— Pour vous répondre, je dois vous expliquer deux autres choses. Premièrement, l'affectivité joue un rôle très important dans la rétention et le rappel des souvenirs. Autrement dit, Damien se souviendra plus facilement des événements et des personnes ayant suscité en lui des émotions et des sentiments forts.

J'écoutais le professeur. J'espérais appartenir à cette catégorie-là : celle des personnes qui avaient suscité en lui des sentiments forts.

— Deuxièmement, les souvenirs subissent un sort différent selon leur ancienneté. Je m'explique : il y a les souvenirs d'avant le choc et ceux d'après. Les seconds sont toutes les acquisitions que peut faire le patient après le traumatisme. Comme par exemple, se souvenir de la composition de son dîner de la veille, des personnes venues lui rendre visite. Il s'avère qu'en général le patient éprouve pendant un certain temps des difficultés à stocker de nouveaux souvenirs. On appelle cela du nom savant d'amnésie antérograde. Et puis il y a les souvenirs d'avant le choc. Ceux-là, il ne se les rappellera pas tous de la même façon. C'est l'amnésie rétrograde : les souvenirs les plus lointains referont plus facilement surface que les plus récents. Ainsi votre ami pourra probablement se souvenirs de pans entiers de son enfance mais aura peut-être tout oublié de son passé récent.

Où allais-je me situer ? Dans quelle tranche de son passé ? Une tranche oubliée ou une mémorisée ? Aurait-il gardé trace de son adolescence, période où avait éclos notre relation ?

— Nous venions de décider de nous marier et d'avoir un enfant.

Le professeur posa sur moi un regard quasi-paternel.

— Mon enfant, si votre projet est récent, il y a peu de chances qu'il s'en souvienne. Sachez cependant qu'en général l'amnésie évolue positivement. Je dis bien en général, car en matière d'amnésie la règle systématique n'existe pas. Dans les cas les plus fréquents on observe qu'en même temps que l'amnésie antérograde finit par s'arrêter, l'amnésie rétrograde régresse. Autrement dit, ses souvenirs lui reviendront et il deviendra capable d'en acquérir de nouveaux. Seulement, je ne peux absolument pas vous dire le temps qu'il lui faudra pour retrouver l'usage de sa mémoire ni l'étendue du trou noir concernant son passé. Il peut avoir tout oublié sur une période de quelques semaines avant son accident, comme sur une période de plusieurs années. En principe, cette période de trou noir diminuera au fur et à mesure, mais il arrive parfois qu'elle persiste, voire qu'elle s'étende. Je ne peux rien vous garantir. La seule quasi-certitude est qu'il ne se souviendra jamais des quelques minutes ayant précédé son accident.

Je restai silencieuse, immobilisée par la portée des paroles du professeur. Je comprenais que si l'alternative vie ou mort était dépassée, tout danger n'était pas écarté, loin s'en fallait. Le retour à la normale n'était pas pour demain. L'avenir promettait d'être terriblement périlleux avec un passé amputé.

— Vous et les proches de votre ami, ajouta le professeur, allez avoir un rôle très important à jouer. Sans ses références au passé et avec la difficulté d'acquérir de nouveaux repères dans le présent, Damien va être perdu. Il va avoir un besoin vital de votre soutien pour reconstruire son identité. Vous allez devoir lui réapprendre son passé avant qu'il ne puisse le retrouver par lui-même. Il va vous falloir beaucoup de courage et de patience. Damien devra pouvoir puiser en vous réconfort, confiance et espoir. Vous tous devrez lui servir d'appui, d'ancrage. Vous devrez, jour après jour, l'aider à remplir l'immense vide dans lequel il se trouve plongé. Vous devrez lui donner la force de croire à son rétablissement.

Instant de déconnexion salutaire ? mon esprit se mit à gambader. Deux mots du professeur, « remplir » et « vide » me ramenèrent à un poème que j'avais écrit adolescente. C'était une période avant Damien, où je m'ennuyais à périr et où ma vie me semblait faire du sur place.

« Ma vie est vide en ce moment.

Elle est vide, si vide, pleine de trous.

Je n'ai rien à mettre pour la remplir.

Que des trous qui ne donnent que du vide.

Vie vide,

Vie vide de pleins,

Vide de vie. »

Par une malsaine ironie du sort, ce poème risquait de seoir à merveille aux jours à venir de Damien.

Néanmoins mon escapade dans mes attendrissantes tentatives littéraires de jeunesse fut brève. Revint avec toute sa vigueur la seule question qui m'obnubilait : Damien se souviendrait-il de moi et m'aimerait-il encore ?

Si de sa mémoire l'accident m'avait effacée, de son cœur je le serais aussi, mécaniquement. Je regrettais de ne pas être déjà mariée. J'eûs été officiellement unie à Damien. Au lieu de cela, la seule attache qui me liait à lui était cette impalpable chose qu'on nomme amour, nourrie par la succession de jours banals ou extraordinaires, émaillée d'événements heureux ou tristes, étayée par des souvenirs complices. Une construction en somme.

Si on en retirait l'étayage, qu'en resterait-il ? Je n'avais ni la légitimité d'une épouse, ni celle, incontestable, des liens du sang. Sur quoi reposerait notre lien ? J'étais tout quand il m'aimait, je ne serais plus rien s'il m'avait oubliée. Dérisoire, absurde, telle me paraissait la vie qui pouvait, sur une simple pichenette du destin, réduire en cendres ce qui avait été ciment !

Je n'étais que la compagne. Il suffisait qu'il ne veuille plus de ma compagnie...

Mon tourment était trop véhément pour que je le garde pour moi. Dire mon incertitude, c'était déjà lui donner des allures plus sûres. Et le professeur, avec ses airs de vieux sage, saurait me renvoyer d'apaisantes paroles.

— Professeur, croyez-vous qu'il m'aimera encore ?

— Mon petit, me répondit-il avec un doux sourire, j'ignore s'il se souviendra de vous et donc s'il se souviendra qu'il vous aime. Mais puisqu'il vous a aimée déjà, à moins que vous n'ayez radicalement changé, je ne vois aucune raison pour qu'il ne vous aime pas à nouveau.

J'étais à moitié rassurée. Le raisonnement du professeur était certes logique. Mais Amour et Logique se fréquentent assez peu. Presque quinze ans s'étaient écoulés depuis le début de notre histoire. Oui, j'avais changé. Notre relation aussi. Moins de piquant, plus d'habitudes. Moins de relief, plus d'ordinaire. Deux rus en folie transformés en un long fleuve tranquille. Ce n'était ni un bien ni un mal. Je ne le déplorais pas. Mais l'émulsion amoureuse prendrait-elle à nouveau sans les ingrédients de départ ?

J'étais pleine de doutes et, en même temps, je sentais sourdre en moi une farouche volonté de lutter. Oui, j'allais me battre. J'allais rappeler à Damien qu'on s'aimait. Et s'il ne s'en souvenait pas, je lui réapprendrais à m'aimer. Restauré ou neuf, je préserverais notre amour.

Oui, mais... S'il fallait repartir de zéro et tout reconstruire, saurais-je de nouveau le séduire ? Saurais-je quitter la paix d'une liaison établie et me lancer dans les assauts de la conquête ?

Et si j'échouais ? Et s'il m'abandonnait ?