Chapitre 1 - Je déteste le tourisme (partie 1)
« Notre ancien mode de fonctionnement était basé sur la liberté totale ; nous avons vu où il nous a menés. L'enjeu qui doit à présent nous occuper n'est pas de savoir s'il faut reproduire ce système, mais comment le transformer pour qu'il profite à la société entière sans léser l'individu – autrement dit, si, pour s'opposer à la liberté totale, il faut choisir l'égalité absolue ou un mélange bien dosé d'égalité et de liberté. »
— Zaljami lane Blayu, L'Après : Penser la reconstruction, 6 ap. Az
ME SÉPARER DE MARC est plus difficile encore que de quitter la Terre. Ma planète, c'est tout ce que je connais, ce qui faisait ma vie... mais tant que j'étais avec Marc, il me restait un peu de chez moi, un peu de sécurité. Je pouvais me reposer sur lui ; je savais qu'il ne m'abandonnerait pas, qu'il saurait toujours quoi faire. Maintenant, je marche dans un désert rouge sur une planète inconnue avec une fille qui a fait semblant d'être ma sœur. Je ne me suis jamais sentie aussi peu chez moi, aussi exposée. Aussi seule.
Marc s'est éloigné dans le désert, comme s'il n'avait jamais existé. Je pourrais facilement croire que je ne compte plus pour personne.
« Iris, on approche d'Aritam. Il faut que je me cache », me signale Amyltariaea.
Elle saisit dans son sac à dos une petite gourde métallique portant l'inscription Teinture, retire les lunettes qui trônaient sur son nez, les pose sur la selle de son vélo, et les frappe avec la bouteille jusqu'à ce que la monture soit cassée. Elle retire alors les verres, en brise un avec la bouteille et met le plus gros éclat dans sa poche.
« Qu'est-ce que tu fais ? demandé-je, sidérée.
— Je te dirai plus tard, réplique-t-elle en enterrant les bris de verre et la monture des lunettes dans le sable, il faut qu'on se dépêche. »
Elle me tend le guidon de son vélo, redevenu un innocent véhicule terrestre, et s'enfouit sous les vêtements entassés dans la remorque. Après les avoir arrangés pour qu'elle soit couverte le mieux possible, je m'installe sur la selle.
Je commence à pédaler. La remorque qui roule derrière moi me déstabilise et le sable freine les roues ; je penche d'un côté puis de l'autre, manquant tomber à plusieurs reprises. Pour ne rien arranger, la sueur colle contre mon visage le masque censé me protéger du gaz toxique qui sévit dans le désert. J'ai beau souffler pour l'écarter, il revient se plaquer contre ma peau moite. Il doit faire au moins quarante degrés dehors ; après quelques minutes, j'ai l'impression d'avoir mis la tête dans un four. J'envie Amyltariaea, protégée de la chaleur et des rayons du soleil vert par les vêtements au-dessus d'elle.
Aritam se rapproche peu à peu. Il est difficile d'évaluer les distances, dans le désert. Je me demande s'il est fréquent de voir des mirages ici. Probablement. En tout cas, l'air est brouillé par la chaleur, la silhouette de la ville tremble. Je distingue un assemblage d'immeubles hauts et gris entourés par une muraille blanche. Je serais incapable d'évaluer leur taille, je n'ai aucun point de repère.
Une porte se dessine finalement dans la muraille. Elle parvient à peine au tiers de sa hauteur, mais doit faire plus de trois mètres de haut si je me fie aux silhouettes assemblées devant elle. Je regarde à nouveau les immeubles. Ils doivent être hauts de plus de cinquante mètres ! Pas étonnant cela dit, s'ils comprennent vingt-six étages...
Devant la porte, une file composée uniquement d'adultes vêtus de jaune patiente sans un bruit. Je les rejoins, mal à l'aise, et descends du vélo. Au niveau de la muraille, une dizaine d'hommes et de femmes habillés en gris semblent contrôler les autres. Des soldats, sans doute. Mal à l'aise, je lève la tête vers l'écriteau qui trône au-dessus de la porte, dans les mêmes lettres tordues que j'ai remarquées sur le tube d'essence, dans le dahilazrdja :
AMYLT – ARITAM
PORTE D'ALCURS
La file avance rapidement, les Alorais sont disciplinés et semblent habitués à ce genre de contrôle. Je suis la seule enfant de la file, j'ai l'impression que tout le monde m'a remarquée. Heureusement que je porte un masque : les traits de mon visage doivent hurler mon angoisse. Je me racle discrètement la gorge, espérant que ma voix ne tremblera pas lorsqu'ils me demanderont ce que je fais ici. Un regard en coin vers le vélo m'apprend qu'Amyltariaea est toujours bien cachée. Ça va bien se passer, il n'y a aucune raison... Ils n'ont fouillé personne, ils leur demandent juste leur nom et la raison de leur présence...
Trop vite, mon tour arrive. Un soldat me fait signe d'avancer vers lui.
« Nom ? me demande-t-il en alorais.
— Amyltciutrb. »
Ma voix, bien que timide, ne tremble pas, et je n'ai eu aucun mal à parler alorais.
« Que fais-tu avec ces vêtements ?
— Je m'entraîne pour mon futur métier, mens-je, sans en dire plus de peur de me trahir.
— Je vais devoir les vérifier.
— Pourquoi ? V... tu vas les abîmer ! Ce n'est pas comme ça que vous faites d'habit...
— Laisse-moi faire, me coupe-t-il, agacé, la situation est grave.
— Mais ces vêtements sont importants et... »
Je m'interromps de moi-même, comprenant à son regard sévère que je ne suis pas censée protester.
« Ils sont sans aucun doute moins importants que ce qu'il se passe ici, riposte-t-il sèchement.
— Comment ça ? »
Il regarde un autre soldat, qui lui adresse un signe de tête. Quelque chose dans son attitude me donne l'impression que c'est lui qui commande leur patrouille.
« Nous sommes en état d'urgence, m'apprend-il finalement.
— Pourquoi ? Que s'est-il passé ?
— Nous avons plusieurs raisons de penser que des Terriens ont envahi Alora. »
Quelque part dans mon cerveau, quelqu'un appuie sur un bouton STOP et mon cœur cesse de battre. C'est du moins l'impression que ça me fait. Un silence soudain, empli d'incrédulité, habité par une seule pensée : Des Terriens ont envahi Alora.
Des Terriens. Comme nous. Sauf qu'en comptant Amyltariaea, nous sommes trois, et qu'une invasion décente inclut des vaisseaux spatiaux, des bombes incendiaires, des milliers de soldats... Pas trois adolescents, un chat et un vélo.
Je détache mon regard du soldat pour le porter sur les alentours. Je ne serais même pas surprise de voir les vaisseaux spatiaux auxquels je pensais atterrir dans le sable, mais à part une file d'Azans à l'air contrarié, les lieux sont déserts.
Le soldat tend la main vers la remorque du vélo. Le choc m'empêche de réagir et il tire une poignée de vêtements, révélant Amyltariaea, pâle et terrifiée. Il cligne des yeux et la dévisage comme si elle menaçait d'exploser. Mon ventre se noue. Autour de nous, le silence est tombé comme un couperet.
Amyltariaea s'extirpe de la remorque en tremblant. Son masque de travers à cause des secousses ainsi que ses cheveux ébouriffés et ses vêtements froissés détonnent parmi les tenues impeccables des Azans.
« Expliquez-vous », ordonne le soldat.
Sa voix est ferme, mais il jette un regard perdu à son chef, comme si la simple idée de se cacher dans un amas de vêtements le dépassait complètement. Il n'a pas tort, en même temps. Comment avons-nous pu nous retrouver avec un plan aussi stupide ? Comment est-ce possible ?
Je regarde Amyltariaea avec insistance. Je ne veux pas répondre par une aberration qui aggravera notre situation. Elle me fixe en retour, paniquée ; j'entends sa respiration précipitée derrière son masque. Finalement, elle se tourne vers le soldat.
« Je suis dé... désolée, bafouille-t-elle. Nous ne savions pas que la... la situation était aussi grave.
— Pourquoi étais-tu cachée dans cette remorque ?
— C'était un... C'était un pari... Je... je suis une Veilleuse, alors... j'ai appris certaines techniques... enfin, ça, ce n'est pas ce qu'on nous enseigne... Mais je... je n'ai pas le droit de les divulguer, même si nous sommes liées. Donc... enfin, peu importe, c'est juste que... Nous ne voulions pas causer de problèmes, juste... C'était un pari, entre nous... »
Ses balbutiements s'éternisent, elle tremble de plus en plus. Je doute que sa panique soit une simple comédie. Le soldat n'en tient pas compte.
« Expliquez-vous clairement. »
Elle inspire, sachant comme moi que si elle est incapable de parler, c'est moi qui devrai le faire. Lorsqu'elle parle à nouveau, sa voix tremble toujours, mais elle articule distinctement :
« Je parlais de ma formation à Amylticiutrb, sans trahir le secret, bien sûr, affirme-t-elle en levant son poignet, entouré par un brassard marqué d'un V. Et comme elle... n'avait pas l'air très impressionnée, je l'ai défiée de le faire. De cacher quelque chose dans... dans sa livraison de vêtements. Alors elle a répondu que... que je n'avais qu'à être la chose en question. »
Dans la queue derrière nous, aucun Azan ne semble respirer. Ils attendent simplement, avec un mélange de fascination et de réprobation. Je ne me suis jamais sentie aussi... exclue.
« Aucune de vous deux n'a pensé que c'était une idée stupide ?
— Si, mais nous nous sommes dit que ça ne ferait aucun mal », interviens-je timidement.
Au regard surpris et dégoûté que me jette le soldat, je devine que ce n'était pas une bonne initiative.
« Aucun mal ? Vous avez enfreint les règles. Penses-tu donc que les règles soient inutiles ? »
Peut-être est-ce à cause de sa voix calme et dangereuse, ou de la façon dont il s'est penché sur moi, ou du regard terrifié d'Amyltariaea, mais je sens une vague de panique monter en moi. Je la refoule comme je peux.
« N... Non, murmuré-je. Je ne pense pas ça du tout, simplement... Nous n'y avons pas... pas réfléchi.
— Pas réfléchi. »
Le soldat se tourne vers son chef et lui jette un regard interrogateur.
« Occupe-toi de ces enfants, j'appelle du renfort », lui lance ce dernier.
Il saisit la branche droite de ses lunettes et la tord sèchement pour l'approcher de sa bouche, puis il y murmure comme dans un micro :
« Avis aux agents de la brigade H-B d'Aritam, avis aux agents de la brigade H-B d'Aritam... Ici l'agent H-B-1. Deux suspectes viennent d'être interpellées devant la porte d'Alcurs, je répète : deux suspectes interpellées devant la porte d'Alcurs... Agents H-B-13 et H-B-22, rejoignez la porte d'Alcurs. Agent H-B-5, rejoins la porte de Nysra en renfort. Agents H-B-6, H-B-15 et H-B-20, rejoignez le commissariat de la brigade. »
Il porte l'autre branche de ses lunettes à son oreille, écoutant les réponses de ses subordonnés. Le soldat qui nous a interpellées nous fait franchir la porte d'Alcurs en poussant le vélo. Une fois à l'intérieur de la ville, il enlève son masque et nous l'imitons.
« Que va-t-il se passer ? s'enquiert Amyltariaea avec anxiété.
— Cela dépendra de vous. »
Il n'ajoute rien. Son regard oscille de nous aux Azans qui se pressent dans les rues. Pour tromper mon angoisse, je les observe aussi.
Les rues azanes sont étroites, ce qui vient sûrement du fait qu'aucune voiture n'y circule. À en juger par le soleil vert au-dessus de nous, il doit être midi ; de nombreux Alorais vêtus de jaune se pressent dans les rues, engloutissant ce qui ressemble à des barres alimentaires. Quelques enfants habillés en rouge ou en bleu se faufilent entre les adultes, s'arrêtant parfois pour leur poser une question. Tous, sans exception, portent des lunettes assorties à leurs vêtements. Malgré la foule compacte, chacun semble savoir ce qu'il doit faire et où il doit aller ; personne n'hésite. En nous voyant escortées par le soldat, ils nous fixent avec attention puis détournent le regard quand nous les observons en retour. Malgré le chaos apparent, c'est un ordre saisissant, contre-nature qui règne.
C'est une machine bien huilée, et pour eux, nous sommes le grain de sable. Ils refusent de nous voir, de nous accorder la moindre importance, comme si nous allions nous glisser entre leurs rouages et les détruire de l'intérieur.
Une femme rousse nous dévisage néanmoins ouvertement. Je l'implore du regard. Aidez-nous, s'il vous plaît, faites quelque chose... N'importe quoi... Comme si elle m'entendait, elle s'approche de nous. Elle porte des vêtements jaunes comme tous les adultes, et son visage semble aussi fermé que le leur, mais la façon dont elle plante ses yeux dans les miens tout en avançant me rassure. Elle s'arrête devant moi, ignorant délibérément le soldat qui la toise d'un œil méfiant. Elle me regarde encore avec attention, alors je la fixe moi aussi. Elle a des iris étonnants, d'un brun très clair.
« Te voilà enfin ! Je t'attendais depuis longtemps, feint-elle de me gronder, que faisais-tu ?
— C'est ma faute, je testais mes compétences de future Veilleuse, improvise Amyltariaea en voyant que je ne sais pas quoi dire. Je m'étais cachée dans les vêtements que ton élève transporte pour toi. »
Le soldat plisse les paupières.
« Tu t'occupes d'enseigner son futur métier à cette fille ? clarifie-t-il en me désignant.
— Bien sûr que oui, prétend Amyltariaea avant que ni moi ni la femme ne répondions, Amyrrraeccb est fabricante de vêtements.
— Eh bien, ces deux enfants ont enfreint la loi, assène le soldat d'un ton cassant, et je vais devoir les conduire au commissariat. Tu devrais retourner dans ta ville après avoir amené ces habits à leur destination, conseille-t-il froidement en poussant le vélo vers elle avant d'y récupérer nos masques. Je vais simplement garder ceci, cela pourrait leur être utile.
— Attends, dis-moi, qu'est-ce que ces filles ont fait ? Je n'ai pas vraiment compris leur explication.
— La plus grande se cachait dans cette remorque », marmonne le soldat, qui semble déstabilisé à présent, comme s'il se rendait compte du ridicule de la situation.
La jeune femme hausse les sourcils, puis nous adresse un regard désolé, comme si elle regrettait de ne pas pouvoir nous aider. Elle saisit le guidon du vélo et marche quelques instants à nos côtés, puis, sur un regard insistant du soldat, elle fait demi-tour et se dirige vers la porte d'Aritam.
Tandis que le soldat parle dans ses lunettes, je repense à Marc et son impression de préparer une expédition touristique, juste avant que nous grimpions dans le dahilazrdja. « C'est pas un jeu, c'est vrai, ça nous est tombé sur la gueule et tu peux pas te persuader que ça n'existe pas. »
Je crois que je comprends mieux ce qu'il voulait me dire. Je suis des yeux un jeune homme, son pas pressé, ses cheveux noirs bien coiffés. Lorsqu'il s'aperçoit que je le regarde, il détourne les yeux et redouble de vitesse. Je reporte mon attention sur Amyltariaea, son visage blême, ses mains tremblantes. Il a raison, je ne peux pas me persuader que je suis dans un jeu et que le danger n'existe pas. Un mélange de peur et de dégoût me broie le ventre. Putain, je déteste ça, je déteste Az, je déteste le tourisme, je déteste tous ces gens. Et jamais je n'ai eu autant besoin de mon frère.
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