisse un geste vers elle, mais un regard menaçant d'Amylokirlia me fige sur place.

« Allons, reprend-elle, s'adressant toujours à ma sœur comme si je n'étais pas là. Ne détourne pas les yeux. Tu sais qu'il faut que tu me regardes... »

Lya ne répond rien, les yeux obstinément rivés au sol.

« Regarde-moi. »

La voix d'Amylokirlia claque avec une dureté saisissante. Lya sursaute et relève les yeux, les plongeant dans ceux de la femme, terrifiée. La rage bouillonne dans mon ventre. Cette femme est un serpent, une vipère. Elle a planté ses crochets dans le corps de Lya et y a fait couler la peur. Elle les a plantés dans le mien et y a fait couler la haine.

De sa main qui ne tient pas le pistolet, Amylokirlia tire de sa poche une sorte de capteur, qu'elle place entre elle et Lya.

« Toujours fluctuant... observe-t-elle après quelques instants. Tu ne bouges pas. »

Sa phrase sonne moins comme un ordre que comme une affirmation ; elle ne semble pas douter un seul instant d'être obéie et ce simple constat décuple la colère qui hurle en moi. Je foudroie Amylokirlia du regard ; sans sembler le remarquer, elle lève son appareil entre nous.

« Étrange, murmure-t-elle, les yeux sur l'écran. Je ne... »

L'appareil s'envole hors de ses mains et s'écrase au sol ; elle ne peut s'empêcher de le fixer avec stupeur. Elle pousse un cri de surprise lorsque Lya frappe sèchement son autre poignet et lui arrache son pistolet.

Le visage de ma sœur a retrouvé sa dureté, la colère fige ses traits dans une expression terrifiante. Sans manifester la moindre émotion, elle applique le canon de l'arme contre la tempe d'Amylokirlia.

« Sous-estimer ses adversaires, c'est ça la naïveté », gronde-t-elle.

Je dévisage ma sœur, stupéfaite, cherchant à la reconnaître derrière ce masque de glace. Alors, elle jouait la comédie ? Mais à partir de quand ? Je n'arrive pas à déterminer de coupure dans son attitude et cela m'angoisse, sans que je puisse vraiment le comprendre.

Lya tourne brièvement la tête vers les chaînes qui retiennent Amyltariaea.

« Va aider Marc », m'ordonne-t-elle ensuite avec froideur.

Réalisant que je suis restée figée à côté d'elle pendant trop de temps, je me précipite vers Ererakinalc, m'empare de son bracelet et le passe à mon poignet. J'espérais qu'il se passe quelque chose, mais rien, la chaîne d'or enserre simplement mon bras et je ne vois pas du tout comment l'utiliser. Peut-être que j'en suis totalement incapable ; je suis terrienne, pas azane, je ne suis pas censée avoir leurs Facultés Communes ou je ne sais quoi...

Marc pousse un cri de détresse ; Amortinokeb est parvenu à l'acculer dans un coin du mur et presse sa gorge entre ses énormes mains. Une vague de terreur glacée me heurte avec violence ; mon cœur et mon instinct me hurlent de me jeter sur Amortinokeb, de me battre aux côtés de mon frère, mais je sais que ce serait peine perdue. Je me laisse tomber à côté d'Ererakinalc et l'attrape par les épaules, je le secoue, je hurle son nom d'une voix que la détresse rend de plus en plus aigüe. Il respire pourtant, il respire et ne veut pas se réveiller.

Amylokirlia sourit.

Je le vois du coin de l'œil. À côté d'elle, Lya tient toujours le pistolet d'une main ferme, mais son visage est livide. L'espace d'un instant, alors que je tente toujours désespérément de tirer Ererakinalc de son évanouissement, je me surprends à prier pour qu'elle tire, pour qu'elle tue. Puis je réalise ce que je viens d'espérer, et je repense à Lya qui me disait que c'était facile d'être à ma place, de juger sans agir. C'est ce que je viens de souhaiter, qu'elle se salisse les mains à ma place – non, ne pas y penser. Ererakinalc. Le réveiller. Je le secoue de plus belle.

Le silence qui s'était abattu sur la pièce est percé par une sorte de râle. Marc.

« Arrêtez ou je la tue, lance Lya d'une voix froide, mais Amortinokeb ne réagit pas.

— Ererakinalc ! hurlé-je, paniquée. Réveillez-vous ! »

Il demeure immobile. Je n'ai plus le temps, je le lâche et me précipite vers Amortinokeb. Il se tourne vers moi, le corps de Marc est balloté dans les airs.

« Les mains sur la tête, gronde-t-il. Pas de geste brusque. »

J'obéis, tremblant de tous mes membres. Il lâche Marc qui s'effondre au sol. Des gargouillements franchissent la gorge de mon frère, il n'arrive pas à reprendre sa respiration.

Amortinokeb se jette sur moi. Je suis si désemparée que je ne parviens pas à me défendre. Il me plaque contre un mur, je me débats désespérément. Il faut que je vérifie si Marc va bien. Il ne peut pas me retenir, il n'en a pas le droit...

La pointe d'une aiguille s'enfonce dans mon cou. Je vacille, le monde autour de moi se met à tourner. Sonnée, je ne résiste pas lorsqu'il me traîne vers l'une des chaînes et m'attache.

« Laissez-moi... » protesté-je faiblement.

Il s'avance vers Lya qui tremble à nouveau de terreur, et je ne pense pas que ce soit une feinte. Figée par l'indécision, elle ne réagit pas à temps ; il lui arrache le pistolet. Amylokirlia adresse un signe à son compagnon, qui pointe l'arme sur Marc, toujours étendu au sol.

« Avance, ordonne-t-il à Lya. À côté de ta sœur. »

Elle hésite, observe Marc avec incertitude, comme si elle calculait les risques de ne pas obéir. Mais j'ai déjà vu Amyltariaea viser Marc, je l'ai entendue sous-entendre que sa vie lui importait peu...

« Lya, fais-le », supplié-je d'une voix éraillée.

Elle s'avance vers moi d'un pas chancelant. Je croise son regard, ses yeux me semblent morts. Amortinokeb l'attache au mur, puis il soulève Marc par les épaules. La poitrine de mon frère s'abaisse et se soulève lentement, un soulagement mêlé de terreur m'envahit ; Marc est vivant. Pour l'instant.

Quelques instants plus tard, nous sommes tous les quatre attachés autour d'Amyltariaea. La jeune fille a fermé les yeux, comme pour ne pas assister au désastre.

Mes pensées se sont éclaircies, mes membres me semblent à nouveau libres de leurs mouvements ; les effets de la drogue qu'Amortinokeb m'a injectée ont dû se dissiper. Ils doivent vouloir que nous restions conscients, après tout.

« Pourquoi êtes-vous venus ? » demande Amylokirlia.

Sa voix exprime une véritable curiosité, elle nous dévisage avec attention, comme si elle ne nous comprenait sincèrement pas.

« À cause d'un drôle de truc qui s'appelle "solidarité", rétorqué-je froidement. Je crois que vous connaissez pas trop sur Az, mais je vous assure que c'est intéressant. »

Elle plisse les yeux ; ma réplique ne suscite pas la colère que j'avais espérée, mais un intérêt plus marqué. Elle nous dissèque de son regard de vipère.

« Vous auriez pu sauver la plupart d'entre vous, insiste-t-elle. Vous auriez pu soulager votre conscience en vous persuadant qu'Amyltariaea vous aurait trahis de toute façon. Ce n'est pas de la solidarité. »

Aucun de nous ne répond. Amyltariaea a rouvert les yeux et nous dévisage, inquiète ou intriguée, je ne saurais le dire. Soulager votre conscience... Je tente de ne pas regarder Marc et Lya. Ont-ils eux aussi voulu fuir ? Lya n'a pas caché qu'elle trouvait ce sauvetage absurde ; Marc voulait abandonner Amyltariaea avant même qu'elle feigne de nous trahir ; et moi... n'ai-je pas envisagé, alors que nous étions en chemin, d'abandonner Ererakinalc et de fuir ? Par quel miracle nous trouvons-nous ici tous les trois, alors qu'aucun de nous n'a eu la volonté constante d'aider Amyltariaea ?

« Expliquez-moi, nous enjoint Amylokirlia. Pourquoi ? »

Je relève la tête et la fixe droit dans les yeux.

« Je ne sais pas pourquoi, réponds-je avec un calme qui me surprend. Et je ne sais pas ce que vous attendez de nous. Mais je vous assure que vous allez regretter qu'on soit venus. »

Un sourire froid incurve ses lèvres. Je ne peux pas le lui reprocher ; je pourrais moi-même sourire tant ma promesse semble naïve et désespérée.

« Vous ne savez pas pourquoi vous êtes venus. »

Ererakinalc, que je croyais évanoui, laisse échapper un ricanement moqueur.

« Nous passions dans le coin. Cela se fait, sur Terre, de rendre visite...

— Nous ne sommes pas sur Terre.

— Et pourtant, nous sommes humains, observe doucement le vieil homme. C'est ce que tu n'as jamais compris, Amylokirlia. Le monde n'est pas mathématique.

— Et tu n'es pas mathématique, intervient Amyltariaea. Tu es humaine. Laisse-les partir. »

Les yeux froids d'Amylokirlia se posent sur sa fille. Elle a perdu son sourire.

« J'aurais dû l'anticiper, murmure-t-elle comme pour elle-même, tu as encore de l'espoir... Ça te passera. Ça passe toujours.

— Que sous-entends tu ? s'enquiert Amyltariaea, troublée.

— Rien d'important... L'espoir passe toujours, tu t'en apercevras. Les choses ne changent pas ainsi. Regarde où ton pacifisme t'a menée. Je t'offre une dernière chance, Amyltariaea. »

Le regard de la jeune fille se durcit, égalant en froideur celui de sa mère.

« Je t'offre une dernière chance. Laisse-les partir.

— Tu n'es pas en position d'offrir une dernière chance. Acceptes-tu ma proposition ? »

Amyltariaea se met à trembler.

« Je ne les trahirai pas, affirme-t-elle. Fais ce que tu veux. Je ne les trahirai pas.

— Tu vois ? ricane Ererakinalc, désignant la jeune fille d'un geste entravé par ses chaînes. Rien ne prévoyait que ta fille te résiste, rien ! Et regarde-la aujourd'hui...

— Tu oublies ton rôle.

— Je n'ai fait que donner une petite impulsion. Ce qu'Amyltariaea est aujourd'hui, elle l'est devenue elle-même. Et rien dans aucun de tes livres de psychologie n'aurait pu le prévoir. Parce que les humains ne se calculent pas. Tu ne l'as jamais compris. Déjà petite...

— Tais-toi ! »

Le visage impassible d'Amylokirlia s'est brusquement coloré de rouge. Je la fixe sans comprendre cette brusque agressivité. La colère des vipères est froide, glaçante, elle coule comme du venin et paralyse ceux à qui elle est destinée. Ererakinalc semble faire exception.

« Ne parle pas de ça, ordonne-t-elle d'une voix plus calme.

— Mais pourquoi ? gronde le vieil homme d'une voix forte. Pourquoi tiens-tu tant à cacher que tu es ma fille ? »

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