Attente (2ème partie)
Nous échangeâmes quatre bises. Et ce fut tout. Je veux dire qu'après les bises, Olivier ne me prêta plus attention. Avec Damien, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Ils se donnèrent une longue accolade, de celles que l'on donne à une personne que l'on croyait avoir définitivement perdue. Le retour de l'ami prodigue.
Ils s'installèrent sur le canapé et entamèrent un dialogue dans lequel ils n'avaient cure de m'intégrer. De leur part, je n'eus le droit qu'à quatre mots : « une bière », « moi aussi », quand je demandai ce que je pouvais leur servir à boire. Et là encore ce fut tout. Ils s'enfoncèrent de nouveau dans un territoire d'échanges réservés à eux seuls.
Ainsi exclue, j'eus tout loisir d'observer Olivier. Et ce que je vis ne calma pas mes inquiétudes. Il semblait porter les stigmates d'un parcours erratique. A trente ans, il était déjà sans âge. Son teint était gris, ses joues creuses, ses yeux ternes. Seul son regard s'allumait par instant. Aux propos qu'il tenait à Damien, je compris qu'il était célibataire, qu'il passait de petits boulots en petits boulots ou d'allocations en allocations, qu'il vivait plus la nuit que le jour, que peu de choses semblaient l'arrimer. Je ne pus m'empêcher de mesurer l'écart entre les chemins de chacun. De deux ados semblables, la vie avait fait deux adultes si différents. Pourquoi une telle différence ? Quand s'était-elle jouée ? Lors de mauvaises décisions ? De mauvaises rencontres ? A cause des casseroles trimbalées par chacun ? On aimerait tous connaître les secrets du bon déroulé d'une existence. Mais c'est un secret bien gardé, noyé dans nos illusions communes. On croit avancer, progresser. On se rend compte trop tard qu'on a souvent marché de nouveau dans les mêmes ornières, coiffé les mêmes œillères et que ce que l'on prenait pour un trajet en ligne droite n'était que la boucle indéfiniment répétée du manège de la vie.
Je me demandais ce qu'un pauvre hère comme Olivier venait chercher auprès de Damien : un compagnon d'errance et d'infortune ?
J'étais partie à la cuisine chercher des amuse-gueule et démêler mon nœud de questions. Quand je revins au salon avec mes ramequins de noisettes et d'olives, Damien m'annonça :
— On sort dîner.
Et avant même que j'eus le temps de réagir à cette sortie à laquelle de toute évidence je n'étais pas conviée, je me retrouvai seule au milieu du salon, un ramequin à chaque main, bouche bée, l'air idiot. Ils avaient filé. « Charmant », me dis-je. « Je sens que je vais regretter la version pantin désarticulé. Au moins je tirais les ficelles que je voulais ! ». J'eus envie de téléphoner à Claire pour lui relater l'événement et me faire plaindre. Je savais qu'elle me dirait : « non, il n'a pas fait ça ? Il t'a plantée, comme ça ? Eh bien, avec tout ce que tu as fait pour lui, ce n'est vraiment pas sympa de sa part ! ». Oui, cela me conforterait dans ma contrariété. Et c'était bien là le hic. En m'y confortant, cela m'y enliserait aussi. La contrariété se muerait en rancœur, voire en aigreur. Je ruminerais, je ressasserais. Autant dire que je m'empoisonnerais toute seule. Mieux valait tenter de détourner le cours de mes pensées et de mes émotions. Je pris un second verre de vin et repris ma lecture en cours : Angel & Marie, une histoire où l'héroïne Marie – Tiens, elle portait le même prénom que moi ! – défie le Ciel pour aimer librement. Les combats pour sauver un amour, ça me parlait ! Je lus un long moment, je m'insurgeai avec l'héroïne contre la rigueur du Ciel, je m'enflammai contre l'iniquité des lois qui lui interdisaient d'aimer qui elle voulait, je m'attendris devant ses douleurs et je fantasmai aussi un peu sur le bel Angel. Vers minuit, tombant de sommeil, je renonçai à attendre le retour de Damien. Je me couchai et m'endormis aussitôt.
Le « dîner » d'Olivier et Damien fut un long repas car ce n'est que vers six heures du matin que je fus réveillée par le bruit de la porte d'entrée qu'il ouvrait. Cette nuit d'absence ne changea rien à ses habitudes : il s'étendit sur le canapé du salon et je l'entendis rapidement ronfler comme un sonneur. De mon côté, le sommeil me regardait de loin, d'un air narquois : « fini ma petite ! Maintenant t'es trop agacée pour te rendormir ! Oh tu peux te tourner et retourner dans ton lit, je ne reviendrai pas ! Je ne fricote pas avec madame Colère... » Effectivement, j'eus beau patienter, il m'avait faussé compagnie. Néanmoins je ne voulais pas me lever, de peur de déranger Damien. Je repris ma lecture de la veille et me mis à envier cette autre Marie dont le bel Angel prenait tant soin.
Je m'autorisai à quitter mon lit vers dix heures et gagnai sans bruit la cuisine pour y prendre mon petit déjeuner. Je fis ensuite un saut dans la salle de bain, pris une douche rapide. Habillée, je sortis faire quelques courses. J'eus la malchance de croiser belle-maman au supermarché. Ni une ni deux, elle me proposa de passer voir son fils une fois nos emplettes finies. J'eus alors, je l'avoue, le plaisir de pouvoir lui rétorquer :
— Ça ne va pas être possible ! Il dort. Vous comprenez, il n'est rentré qu'à six heures du matin grâce à cet Olivier que vous lui avez envoyé. Riche idée que vous avez eue ! A le voir, je pense qu'Olivier va certainement être un bon guide pour votre fils.
La reine-mère n'étant pas débile, elle perçut l'ironie dans mes paroles.
— Je pensais bien faire. C'est important pour Damien qu'il puisse retrouver des personnes pour lesquelles il a encore de l'affection, qu'il puisse s'appuyer sur elles.
— Et vous pensez sérieusement qu'Olivier a l'air de quelqu'un sur lequel on peut s'appuyer ?
Je n'attendis pas la réponse. Je la laissai mesurer la portée de ce qu'elle avait fait. Damien n'était certainement pas dans un équilibre qui lui permettait d'accueillir sans péril un paumé comme Olivier.
Le bruit que je fis de retour à l'appartement réveilla Damien. Quand je l'aperçus se diriger groggy vers la machine à café, je ne pus brider ma curiosité.
— Vous avez fait quoi avec Olivier ?
— On est sorti.
— Oui, ça, je m'en étais aperçu. Mais encore ? Dis-moi ce que vous avez fait...
— Des choses...
L'air de Damien était aussi évasif que sa réponse. Il se servit un café devant lequel il resta assis, avachi, les yeux embués par les restes de je ne sais quelles brumes.
Si je m'abstins de manifester mon énervement ou d'insister, ce ne fut qu'en pensant très fort aux recommandations du Professeur. Laissez-le, laissez-le... Oui, enfin, en attendant, c'était plutôt lui qui me laissait !
Dans un effort que j'estimai surhumain, je m'entendis même lui proposer :
— Veux-tu que je te tartine de beurre une tranche de pain grillé ?
— Hum, si tu veux...ânonna-t-il.
Je lui préparai deux tartines, que je lui tendis avec un grand sourire. Intérieurement, je me complimentai : j'étais en plein progrès comportemental : je devenais capable d'exprimer des choses contraires à celles que je ressentais ! Car, en vérité, si j'avais ouvert l'écluse de mes pensées, c'est un flot de mots beaucoup moins aimables que j'eusse proférés.
La façon qu'il avait eue de m'ignorer la veille ou ce jour-là me blessait. Elle me donnait le sentiment d'être tenue pour rien. De me dissoudre dans le décor.
Je voulais croire le Professeur quand il parlait des progrès de Damien. J'espérais que tout allait bientôt rentrer dans l'ordre.
Malheureusement, les jours suivants dégonflèrent mes espoirs comme un vulgaire ballon de baudruche. Chaque soir vit Olivier arriver et entraîner Damien dans des sorties de plus en plus tardives. Désormais, ils ne prenaient même plus la peine de me prévenir qu'ils sortaient. Ils engloutissaient quelques verres au salon, sans m'en offrir un. Puis ils se levaient et disparaissaient sans un regard pour moi. Sans malveillance affichée non plus. Simplement ils ne me voyaient pas.
Durant les deux premières semaines de ce programme, je m'accrochai à mes bonnes résolutions. Je parvins à refréner l'envie démangeante d'interroger Damien sur son emploi du temps nocturne. Je m'abstins de formuler les reproches qui me brûlaient les lèvres. Avec un effort de volonté qui tenait du miracle vu mon incapacité chronique à dissimuler mes sentiments, je réussis à continuer de l'entourer de tendres attentions. Tous les jours, je le réveillais vers midi en lui apportant sur un plateau son petit-déjeuner. Je m'asseyais sur un coin du canapé.
— Tu as bien dormi ?
Je poursuivais en général en lui parlant du temps qu'il faisait derrière les volets, en lui racontant les micro-événements de ma matinée. Je lui disais qu'un tel avait téléphoné pour prendre de ses nouvelles, qu'un autre m'avait chargé de lui transmettre son bonjour. Il m'écoutait à peine. Certes, ce que je lui narrais n'avait guère d'intérêt. Mais c'était des mots qui se voulaient des ponts tendus entre lui et moi. Pas des mots pour dire. Des mots juste pour se montrer présent à l'autre. Si nous avions été des chiens, nous nous serions humé les postérieurs. Mais nous étions des humains : il était donc plus civilisé d'échanger quelques banalités plutôt que de se renifler le derrière.
Aussitôt son petit-déjeuner avalé et sa douche prise, il s'éclipsait au café ou bien il rendait visite à ses parents. Il ne réapparaissait que pour se laisser embarquer par Olivier.
Lorsque je m'engageai dans la troisième semaine de ce programme imposé, je sentis mon exaspération portée à un point tel qu'elle menaçait de me faire exploser, comme une Cocotte-minute sans sa soupape de sécurité.
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