Avancée (1ère partie)

Malgré tout, la vie reprenait son cours, mettant bout à bout des jours plus ou moins ordinaires et sereins, mais déjà plus calmes que ceux que nous venions de connaître. Sous le vernis de la tranquillité, rien n'était encore revenu à la normale, mais nous devions avancer. Je réalisais combien la vie est une voie à sens unique, sans bande d'arrêt d'urgence, et de laquelle toute sortie est définitive. Pour y progresser sans danger, les coups d'œil dans le rétroviseur sont hautement recommandés. Damien était juste privé de cette possibilité. Je devais lui prêter mon regard en arrière. Mon co-pilotage était devenu indispensable à son avancée.

Aussi désormais saisissais-je toute occasion d'évoquer le passé. Le geste le plus anodin du quotidien se transformait en opportunité d'un retour en arrière. Pas un instant du présent sans que je m'efforçe d'y attacher un souvenir. La composition des repas, la disposition des meubles, le rangement des vêtements, le choix des occupations de la journée, etc., tout me servait de support à ce minutieux travail de reconstitution. Prenait-il son petit déjeuner, j'en profitais pour l'informer qu'avant, il n'aimait pas le café au lait mais était un buveur d'expresso bien serré. Choisissait-il ses vêtements le matin, je lui indiquais qu'il n'aimait pas les couleurs vives. Écoutait-il la radio, je lui rappelais ses goûts musicaux. Lisait-il un journal, je lui narrais les événements récents survenus dans le monde. Bref, je ne lâchais rien, j'œuvrais comme un bon petit soldat à ma mission.

Je m'appuyais aussi sur nos albums photos, véritables machines à remonter le temps. Certes ils ne présentaient que des morceaux choisis du passé. Seuls les instants privilégiés d'une vie sont figés sur image. La banalité ou les désagréments du quotidien font rarement l'objet de clichés. Ces extraits immobiles, je tentais de les réanimer. J'en usais comme bornes de repère pour faire surgir là une anecdote, là un éclat de rire, là un paysage. Touche par touche, j'essayais de redessiner à la vie ses couleurs perdues.

— Cette photo a été prise place Saint-Marc à Venise. C'étaient nos premières vacances à deux, juste après notre bac. Nous avions choisi d'arpenter l'Italie, sac au dos : Milan, Florence, Venise, Rome et leurs auberges de jeunesse. Avec l'insouciance de nos dix-huit ans, nous avons fait des choses dont la pensée me fait rougir aujourd'hui. Dans les auberges de jeunesse italiennes, les dortoirs des filles et des garçons étaient séparés. Nous ne passions donc pas nos nuits ensemble. Alors, en journée, nous épanchions notre soif amoureuse dans des endroits peu prédisposés à de tels jeux. Nous avons ainsi fait « tchung-tchung » - oui, c'est ainsi que nous disions à l'époque ! – dans les toilettes du Milan-Venise, dans le parc de l'auberge de Florence derrière un cèdre centenaire. Nous avons également honoré une porte cochère dans une ruelle de Venise au risque de donner un joli spectacle à un passant attardé. Les ruines d'Ostie avec leurs maisons si bien conservées et donc si tentantes furent aussi le théâtre de nos opérations intimes. Evidemment, à force de taquiner les limites du raisonnable, arriva ce qui devait arriver : nous nous fîmes surprendre. Cet après-midi-là, nous avions choisi un coin isolé du Forum de Rome. Nous étions en pleine action quand survint un couple de touristes. Ce qui nous donna à peine le temps, moi de baisser prestement ma robe, toi de dissimuler l'instrument du forfait en te plaquant contre moi, et ensemble d'arborer le plus idiot des sourires qui soit. Les touristes éloignés et notre gêne passée, cette rencontre inopinée nous amusa beaucoup. Nous repensions à notre précipitation et à nos mines interloquées. Nous refaisions la scène dans de grands éclats de rire. En tout cas, nul traumatisme car dès le lendemain nous renouvelions nos extravagances.

A mon récit, je voyais une lueur s'allumer dans les yeux de Damien. Mais impossible de dire si c'était une lueur joyeuse de celui qui s'attendrit à l'évocation de ses incartades de jeunesse. Ou une lueur lubrique de celui qui se complaît dans une histoire grivoise. Ou encore une lueur embarrassée de celui dont la vie serait observée à son insu. Je ne pouvais déchiffrer son expression. Il se contentait d'écouter ma narration en souriant énigmatiquement façon Joconde, sans rien dire ni laisser transparaître. Son attitude était plutôt déconcertante, voire décourageante. Mais je m'accrochais. Déjà parce que je prenais un plaisir certain à cette plongée dans notre passé. Ensuite parce que je savais que j'accomplissais là une œuvre indispensable à sa reconstruction.


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