Avancée (2ème partie)
Je poursuivais :
— Dans la série de nos bêtises italiennes, nous avons aussi dormi deux fois en pleine gare. Nous étions arrivés trop tard, après l'heure de fermeture de l'auberge de jeunesse, ou trop tôt, avant sa réouverture matinale. Nous n'avions eu d'autre choix que de poser nos sacs de couchage entre un kiosque à journaux et un panneau d'affichage, au pied des trains. Nous avons mis longtemps à nous endormir. Non par inconfort ou par peur. Mais parce que nous enchaînions les crises de rire. La première, je m'en souviens, avait démarré en pensant à la tête de nos parents s'ils nous avaient vus ainsi, tels deux clochards. La seconde, en imaginant des manchettes de journaux : « un train ne s'arrête pas, deux touristes tués dans leur sommeil » ; ou plus tard dans un magazine people si nous étions devenus célèbres entretemps : « Leurs débuts difficiles : sans-abri en Italie », avec preuves en photos à l'appui. Nous nous étions aussi livrés à une bataille de puces imaginaires. Bref la nuit fut courte... et drôle !
Nous sommes restés deux ou trois jours à l'auberge de jeunesse de Florence. Suffisamment pour sympathiser avec d'autres jeunes. Une nuit, nous étions trois ou quatre filles à nous glisser dans votre dortoir, où ça ronflait ferme, à aller dérober votre linge qui séchait dans votre salle d'eau, puis à le disposer sur les chaises du réfectoire commun. Où le lendemain vous fûtes nombreux à tenter d'identifier vos caleçons et chaussettes respectifs. Une fois les coupables identifiées, vous avez décidé de les remercier : vous nous avez offert de laver nos vêtements, chaussures comprises... au seul inconvénient près que la lessive eut lieu sous la douche et que nous étions, mes camarades fautives et moi, dans lesdits vêtements et chaussures !
Pour en revenir à la photo prise place Saint-Marc à Venise, ce soir-là nous nous étions installés à la terrasse d'un café. Plus exactement, moi j'étais assise et toi, tu devais m'accoster tel un parfait inconnu et déployer les techniques de drague les plus piteuses et grotesques. Cela avait donné façon classique : « Me permettez-vous, Mademoiselle, de m'assoir près de vous ? ». Moi : « Non, restez debout, à défaut d'avoir l'air intelligent, vous aurez l'air grand. » Façon ringarde : « Vous êtes seule ce soir ? ». Moi : « Oui et à vous voir, je compte bien le rester. » Façon Belmondo : « Ne cherchez plus, n'attendez plus, je suis là ! » Moi : « Un café, s'il vous plaît ». Façon bof : « Salut, moi c'est Momo, toi c'est quoi ? » Moi : « Monique, reine de la n... » Façon hasard : « On ne s'est pas déjà vus quelque part ? » Moi : « Dans un cauchemar ? » Façon flambeur malin : « C'est bien vous qui êtes garée derrière ma Ferrari rouge et m'empêchez de sortir ? » Moi : « Non, impossible, comme grosse voiture rime avec petite quéquette, je stationne toujours près d'hommes à petite voiture. » Façon mauvais poète : « Ah, mademoiselle, la basilique Saint-Marc est un bien pâle joyau à côté de vous ! » Moi : « Ah monsieur, si la connerie permettait de briller, vous illumineriez la place Saint-Marc ! » Façon droit au but : « Une nuit d'amour ça vous dirait ? » Moi : « Oui, mais pas avec vous. » Façon prétentieuse : « Erigé, mon campanile à moi est bien plus impressionnant que celui de la basilique ! » Moi : « Approchés, mes dômes à moi sont bien plus tentants ! ».
Et je ne sais plus quelles autres façons drolatiques tu avais déployées. Mais je dois dire que le sujet de la drague semblait pouvoir t'inspirer de manière illimitée. Tu avais d'ailleurs reçu les compliments d'une femme d'une quarantaine d'années, assise à la table voisine. Pendant ta prestation, elle avait paru absorbée dans la lecture d'un quotidien italien. Mais à la fin de ta tirade, à notre grand étonnement, elle s'était tournée vers toi, t'avait complimenté sur ta virtuosité qui, avait-elle précisé, ne l'étonnait pas de la part d'un Français, champions en la matière.
Une averse soudaine avait fait déguerpir cette voisine. Tu m'avais prise par la main et tandis que tout le monde cherchait un abri, tu m'avais entraînée au milieu de la place pour y danser en chantant : « I'm singing in the rain... » Nous avions fini trempés, mais Dieu que j'aimais ta folie, ta joie, nos rires et lèvres mêlés !
Je continuais à tourner et tourner les pages de nos albums photos. Je distribuais à chacune l'anecdote correspondante :
— Là tu vois, c'est Crest-Voland. C'est l'unique fois où j'ai réussi à t'amener aux sports d'hiver. Unique car figure-toi que tu n'aimes pas la neige ! Alors évidemment le ski présente quelques désagréments... Enfin, malgré ton aversion pour les blancs flocons, nous avions passé une joyeuse semaine. Nous avions inventé un deal pour pimenter nos descentes : celui qui chutait devait payer un nounours en guimauve à l'autre. Au bout de dix nounours s'ajoutait un savoureux massage à effectuer de retour à l'hôtel. Je dis savoureux car je n'ai jamais autant pris de plaisir aux chutes de quelqu'un !
Tiens là, c'est Paul et Claire. C'est dans cet hôtel que nous avions fait leur connaissance. Paul et Claire, tu te souviens, ils sont venus dîner le week-end dernier ? Bon, il est vrai que la soirée n'a pas été folichonne. Mais je t'assure qu'elle n'était pas représentative des moments que nous avions l'habitude de passer avec eux.
Je m'évertuais ainsi à saisir toute opportunité de réactiver la mémoire de Damien.
Nous recommencions à fréquenter nos amis, à renouer avec nos anciennes activités. Les premiers instants des retrouvailles étaient parfois malaisés. Mais bien vite avec la bonne volonté de chacun, un nouveau ton aux rencontres était trouvé. S'il n'était plus celui d'antan, il n'en était pas moins agréable.
Avec Paul et Claire, nous avions repris notre rituel des soirées Tarot. Verre de vin et cartes en mains, nous jouions jusqu'à des heures avancées de la nuit. La règle du tarot appartenait à ces choses que Damien n'avait pas oubliées. Légèrement hésitant lors des premières parties, il avait vite retrouvé son habileté au jeu.
Notre vie semblait vouloir se pelotonner de nouveau dans un cours tranquille. Sans fantaisie ni fanfaronnade, mais sans angoisse non plus. Nous nous acheminions paisiblement vers le moment où Damien retrouverait l'usage de sa mémoire, tel un accidenté qui en multipliant les exercices de rééducation attendrait de recouvrer le plein usage de ses membres.
Tout semblait donc bien se dérouler, avec une ligne d'horizon certes point encore bleue mais lisse cependant. Jusqu'au jour où...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top