Altercation


Cela débuta sur une broutille. Comme la majorité des brouilles qui ponctuent la vie à deux. L'un fait une remarque aigre-douce. L'autre renvoie une réponse acidulée. Et le bal des phrases plus acides est ouvert. Jusqu'aux mots corrosifs, qu'on regrette d'avoir prononcés dès qu'on mesure leur effet.

C'était un matin de septembre. La pâleur du ciel bleu annonçait déjà la fin de l'été malgré des températures encore clémentes. J'eus le malheur de m'étonner en voyant Damien verser du lait dans son café.

— Tiens, pourquoi prends-tu du lait avec ton café ?

— Parce que j'en ai envie, figure-toi !

Son ton était agressif.

— Oui ça, je m'en doute ! Mais, avant, tu n'aimais pas le café au lait...

— Eh bien maintenant, je l'aime. Et puis fous-moi la paix avec tes « avant ceci, avant cela » ! Tu me fatigues à la fin !

— Oh mais excuse-moi ! Puis-je simplement te rappeler une chose ? C'est que Môssieur a perdu la mémoire et que, moi, j'essaie simplement d'aider Monsieur.

— Tu ne m'aides pas, tu me saoules. Tu t'es vue avec tes airs de Mère Térésa ? Lâche-moi, tu veux !?!

Sur ces dernières paroles, Damien s'était levé, avait claqué la porte et était parti.

Je m'étais retrouvée seule, figée sur ma chaise, les yeux rivés sur une miette de pain, abasourdie par ce qui venait de se passer. Mère Térésa, mère Térésa... ?! Mais quel fumier ! Voilà trois mois que je l'entourais de tous mes soins, que je lui consacrais toute mon attention et il me remerciait en m'envoyant au diable et en ironisant sur mes airs dévoués ! Mais quel ingrat (con, enflure, salaud furent les autres mots doux dont je l'affublais dans ma colère) ! Je rêve, je rêve, me répétai-je. Mais j'allais le laisser dans sa mouise, l'amputé mental ! Ah, mère Térésa...Il allait se démerder tout seul après tout, le coincé du cerveau ! Il croyait peut-être que ça m'amusait de jouer les infirmières ? En plus, il n'y avait pas que du cerveau qu'il était coincé ! Trois mois qu'il ne m'avait pas touchée ! Trois mois qu'il avait l'air d'une marionnette plantée dans un décor et que j'essayais de l'animer !

Passées les palpitations, les suffocations, les overdoses d'adrénaline, les mauvaises pensées dues à la montée en puissance de ma colère, je finis par me calmer. Je voulais tenter de regarder la scène de façon détachée. Prendre du recul. Pas d'acrimonie. Oui, mais le coup de « Mère Térésa » me restait en travers de la gorge. Il me fallait de l'aide. L'analyse objective d'une tierce personne. Je pensai aussitôt au Père Noël, enfin au Professeur de l'hôpital aux airs bonhommes. Il saurait décortiquer notre algarade.

Je filai à l'hôpital où, sans rendez-vous, je demandais à le voir. Prévenu par sa secrétaire, le Professeur dut se douter que si je dérogeais au principe de nos entretiens hebdomadaires par téléphone, quelque chose s'était passé. Il me reçut sans délai et m'accueillit avec sa jovialité habituelle.

— Asseyez-vous, Marie. Je vous vois toute bouleversée. Dites-moi ce qui vous amène, je vous écoute.

— C'est Damien, il m'a envoyée au diable.

Je lui narrai notre altercation.

— Bien, bien. Tout cela est plutôt positif, même si j'entends bien que cela n'a pas été agréable. La réaction de Damien est saine et montre qu'il est sur la bonne voie. Comprenez-moi : il y a trois mois, c'est un être passif que vous avez repris chez vous, quelqu'un qui attendait docilement qu'on lui reconstruise son univers. Ce à quoi vous vous êtes attelée. Mais aujourd'hui sa réaction de rejet à votre égard montre qu'il est en train de reprendre les rênes de son existence. Il n'a pas encore retrouvé toutes ses facultés cognitives, mais il veut conduire sa convalescence. Il a le sentiment d'être gavé par tous les souvenirs que vous lui rappelez sans cesse, même si, je vous le redis, ces évocations étaient une étape indispensables dans son processus de guérison. Par ailleurs, sachez aussi que ces éléments du passé que vous lui remémorez mais qui ne trouvent pas encore d'écho dans son esprit doivent probablement le confronter à une forme d'impuissance, douloureuse.

— Mais je croyais bien faire...

— Oui, Marie ! Vous avez bien fait ! Je vous le répète : vous avez fait un travail indispensable. Mais désormais la réaction de Damien signifie qu'il faut passer à l'étape suivante : le laisser progresser seul, en toute autonomie. Soyez présente, tenez-vous à ses côtés, prête à répondre à ses demandes, mais laissez-le venir, vous interroger. Ne le devancez plus. A partir d'aujourd'hui laissez-le avancer à sa guise et à son rythme. C'est lui qui doit désirer progresser. Pas vous.

Une fois de plus, le Professeur savait trouver les mots qui me réconfortaient. Dans les sarcasmes de Damien, je n'avais entendu que des mots blessants et malveillants. Je m'étais sentie visée et je n'avais vu que ma blessure. Il m'avait fallu le recul que seul un tiers, ou le temps qui passe et la maturité, apporte, pour dépouiller l'incident de ses apparences et en saisir la véritable signification.

« En toute chose, même la pire, il y a du positif », me formulai-je comme un mantra rassurant. Finalement, notre ridicule dispute recelait du progrès. La soudaine agressivité de Damien était le signe qu'il récupérait son énergie.


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