Angoisse



Damien était dans le coma. Service de réanimation.

Depuis deux jours, je le veillais. Deux jours passés à guetter chacun de ses mouvements, chacun de ses souffles. Des souffles mécaniques. Rythmés par la machine qui l'intubait et lui donnait des airs de Dark Vador.

Tantôt je l'observais, tantôt je m'absorbais dans mes interrogations : quand se réveillerait-il ? comment serait-il à son réveil ? et s'il ne sortait jamais de son coma ? Sa vie, ma vie étaient en suspension. Suspendues à l'incertain.

Les infirmières me lançaient des regards encourageants à chacune de leurs venues. « Dites-lui de s'accrocher », « parlez-lui », me suggéraient-elles. Alors je lui parlais. Pour donner un peu de consistance à notre présent en voie de dissolution, j'évoquais des moments de notre passé.

— Tu te souviens de nos débuts ?

Evidemment, je n'attendais aucune réponse.

— C'était en classe de Première. On ne s'appréciait guère. Je te prenais pour un petit Don Juan de banlieue, creux et vaniteux. Tu me rendais bien ma piètre estime. J'avais ouï dire qu'à tes yeux je n'étais qu'une pimbêche préoccupée par ses notes et son look. Ce qui n'était pas faux. Je crois surtout que nous traversions notre adolescence. Toi, tu jouais les durs en parole et tu collectionnais les conquêtes. Manière de prouver que tu étais un homme. Moi, j'essayais de faire la femme en snobant les garçons de mon âge au profit de ceux de Terminale. Une chose est sûre : j'étais la cible favorite de tes attaques verbales. Entre nous, c'était la guerre à coups de mots. Et nos batailles étaient fréquentes. Parfois presque au corps à corps. Jeune oie fraîche, je n'imaginais pas que tes piques incessantes trahissaient ton intérêt à mon égard. Elles me mettaient mal à l'aise, parfois me blessaient, me laissant désarmée devant un tel acharnement. J'ai mis du temps à saisir que c'était ta façon de me draguer. Et le pire, c'était que cela opérait ! A force d'exciter ma colère, tu as fini par aiguiser ma curiosité. Je rêvais que l'on me fasse une cour romantique mais je me laissais approcher par toi et ton manège plus digne d'Attila que de Roméo ! Toi aussi, tu as mis longtemps à réaliser que nos rixes oratoires relevaient davantage de la joute amoureuse. Nous usions et abusions des mots assassins en guise de flèches de Cupidon. Tu te souviens du jour où, après être passée au tableau, nous avions échangé un billet que le prof avait intercepté ? Tu m'y disais :

« Ma chère Marie,

Si notre professeur

Avait pu lorgner sur ton postérieur

Comme moi pendant un bon quart d'heure

Nul doute que ta note d'oral eût été meilleure. »

     Je t'avais répondu : « Mon cul t'emmerde. » Le prof nous avait félicités. Toi pour ta sagacité. Moi pour la délicatesse de ma prose. Il nous avait offert de poursuivre notre correspondance épistolaire le samedi suivant lors de deux heures de colle. C'est pendant ces deux heures que d'adversaires déclarés nous sommes devenus d'inséparables complices. L'ennemi commun – au choix « ce connard de prof », « ce putain de lycée de merde » - nous avait réunis. Pour autant notre nouvelle entente n'a pas mis fin à notre partie de cache-cache amoureux. Non ! Nous avons savamment continué notre jeu du « cours après moi que je t'attrape ». Nous proclamions à qui mieux mieux n'être que de simples amis. Entre nous, pas d'ambiguïté, pas d'histoire finissant dans un lit. Nous répétions à l'envi que nous aurions même pu dormir ensemble, en toute chasteté. Tu parles ! Sous prétexte d'amitié, nous ne cessions de nous délivrer des confidences pour piquer la jalousie de l'autre. Tu prenais un malin plaisir à me vanter les qualités anatomiques de ton tableau de chasse ; je m'amusais à solliciter tes conseils sur la conduite à tenir avec tel ou tel garçon qui me plaisait. Quand tu m'invitais en soirée, je simulais systématiquement l'hésitation. Je poussais parfois le vice jusqu'à te demander si je pouvais venir accompagnée. Bien sûr que je pouvais ! Mais tu t'empressais d'embrasser à pleine bouche une jolie fille de l'assistance à mon arrivée. Nous clamions haut et fort notre totale indépendance l'un envers l'autre mais étions en permanence fourrés ensemble. Nous avons attendu les vacances d'après le bac pour changer de braquet. Je revois la scène comme si elle avait eu lieu hier. Nous étions allés voir en bande le feu d'artifice du Trocadéro. Les alentours grouillaient de monde. Une fourmilière dans laquelle on eût mis un coup de pied, tant les gens s'affolaient pour trouver le point de vue idéal. Notre petite troupe s'était stabilisée entre deux immeubles qui ne nous permettaient d'entrapercevoir que les fusées les plus hautes. Nous prêtions une médiocre attention au spectacle. Tu te tenais derrière moi, m'ayant prise dans tes bras pour me servir d'appui. Ensuite, je ne sais comment, la foule nous a séparés de nos camarades. Nous avons laissé faire. Je ne sais comment non plus, je me suis retrouvée face à toi, toujours dans tes bras. Nos regards ont arrêté la comédie. Mon corps s'est statufié. Mais à l'intérieur, c'était montagnes russes et carnaval de Rio. Ne soutenant plus cette tension si délicieuse et si infernale, ou pressée de passer à l'étape suivante si longtemps repoussée, j'ai approché mon visage du tien et t'ai embrassé...

Je m'immergeais dans les anecdotes que je racontais à Damien. Une fois finies, la confrontation au réel était rude. Il gisait là comme un pantin sans fil. Mes larmes coulaient.

Je les séchais quand j'entendais sa mère ou son père arriver en fin de journée. Je ne voulais pas les encombrer de mes pleurs. Ou ne pas leur montrer ma faiblesse, qui sait.

Je les savais eux aussi bouleversés par les événements. Ils redoutaient que le sort ne les frappe une nouvelle fois. Dix ans plus tôt, ils avaient déjà perdu l'aîné de leurs trois garçons dans un accident de voiture. Ils avaient supporté l'épreuve avec une impressionnante dignité. Ils avaient repris le cours d'une vie normale. Pourtant quelque chose était fêlé en eux. Les rire du présent n'avaient plus la profondeur de ceux d'autrefois. Une part d'eux restait irrémédiablement triste.

Pour Damien aussi, la disparition de ce grand frère qui avait été son modèle et son protecteur avait eu une résonnance terrible. Néanmoins il n'avait pas versé une larme. C'était sa façon d'insulter la mort. Il ne fallait pas qu'elle compte sur lui pour jouir de ses méfaits. Il ne lui céderait pas une once de pleurs et d'abattement. La vie continuait. Fuck la mort ! Ce n'est que bien plus tard qu'il avait par bribes laisser percer son chagrin. Etrangement, au cœur des moments de joie, qu'il ne pouvait plus partager avec son frère, j'avais aperçu ses yeux s'embuer.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top

Tags: