Attention (1ère partie)
Damien était autorisé à rentrer chez nous. « Chez nous », enfin chez ce que les autres et moi considérions comme tel. Damien, lui, ne se souvenait que d'une maison qu'il avait habitée enfant et que je n'avais jamais connue.
La sauvegarde de ses souvenirs s'arrêtait aux environs de ses quinze ans, âge auquel je n'étais pas encore apparue dans sa vie. J'étais hors circuit de sa mémoire. Non avenue. Rayée de ses connexions neuronales et donc de son existence.
Nous lui avions tous expliqué qu'avant l'accident il vivait avec moi dans un deux-pièces à Vaucresson que nous avions acheté ensemble. Il paraissait l'admettre. Tout comme il paraissait admettre que nous nous étions connus au lycée, qu'il était cadre dans une banque, que nos meilleurs amis se prénommait Paul et Claire. Il se rappelait de ses parents et de ses deux frères. Il avait fallu lui avouer qu'il n'en reverrait qu'un. On n'était pas sûrs qu'il ait bien compris.
Après que le professeur m'avait annoncé son amnésie, je m'étais rendue auprès de Damien. Je m'étais approchée doucement.
— Bonjour Damien. Je suis heureuse que tu sois de retour parmi nous. Très heureuse. Sais-tu qui je suis ?
Il avait répondu non de la tête. Comme je lui souriais, il affichait en retour un léger sourire. Mais tout son visage exprimait son désarroi. Il cherchait manifestement dans son cerveau l'image correspondante à la mienne et ne la trouvait pas.
— Si je te dis « Marie », est-ce que cela t'évoque quelque chose ?
Nouveau geste de la tête. Et nouveau regard désemparé.
— Damien, toi et moi sommes en couple depuis nos dix-sept ans.
Je guettais son expression, espérant y lire la trace d'un déclic. Mais je n'y voyais que ses vains efforts. Parler à quelqu'un que vous connaissez depuis plus de douze ans, avec lequel vous avez partagé tant de moments intimes mais qui, lui, ne vous reconnaît plus est une expérience plus que déstabilisante. La dyssymétrie du point depuis lequel vous vous adressez à l'autre vous donne le vertige. L'impression de vouloir danser à deux alors que vous êtes seule à entendre la musique. Vous vous tenez au bord du trou noir de sa mémoire comme au bord d'un abîme dans lequel tout faux-pas pourrait vous précipiter. J'avais immédiatement perçu, dès les premiers mots de notre pauvre dialogue, que nous allions avancer comme deux funambules, menacés à chaque instant de perdre l'équilibre.
Le jour de sa sortie de l'hôpital, j'avais tenu à venir chercher Damien seule. Pourquoi ? Parce que je craignais qu'il ne se raccroche à ceux seuls dont sa mémoire gardait trace. Grosso modo ses parents et son frère. De plus, je ne sais pas si je versais dans la paranoïa ou si mon intuition était juste, mais je soupçonnais sa mère de vouloir tirer profit de la situation. Quelque chose dans son attitude, dans ses paroles, ou plutôt entre ses mots, me donnait à penser qu'elle voulait tenter de récupérer dans son giron ce fils chéri qu'une intruse – moi – lui avait ravi. N'avait-elle pas proposé sous couvert de permettre à Damien de se sentir en sécurité qu'il revienne habiter chez eux le temps de son rétablissement ?
— Je dis cela pour vous deux, avait-elle susurré avec ses mimiques de bondieusarde. Pour que Damien puisse s'appuyer sur du solide jusqu'à ce qu'il se souvienne de toi. Et pour toi aussi : tu es au chômage, je ne veux pas te rajouter un souci de plus.
Le fiel sous le miel ! En la matière, ma belle-mère était championne toutes catégories. Elle n'avait pas sa pareille pour planter des flèches empoisonnées dans des propos en apparence inoffensifs. En moins de deux phrases, elle venait de me glisser que le solide pour Damien c'était ses liens familiaux, pas notre amour. Et que ma situation professionnelle ne méritait plus d'être considérée comme une pause en vue de faire un bébé, mais bel et bien comme une période de chômage. Un joli doublé de vacheries sous des allures bienveillantes ! Que répondre à cela ? La méchanceté doucereuse, celle qui serpente entre les lignes, m'a toujours laissée démunie. Eussé-je voulu lui mettre le nez dans sa vase qu'elle m'eût sans doute accusée de susceptibilité. Imparable !
— Je ne partage pas votre opinion. Je crois qu'il vaut mieux qu'il revienne chez nous pour l'aider à faire remonter ses plus récents souvenirs.
Heureusement, le professeur avait confirmé : il ne fallait pas reconstruire la réalité pour Damien à partir de ses souvenirs. Mais a contrario le plonger dans la réalité à partir de laquelle il recomposerait son passé. Et la réalité, c'était moi.
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