42. Les pots cassés

Appuyé contre le muret qui délimite la parcelle du petit jardin de la maison de Rose, j'allume une cigarette. Jack m'a fait reconnaître que j'ai eu tort de prendre Rose comme quelque chose d'acquis et je paye à présent les pots cassés. J'ai préféré me perdre dans une tempête que je maudis de jour en jour, un cercle vicieux qui me happe entièrement et pourtant je m'y accroche. J'ai l'impression de me passer mon temps à me contredire, mais je crois que j'aime ça, être meurtris.

Peu de temps suffisent pour que ma meilleure amie me remarque dans la lueur d'un des nombreux lampadaires. Habillée d'une robe longue brune dans un style bohême, les traits de son ventre arrondi par sa grossesse se dessine sous le tissu volatil. Ses cheveux, délavés, lui donnent un aspect négligé que je n'ai pas l'habitude de voir. Son visage est grave. C'était une mauvaise idée de venir la voir.

Rose s'approche d'un pas si hésitant qu'il me fait baisser le regard. L'odeur sucrée de son parfum m'informe qu'elle se trouve à côté de moi. Les yeux clos, je tire une longue latte de ma cigarette et rejette la fumée dans un soupir. Mes pieds tapent en rythme discrètement sur les dalles du trottoir, le stress va me happer.

— C'est la voiture de Jack ? demande Rose soudainement.

Avec toutes les peines du monde, je relève la tête et jette un coup d'oeil dans sa direction. Ma meilleure amie fronce sur le 4x4 rouge en face de nous.

— Peut-être, dis-je, penaud, en relevant les épaules.

— En tout cas, ce n'est pas la tienne.

— Effectivement, aucune voiture ne vaut la mienne, lancé-je en esquissant un petit rictus révélateur.

Elle étouffe un petit rire, mais reprends très vite son sérieux.

— Je suppose que le propriétaire de cette voiture n'est pas au courant qu'elle voyage sans lui ?

— Peut-être, réponds-je simplement. Elle ne lui servirait de toute façon pas, vu l'état dans lequel il se trouve.

— Je vois... toi non plus, à en voir ta tête.

Je reprends une bouffée, la dernière, de ma cigarette consumée et l'écrase sur le petit muret sans répondre à son pic. C'est vrai, j'ai un air de clodo et je dois sûrement puer, mais je suis venu pour quelque chose et il est temps pour moi de discuter avec elle. Mes prunelles fixent le sol et ma gorge se serre.

— Rose... J'ai besoin d'aide.

Et je suis prêt cette fois-ci à la recevoir, promis.

Elle reste muette. Je tourne ma phrase différemment.

— Est-ce que tu peux m'aider ? répété-je d'une voix tremblante.

— T'aider avec quoi ?

— Avec tout. Être en vie, vivre, juste vivre. Je veux vivre, Rosie.

J'ai envie de gravir des montagnes quand je te vois.

Une larme perle sur ma joue. D'un geste rapide de la main, je l'essuie.

— Je t'ai trouvé et tu m'as trouvé lorsqu'on était mômes. Tu as toujours fait en sorte que j'arrive à avancer avec mes bagages bien trop lourd pour un enfant, un ado et même aujourd'hui encore. J'ai toujours frôlé ce mur destructeur, mais je ne l'ai jamais percuté et ça c'est grâce à toi.

— Alors, vas dans ce centre, celui du prospectus, sors-t-elle, distante.

Je relève la tête et lui fais face.

— Je n'ai pas besoin d'un hôpital pour toxicos.

Un gros soupir s'empare d'elle.

— Tu ne veux pas m'aider, affirmé-je en fuyant son regard accablant.

Un long moment de silence s'installe entre nous. Les larmes montent, ma cage thoracique comprime mon cœur qui a déposé les armes.

— J'ai toujours vécu pour toi, et tu ne peux plus m'encadrer, c'est ça ? lancé-je.

— Ta faiblesse finira par avoir raison de toi.

Je lève un sourcil interrogateur. Elle reprend.

— Tu es amoureux du chaos.

Et je crois que j'aime ça. Parfois.

— Tu es là pour le gérer. Tu as toujours été là pour t'en occuper.

Mes doigts s'entremêlent, maniant l'inconfort de ses mots comme je peux.

— M'en occuper ?

— Pour qu'il n'ait pas raison de moi. Je veux juste me sentir bien. Je lutte avec ces conneries tous les jours.

C'est vraiment très dur, juré.

Après un raclement de gorge, je me lève et fais quelques pas.

— Je vais craquer, j'ai craqué, Rosie. Je cherche désespérément un moyen de m'en sor...

— Je t'ai donné un moyen de t'en sortir et tu ne veux pas le saisir, me coupe-t-elle, aigre.

— Je n'irai pas dans cette merde d'hôpital, j'ai juste besoin de toi, s'il te plaît.

— Je n'ai pas d'autre solution à te donner, désolé.

Condamné.

Ma meilleure amie se lève et reprend.

— C'est la seule solution qui peut réellement t'aider. Il te faut des professionnels autour de toi.

Mes démons ont déjà attaché la corde à la poutre, mais elle, elle frappe tout droit dans le tabouret.

Après un raclement de gorge, j'achève la conversation.

— Je vais y aller.

J'appuie sur le bouton de la clé et un bip sonore retentit. Lorsque j'arrive à la hauteur de la voiture, Rose m'appelle. Je me retourne.

— Les erreurs ne s'effacent pas, Nikki. Après toutes ces années, tu as finalement réussi à m'avoir à l'usure.

J'entre dans la voiture, allume le contact et mets les gaz. Enragé, les paumes de mes mains s'abattent sur le volant avec violence, alors que je crie à pleins poumons. Quelques rues plus loin, ne pouvant me concentrer sur la route, je m'arrête sur le bas-côté. Je braille à m'en déchirant les cordes vocales pendant que mes poings s'acharnent encore devant moi. Le klaxon s'enclenche à plusieurs reprises et les clignotants, par à-coups, s'allument comme un sapin de Noël. Mon corps, au bord de la rupture, tremble, l'adrénaline est à son apogée. J'essaye de me pousser au calme en faufilant mes doigts dans mes cheveux emmêlés. Ma respiration, encore saccadée, redevient petit à petit normale, tandis que je me masse la tête.

Les bases de ma maison branlante s'effondrent comme un château de carte. Je ne sais pas si je vais essayer de vivre par moi-même, si je peux le faire. Je n'avais pas le droit à d'autres essais et je n'ai pas su m'adapter. Alors qu'il commence à pleuvoir, que les gouttes d'eaux s'écrasent sur le pare-brise et que je baigne dans la douleur, quelque chose vient de mourir dans mon cœur.

Je crois que je suis en ruine et que je suis irréparable.

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