Amnésie (1ère partie)
Le matin du troisième jour, avant d'atteindre le box de Damien, je fus alpaguée par l'infirmière de service.
— Mademoiselle, mademoiselle, attendez ! Le professeur souhaite vous voir avant que vous ne vous rendiez auprès de votre conjoint. Laissez-moi vous accompagner jusqu'à son bureau.
Je la suivis docilement à travers les couloirs aux odeurs médicamenteuses, où chaque pas résonnait, jusqu'au bureau dudit professeur. Elle toqua à la porte entrouverte et reçut en retour un « oui » avenant.
— La compagne de Monsieur Hacom est là...
— Faites-la entrer !
Elle se mit de côté pour me laisser passer et partit.
— Je vous en prie, asseyez-vous ! dit le professeur d'une voix chaleureuse.
C'était un homme d'une soixantaine d'années aux cheveux et à l'épaisse moustache blancs, auquel la sérénité, la bonhommie et la malice de ses traits donnaient des airs de père Noël. Il posait sur moi un regard bienveillant. Presque un peu trop bienveillant. Quelle annonce avait-il à me faire ? Il prit une profonde inspiration avant de parler :
— Madame, j'ai une bonne nouvelle et une mauvaise.
Autre ample inspiration, comme pour m'inviter à mobiliser mon courage.
— Votre conjoint est sorti du coma...
Je me redressai. Ce n'était pas une bonne mais une merveilleuse nouvelle ! A ce moment-là je pensais juste « il ne va pas mourir, il ne va pas mourir ! ». Quelle pouvait être la mauvaise nouvelle ?
— Mais... il semble qu'il souffre de séquelles...
Je n'avais pas envie de précautions verbales. Juste la vérité. En urgence. Vite.
— Desquelles ?
— Il semble souffrir d'amnésie.
Mes épaules se voûtèrent sans doute. Car il me demanda avec une grande douceur :
— Vous savez ce que signifie ce terme ?
J'opinai de la tête. Oui je savais. Je me souvenais parfaitement qu'à deux ou trois reprises mon père avait évoqué le drame terrible que devait constituer la perte de mémoire pour un être humain. Il disait que l'homme est fait de son passé. Que l'avoir oublié revient à ne plus avoir d'identité. Pas de sens au présent sans passé mémorisé. A l'époque je n'avais pas fait le lien entre ses remarques et sa propre histoire. Abandonné à l'âge de deux ans par une mère peut-être un peu volage ou peut-être ayant juste envie de vivre malgré la guerre et un mari prisonnier des allemands, il ne découvrit qu'à l'âge de douze ans que celle qu'il prenait pour sa maman n'était en réalité que la seconde épouse de son père. Le jour où le mensonge lui explosa au visage en feuilletant le livret de famille – sa génitrice portait un nom différent de celle qu'il appelait maman –, son monde dût vaciller. Comment avancer quand votre histoire est tronquée, quand la parole des personnes fondatrices est entachée de mensonge ? Il ne leur pardonna jamais. Lui qui jusqu'alors avait été si câlin avec sa « mère » fut pris d'une sorte de dégoût. Il se mit à la trouver sale, toujours pleine de taches. Je l'entends encore quand, dans mon enfance, nous nous rendions chez elle, fustiger la propreté douteuse de son intérieur et de ses vêtements. Sans doute l'ineffaçable trace du mensonge initial.
Ce n'est que lors de l'analyse que j'entrepris quelques années après l'accident de Damien et d'autres drames que je fis le lien entre ma propre peur de l'abandon, mon sens sacré de la parole et ce mensonge inaugural. Mensonge qui devint une sorte de tradition familiale puisque mes parents, étonnamment, crurent bon d'attendre mes propres douze ans pour me révéler à leur tour que celle que je croyais être ma grand-mère paternelle ne l'était pas vraiment...
Bref, oui je savais ce que signifiait le terme « amnésie ». Mon père avait été marqué par un phénomène similaire, entretenu par le silence coupable de ses proches.
Le professeur poursuivit :
— L'amnésie est un trouble de la mémoire. Dans le cas de Damien, ce trouble est lié au traumatisme crânien subi lors de son accident.
— Il ne se souvient de rien ?
— Oui et non. L'amnésie est un phénomène très complexe sur lequel subsiste une grande partie d'ombres. Je vais tenter d'être clair, quitte à trop schématiser. On pourrait distinguer deux sortes de mémoire : l'une que l'on pourrait appeler épisodique et qui est liée aux événements, aux faits dans des contextes particuliers ; l'autre que l'on pourrait nommer mémoire du savoir et qui, dépassant les contextes particuliers, concerne les connaissances linguistiques et conceptuelles. Si vous voulez, votre ami qui travaillait dans une banque, je crois, saura probablement encore ce que sont des actions et des obligations mais il sera incapable de dire s'il en possède ou non lui-même en portefeuille. Un autre exemple pour bien vous faire comprendre : si Damien a appris l'anglais à l'école, il est probable qu'il sache encore le parler, bien que certainement plus difficilement qu'avant l'accident. En revanche, il ne se rappellera peut-être pas ses séjours en Angleterre ou aux Etats-Unis s'il en a effectués.
— Et les gens ? Il va s'en souvenir ?
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