21. La bourde

Je branche mon matériel et retourne m'affaler dans le canapé. Avec Ethan, nous sommes censés nous préparer pour notre petite tournée, et par la même occasion, répondre à une interview d'un journaliste du coin. Je suppose qu'il sortira les mêmes questions qu'on nous pose toujours, mais avec cette assurance de croire qu'il sera le premier à y avoir pensé. Je n'ai rien contre les journalistes, mais parfois, ils me poussent vraiment au désespoir, comme s'ils n'étaient pas fichus de lire ceux qui sont déjà sur internet ou dans les revues people.

Notre local est petit ou peut-être qu'on entasse un peu trop de choses avec le temps. C'est possible qu'on n'ait pas réellement besoin de trois batteries entières, d'une dizaine de guitares et de basses, ou encore de cinq amplis. Quant aux mètres de câbles qui traînent par terre, dont certains sont cassés, nous les laissons quand même là, donnant l'effet de surprise quand le son ne vient pas à nos oreilles.

La porte s'ouvre, Ethan est accompagné d'une journaliste. Une femme. Je devais être encore trop défoncé je suppose, pour ne pas avoir capté ce détail. Je la salue et visiblement mal à l'aise, elle s'installe sur la chaise en face de moi, droite comme un piquet, son magnétophone déjà entre les mains. Je m'attarde sur elle un instant : elle porte un jeans bleu foncé patte d'éléphant, il lui arrive au-dessus du nombril. Un léger top en dentelle blanc affine sa taille. Son décolleté n'est pas vulgaire, mais si je m'y attarde trop, je m'y perdrais facilement.

— Tu veux boire un truc ? dis-je en essayant de la rassurer.

— Oui, pourquoi pas de l'eau, répond-t-elle en haussant les épaules.

Ethan lui amène un verre et s'installe à côté de moi. Elle le remercie et d'un geste précis, elle repousse ses longs cheveux bruns en arrière.

— Je suis contente de vous rencontrer, annonce-t-elle, l'air plus détendu. Je m'appelle Elise et je travaille pour « Rckstr ».

— Ok, cool ! balance Ethan, hochant la tête.

— Est-ce que ça vous va si on commence ?

— Ouais, on est là pour ça, je crois ? dis-je en souriant.

— Super.

Elle sort son petit calepin où les questions sont certainement notées et se lance.

— J'ai énormément écouté votre album dernièrement, et quelque chose m'a interpellé : contrairement à votre premier album, celui-ci comporte des parties claires. Est-ce toi qui les chante ?

Ethan pouffe, cette question est trop facile.

— La voix principale, tu dis ? demandé-je d'un ton las.

— Oui.

— Je fais toutes les voix sur l'album en dehors de quelques "Oh" et de "Ah" que Vince se charge de faire.

Elle me regarde, dubitative.

C'est si compliqué de croire que je sais faire un truc pareil ?

— Comment ça se fait que vous vous décidiez de faire des parties de clean ?

— J'ai toujours chanté avec mon piano, c'était une sorte de challenge de reporter ce que je faisais à la maison à ce que je fais avec le groupe.

— Et combien de temps ont duré l'écriture et l'enregistrement de cet album ?

Je regarde Ethan qui prend la parole.

— On a écrit l'album en trois ou quatre mois et puis on a passé deux mois à l'enregistrer. Donc, je pense bien six mois au total.

Il me jette un coup d'œil, comme s'il cherchait mon approbation. J'acquiesce de la tête.

— C'est ça, t'as raison, approuvé-je.

— J'ai l'impression que vous tournez non-stop avec le groupe, reprend la reporter. Qu'est-ce que vous avez appris sur l'industrie du disque, sur la route, ou encore sur la vie de musicien en général ?

Ethan, dans un soupir nerveux, fait un mouvement de la tête pour repousser sa mèche sur le côté.

J'ai compris. À moi la question chiante.

—Sur l'industrie du disque ? répété-je, pensif. Par où commencer ... Nous avons remarqué que tant que nous ne sommes pas observés, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais si nous ne sommes pas vigilants et que l'un de nous fait une gaffe ne serait-ce qu'une seule fois, les gens peuvent te démolir, autant pour des choses super anodines que pour des malentendus bidons.

— Ouais ... lance mon ami, le regard dans le vide.

— J'ai eu droit à des "Nikki est un connard", "Fall in Pieces, c'est de la merde". Au départ, j'avais du mal à encaisser ces remarques, parce que je me sentais incompris, mais maintenant je m'y suis fait. Nous savons gérer tout ça, autant moi que le groupe, mais c'est vrai qu'au début, les gens avaient tendance à profiter de nous. Au fond, l'industrie du disque est remplie de personnes fausses et égoïstes.

La journaliste semble contente de ma réponse.

— J'ai entendu dire qu'il y aurait un prochain album de prévu ? Est-ce le cas ?

— Hum ... La batterie a été enregistrée en studio lundi passé, dit Ethan sans faire exprès.

Ses grands yeux bleus le fixent, alors qu'elle se tient prête à creuser pour savoir plus de détails croustillants.

— En combien de temps vous avez enregistré la batterie ?

Ethan, connaissant mon état à ce moment-là, celui qui ne me permet pas de connaitre la réponse, s'attelle à la question.

— En trois jours. Vince a cartonné.

— Et le prochain album s'annonce comme quelque chose ressemblant au précédant ?

— Je suppose, ouais, marmonné-je.

— Donc vous oubliez le deathcore, cela ne vous manque pas ?

— Pas du tout, je pense surtout qu'on évolue à chaque album, lancé-je avec un sérieux peine croyable.

— Donc vous faites quel genre de musique au final ?

— On n'a pas un genre distinct. Nous faisons la musique qui nous tient à cœur sur le moment. Le Death, on adorait ça à nos débuts, mais on évolue.

— Le groupe va fêter ses sept ans cette année, vous avez quelque chose de prévu ?

— Nous partons les deux en tournée acoustique pour notre projet, répond aussitôt mon ami.

Pardon ? Quel projet ?

Je me retourne et lui lance un regard rempli d'incompréhension. La journaliste, qui est loin d'être dupe, se jette dans la faille.

— Un projet ? répète-t-elle, le regard avide.

— Nous reprenons simplement les titres du groupe dans une version piano/guitare/chant, reprené-je en tentant de minimiser la chose.

— Que feront Vince et Rose, pendant ce temps ?

— Rose attend un heureux événement pour la fin de l'année, dit Ethan sans se rendre compte de la bombe qu'il vient de donner en cadeau à ce rapace de journaliste.

Je n'y crois pas, il a mis les pieds dans le plat, cet idiot !

La journaliste rayonne. Si elle est venue pour des potins, elle est servie. Son sourire lui arrivant jusqu'aux oreilles, elle continue dans sa lancée alors que je balance un coup de coude dans les cotes de mon ami.

— Et qui est le père ?

— Cette information est confidentielle, asséné-je rudement.

— Est-ce un membre du groupe ? poursuit Elise sans relever mon état d'exaspération.

— Non ... dit Ethan d'un ton peu convaincant.

Je le fusille du regard et me lève brusquement.

— Vous n'en saurez pas plus sur le sujet.

Rose n'a pas besoin d'avoir les journalistes sur le dos en plus de moi, la loque. La reporter me regarde avec un petit sourire satisfait. Je crois savoir à quelles conclusions elle en est venue, mais sur le moment, je m'en moque. Tout ce que je veux, c'est qu'elle déguerpisse.

— Nous sommes désolés, mais nous avons du travail qui nous attend, annoncé-je en ouvrant la porte.

Elise comprend le message. Elle range son calepin et son magnéto dans son sac, salue poliment Ethan et m'accorde un nouveau petit sourire en passant devant moi lorsqu'elle quitte la pièce. Je claque la porte derrière elle et m'effondre contre le battant en soupirant.

— Ethan ? appelé-je.

— Oui ? répond-t-il en bidouillant une guitare pour se donner contenance.

— Je vais te démolir.

— Mec, je n'y peux rien, c'est sorti tout seul ! lance-t-il pour se défendre.

Je tente de conserver mon calme, mais l'attitude d'Ethan fait que j'explose.

— Tu as vraiment merdé ! Rose n'a pas besoin de ça !

— Mais de toute façon, ça se serait remarqué dans quelques temps.

— Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans ta tête ? Tu ne t'es pas dit qu'elle avait besoin de repos et de calme pour accueillir son bébé ? grondé-je.

—    C'est toi qui me dis ça ? rétorque-t-il, furieux à son tour. Aux dernières nouvelles, ce n'est pas moi qu'elle a été obligée de supporter pendant plus de quatre jours ! Ce n'est pas moi qui aie été assez faible pour être dépendant de l'héro ! Ce n'est pas moi auprès de qui Rose est restée pour ramasser ma gerbe alors que j'étais pire qu'une épave ! Alors t'es vraiment mal placé pour me donner des leçons !

Je vois rouge. Je bondis et fonce sur lui pour lui donner un coup de poing dans le visage. Ethan vacille légèrement en se tenant la mâchoire et me repousse violemment. Je trébuche et atterri dans l'une des batteries qui fait un bruit sourd sous le choc. Je reste sonné quelques secondes avant que je puisse me redresser péniblement. Je lance un regard haineux à ce con, attrape mon hoodie d'un geste brusque et quitte le local en claquant la porte derrière moi.

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