Attention (2ème partie)


Nous étions en voiture. Je conduisais. Car on ne savait pas si Damien connaissait encore un quelconque itinéraire, ni s'il avait conservé ses repères dans l'espace. J'essayais d'avoir l'air le plus naturel possible. En vérité, je n'en menais pas large. Certes je me réjouissais de le ramener dans notre nid. Mais j'étais inquiète aussi. Je me retrouvais en position de faire la conversation à quelqu'un qui m'était familier mais pour lequel j'étais une inconnue. Pas évident.

— Comme tu le vois, notre vieux tacot relève plus de la citrouille que du carrosse. Mais nous étions bien contents que mes parents nous le donnent.

Les banalités auxquelles je m'essayais ne dissipaient pas mon malaise. Tutoyer Damien me paraissait presque incongru. Je ne savais plus comment m'adresser à lui. Il me regardait avec une certaine réserve. Celle-là même que l'on arbore au début d'un séjour linguistique avec la famille d'accueil : il faut vite faire tomber les barrières et se familiariser, mais cette précipitation n'empêche pas la gêne.

Il observait attentivement les paysages alentours tandis que nous roulions. Pour autant il ne posait aucune question. Cela m'étonnait. A sa place je l'eûs assailli de questions sur les lieux que nous traversions. A la concentration de son visage, je devinais qu'il se savait censé connaître tous ces endroits mais qu'il ne reconnaissait rien. Réflexion faite, son mutisme n'était pas si étonnant. Damien n'avait jamais aimé user des mots pour se dire. Le divan du psychanalyste devait représenter pour lui le comble de la farce ou du supplice. Il n'aimait pas mettre des mots sur ses états d'âme, comme si l'aventure eût été risquée. Quand parler me permettait d'éclaircir la réalité, pour lui c'était toujours amorcer des bombes. Aussi y avait-il fort à parier qu'il ne chercherait pas à se réapproprier le monde via la parole. J'allais devoir le guider sans qu'il me donne ses coordonnées dans son désert de souvenirs. La tâche s'annonçait ardue. Effroyable même. Un passé est si riche. Je n'en connaissais qu'une facette. Qu'allais-je lui restituer, son histoire ou ma version de son histoire ? Comment le rendre à lui-même et non pas à l'idée que j'en avais ? Des événements communs, nous n'avions pas forcément eu la même interprétation. De la réalité, nous n'avions pas nécessairement conservé les mêmes traces. Ce qui m'avait affectée pouvait l'avoir indifféré. Ce qui l'avait captivé pouvait m'avoir ennuyée. Des mêmes faits, nous pouvions avoir des vécus dissemblables. Une petite voix sournoise me chuchota qu'il aurait peut-être tout oublié du football. Fini les comptes-rendus post match ? Il était vrai que là il devenait bavard. Ah ces matchs maintes et maintes fois rejoués en commentaires !

Puis une autre voix fit taire la première et me souffla de lui parler librement, de lui dire les choses comme elles viendraient, sans préjuger de leur importance. De lui laisser le soin de leur attribuer une place dans son passé. A lui d'effectuer son œuvre de restauration à partir des fragments épars et plus ou moins déformés que je lui fournirais. J'étais persuadée qu'il voudrait que j'agisse ainsi, sans être paralysée par d'infinies questions sur la façon de bien faire.


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