40. Ne pas savoir, c'est savoir quand même

Une grande respiration. Se laisser aller. Je dois me laisser aller. Alcool en main, mes doigts s'acharnent sur la sonnette du bâtiment où Hannah habite. Il semblerait que je ne puisse pas garder mon calme. L'interphone s'enclenche et une petite voix se fait entendre.

— Ouvre ! dis-je sans attendre, comme un piteux chien galeux.

Elle souffle, mais un petit bip de victoire me parvient aux oreilles, et j'entre.

La jolie brune se trouve à l'embrasure de son appartement, les cheveux en pagaille. La tête d'enterrement qu'elle tire me conforte dans l'idée qu'elle est loin d'être ravie de me retrouver à trois heures du matin sur son paillasson.

— Tu veux quoi ? dit-elle froidement.

Sans délicatesse aucune, j'apporte la bouteille de whisky à mes lèvres et celui-ci en profite pour taper sur mes dents m'arrachant une grimace de douleur.

Merde.

— Tu es encore plus ivre qu'avant, ajoute-t-elle.

Mes lèvres esquissent un sourire maladroit. J'ai chaud. J'ai trop bu. Qu'est-ce que je fais là, déjà ? Un téton pointe à travers son joli haut de satin noir. Quel délice. Sans gêne, mes yeux comme des radars, fixe son décolleté légèrement caché par ses bras qu'elle croise. Je relève le regard jusqu'à trouver ses yeux, exaspérés. Après un gros soupir, elle entre dans son appartement.

— Ne me fermes pas la porte au nez, lancé-je en appuyant la tête contre le mur à côté de moi.

Mon corps tangue, mes pieds se floutent. Il fait chaud, très chaud. C'est la dernière fois que je bois. L'air sature. Je place une main sur mon visage, penaud.

Ah putain, je ne suis pas bien.

— Hannah...

Je crois que je vais vomir.

— Quoi ?

J'en suis certain.

— Les toilettes ?

Elle pointe de l'index la pièce. Dans la précipitation, je la bouscule et tente, chancelant et désespéré, de rejoindre mon objectif. Porte fermée, je déverse le contenu entier de mon estomac dans la cuvette.

Putain, pourquoi j'ai trop bu ? C'est toujours quand on a fini de boire qu'on se demande pourquoi on a bu.

Après plusieurs minutes à expulser mes tripes, en sueur, j'ouvre la porte. Hannah, assise sur le canapé, me fait face. Une mine très sérieuse s'est emparée de son visage d'habitude si serein et lisse. Mon subconscient tente de la rejoindre, comme s'il s'était lancé dans une sorte de course de la dernière chance pour reconquérir la douce princesse, mais mon corps a fini par me le faire payer lorsque je trébuche dans un coin de table et finit lamentablement par terre. A genoux, je me sens pitoyable. Une vraie merde.

— Laisse-moi t'aider, se décide-t-elle.

— Je crois que tu ne peux rien faire.

Tu ne peux rien faire parce que je suis une lamentable.

Mes iris se plantent dans les siens. Le contact se crée. Je pourrai me noyer en toi, plonger si profondément que je ne pourrai revenir. C'est affligeant ce qu'elle me fait ressentir. L'amour, ça pique.

Putain, je suis vraiment trop con.

— Je suis tellement désolé, Hannah.

— A propos de ?

Elle m'aide à atteindre le canapé.

— De ce que je t'ai fait avant, de ne pas tenter de te comprendre.

Hannah passe ses doigts dans mes cheveux et ça a un effet réconfortant, presque rassurant. J'en oublie même ses mots.

— Est-ce que tu m'aimes ?

J'adore me torturer, m'effondrer sous ses phrases.

Hannah détourne le regard. D'un ton glacial elle lance :

— Je ne sais pas.

— Comment ça, tu ne sais pas ? C'est facile, c'est oui ou c'est non.

Effondrement.

— Je ne sais pas Nikki.

Ses épaules s'affaissent, comme si je venais de mettre le monde dessus.

— Moi, je t'aime.

Muette, sa main délaisse mes cheveux pour se poser lourdement sur sa cuisse. Elle se lève du canapé en tenant l'avant de son bras. Son air, grave, me pétrifie. Je viens de lancer tout ce qu'il reste de mon cœur dans cette lutte pour l'avoir mienne et visiblement, c'est une défaite. L'air, autour de moi, commence à saturer face à son silence pesant. Comme un animal blessé, je cherche le conflit.

— Pourquoi tu restes planter là ! reprends-je d'un ton cassé.

— Tu ne peux pas rester ici, dit-elle sèchement.

— T'as vraiment un problème.

Je tente de me lever mais le canapé me happe tout entier bientôt.

Merde.

— Mais je ne peux pas te laisser partir dans cet état, rectifie-t-elle.

— Mais si tu ne m'aimes pas, qu'est-ce que t'en a à foutre ?

Ce n'est pas réel. Ça ne peut être réel.

Discrètement, je me pince le dessus de la main, ce qui me provoque une petite grimace. C'est réel. Hannah répond d'un air totalement détaché, presque faux.

— Je tiens à toi.

C'en est trop pour moi. Je reprends mon courage et réussis à me lever.

— Garde ta salive, je ne t'écouterai plus, grondé-je. Tu m'as ouvert parce que tu es bloqué dans cette relation dans laquelle tu essayes de ne pas me faire de peine, mais c'est raté, tu peux t'en aller. Je n'ai pas besoin de toi.

— Tu m'obliges à connaître quelque chose dont je ne connais pas la réponse.

— Hannah. C'est simple. Est-ce que tu m'aimes ou non ? Ce n'est pas la mer à boire. De toute façon, il me semble visiblement que c'est "non".

Une larme roule sur sa joue rosée.

— Je ... Je ne sais pas, par pitié, arrête ça.

— Crache ta pitié ailleurs. Tu m'épuises. Si t'es pas capable de connaître tes sentiments alors que ça fait des mois qu'on se voit, c'est que tu ne vois pas les choses comme moi.

Tandis que mes cordes vocales semblent m'avoir quitté soudainement et que mes yeux me piquent, je garde le contrôle et ne laisse apparaître aucune émotion autre que la colère et l'exaspération. J'expire et inspire du mieux que je peux, mais je n'en mène pas large. A l'intérieur, je me sens brisé. Mon cœur se liquéfie, mes poumons se rétractent et mon estomac se noue, tandis que ma gorge est sanglée par une corde invisible, m'empêchant de respirer correctement.

Bon Dieu, j'étouffe.

Je m'avance vers la porte d'un pas incertain mais persévérant. Hannah se mets au travers de ma route, peu sûre d'elle.

— Laisse-moi m'en aller.

Hannah tient sa position, les bras ballants. Elle semble toujours ne pas vouloir abdiquer alors que tout est terminé. Je rassemble le peu de souffle en moi et hurle.

— Laisse-moi passer.

Elle sursaute, désarmée. D'un pas menaçant, j'approche et instinctivement, elle se pousse. Lorsque je me heurte à une porte fermée, mon sang froid s'envole.

— Donnes moi les clés ! Laisse-moi partir ! répété-je, hors de moi.

Ma rage me surpasse, mon poing s'éclate dans le bois à côté de sa tête. Mon cœur est juste trop sombre pour que je me soucie de quoi que ce soit. Les prunelles de Hannah me regardent, craintifs, mais elle ne détourne pas le regard tandis que ma fureur la foudroie. Elle tremble de tout son être, mais son corps, lui, ressemble à une statue de marbre bloquée dans le temps. Sa respiration est saccadée et confuse. Je peux aussi ressentir sa peur lorsque je m'éloigne pour remettre un peu de distance entre nous. Soudain, elle éclate en sanglot. Ses paupières se ferment pour se pousser au calme, en vain. Les larmes ruissellent sur son doux visage noirci par le reste de maquillage.

Ça fait mal de savoir à quel point je peux la rendre malheureuse. C'est tant mieux qu'elle ne m'aime pas, je suis incapable de prendre soin d'elle. Je suis un salaud. Je ne la mérite pas.

Comme une fusée, je fonce dans la salle de bain et ferme à clés. Hannah, restée derrière la porte, me demande à plusieurs reprises de l'ouvrir. Ma raison s'efface progressivement, comme l'écho de sa voix. Mes mains se faufilent dans mes cheveux et serrent. Mon dos heurte quelque chose de dur et mon corps glisse, impuissant contre mes émotions, sur les carreaux froids. Je retiens un cri de souffrance en mordant mon poing. Je veux avoir mal ailleurs qu'à l'intérieur de moi.

— Nikki ?

Sa voix est pleine d'inquiétude.

Je me lève et actionne le robinet pour couvrir le bruit de mes gémissements. Tandis que mes mains s'accrochent au meuble de l'évier, je tente de reprendre une respiration normalement, mais j'abandonne rapidement cette idée lorsque je comprends que la douleur que je ressens me surpasse complètement. Elle me submerge. L'effet d'un millier d'aiguilles invisibles venant se planter dans mes bras me paralyse. Mes veines semblent vouloir sortir de mon corps. Plus aucun organe ne veut me maintenir en vie.

Je suis foutu.

J'hurle, cogne de toutes mes forces dans le lavabo en face de moi, puis au tour du miroir, qui explose sous la pression de mon poing. J'envoie mon pied dans la baignoire, j'arrache le rideau de douche, empoigne les serviettes qui se mettent à voler, le savon finit sa course dans les bries de verres éparpillés sur le sol. Je frappe encore et encore le mur jusqu'à qu'une sensation de brûlure m'arrête net.

— Ouvre !

J'en peux plus de moi.

Mes phalanges me font un mal de chien, du sang gouttent sur le sol. Je suis complètement essoufflé.

— S'il te plaît... entends-je à travers la porte.

Et je me laisse lourdement tombé.

— Est-ce que tout va bien ?

Autour de moi, la vision du champ de bataille me calme immédiatement. Mes phalanges me lancent, mais après un coup d'œil rapide, rien de grave n'est a déploré. Avec énormément de difficulté, je me relève. Après un rapide reniflement, j'ouvre la pharmacie en faisant attention de ne pas me couper. Un à un, je jette les boites de médicaments par terre, à la recherche d'un produit miracle qu'Hannah cacherait, mais rien ne s'y trouve à part une boîte de somnifère. J'en prends deux cachets et m'assoie sur le rebord de la baignoire. Le sang de mes doigts blessés perle sur le carrelage blanc immaculé.

Je ne ressens plus rien. Je suis complètement vidé et je préfère largement cette sensation à l'autre. J'ai l'impression que mes démons se reposent eux aussi. Dans un silence de plomb, j'entends Hannah pleurer, encore par ma faute, derrière cette porte.

Il me reste plus qu'à la confronter, une fois de plus.


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