Alea
Depuis que je ne travaillais plus, je me levais chaque matin à la même heure que Damien. Je préparais notre petit-déjeuner pendant qu'il se douchait. C'était ma façon de prendre soin de lui. Façon aussi qu'il ne saute pas directement de la salle de bain à sa voiture. Et façon enfin de profiter de sa présence avant qu'il ne s'éclipse pour une longue journée de labeur.
Nous habitions un joli deux-pièces acquis deux ans auparavant. Situé en rez-de-jardin dans la verdure à Vaucresson, sa double orientation est-ouest nous inondait des rayons du soleil dès le matin. Un régal. La chaleur jaune pâle nous mettait infailliblement en liesse. Enfin presque...
Car ce jour-là l'humeur de Damien semblait vouloir s'harmoniser avec le temps : elle était fort maussade. Tandis que le ciel cultivait ses gris moutons, Damien vociférait. La vue d'une tartine brûlée lui avait été manifestement insupportable :
— Non mais n'importe quoi ! C'est quoi ce pain calciné !
Décidée à ne pas démarrer la journée sur de mauvaises bases, je tentai de garder mon calme. J'avais l'habitude de ses accès de colère inattendus et disproportionnés. J'aurais pu m'en moquer à la longue. Y être sagement indifférente. Mais non. Je les condamnais certes, mais au fond je m'en sentais toujours un peu responsable. Damien avait une fâcheuse tendance à rejeter la faute sur moi pour à peu près tout et inconsciemment j'en acceptais le fardeau. Je ne sais pas ce qui m'énervait le plus : sa compulsion à m'accuser ou ma tendance à le croire. Même si en apparence je m'en défendais :
— Il est certain que le fait d'avoir brûlé une tartine constitue un drame terrible ! Si terrible, ô mon seigneur, que je m'enhardis à vous suggérer de vous occuper vous-même de votre pitance désormais !
Sur ces bonnes paroles, dont étonnamment il n'avait guère goûté l'humour, j'étais retournée me coucher. Je faisais la tête. Seul dans la cuisine, je l'entendais pester contre le beurre trop dur, contre la chaise venue lui cogner le pied, contre la tasse ayant oublié de se glisser sous la machine à café. Bref, le monde entier était ligué contre lui. J'étais mieux sous ma couette.
Nos bouderies ne s'éternisaient jamais. En général, il faisait le premier pas. Il venait vers moi avec un air de chien battu, quémandait un baiser et, si nécessaire, finissait par me chatouiller. A cette époque, je ne résistais jamais longtemps. Je me serais sentie coupable de prolonger la brouille. J'aurais été la Méchante. Alors je cédais assez vite. Je n'avais pas encore conscience que souffler le froid puis le chaud relève des manipulations psychologiques ordinaires. Et je le répète, quand il s'énervait, je pensais toujours plus ou moins y être pour quelque chose. Aussi, quand il revenait vers moi la bouche en cœur, je me laissais faire.
Lorsqu'avant de partir au travail il était venu m'embrasser, plongée dans un livre j'avais fait mine de rechigner un instant, mais j'avais fini par lui rendre son baiser. Je l'avais ensuite prié de prendre garde à lui sur la route. Je me doutais bien qu'il ne prêtait plus aucune attention à ces conseils de prudence serinés quotidiennement, mais je ne pouvais me soustraire à ce qui était devenu un véritable rituel, de peur qu'un seul manquement suffise à l'arrivée d'un malheur.
Une fois seule, j'avais prolongé ma lecture. Il faut dire qu'il est diablement jouissif de traîner au lit quand on sait que la plupart des gens sont en train de se diriger vers leur bureau ou leur école. J'étais privilégiée, je le savais et je savourais ces instants volés dans ma bulle ouatée. Puis posant mon livre, je m'étais étirée en long, en large et en travers, histoire de bien prendre la mesure de ma chance.
Je m'étais levée et dirigée vers la salle de bain. J'avais ouvert l'eau, jeté quelques gouttes d'un produit moussant dans la baignoire et attendu que le tout se transforme en barbe à papa géante. Je m'apprêtais à plonger dans ces effluves odorants quand la sonnerie du téléphone avait retenti. Après un instant d'hésitation, j'avais enfilé mon peignoir et étais allée décrocher.
— Bonjour Marie, c'est Pierre.
Je m'étais immédiatement étonnée de cet appel matinal de Pierre, proche collaborateur de Damien. Que pouvait-il me vouloir ? A l'heure qu'il était, Damien devait être arrivé à l'agence. Pourquoi m'appeler plutôt que s'adresser à Damien ? S'il voulait organiser un nouveau dîner à quatre, il pouvait voir cela avec Damien. Il ne s'agissait pas non plus de monter un anniversaire surprise puisque la fête de nos trente ans venait d'avoir lieu une semaine auparavant.
— Salut Pierre ! Quel bon vent t'amène ?
J'adoptais un ton jovial, refusant d'entendre la tension perceptible dans sa voix.
— Marie, je suis porteur d'une mauvaise nouvelle. Damien s'est fait renverser par une voiture à quelques mètres de la banque.
— Oh mon dieu ! Est-ce qu'il va bien ? Il est blessé ??
Ma voix montait déjà dans les aigus.
— Il a perdu connaissance... Les pompiers sont là et vont l'emmener aux Urgences de l'hôpital de Saint-Cloud. J'ai dit à la police que je me chargeais de te prévenir.
— Oui mais non... mais... mais dans quel état est-il ? Qu'ont dit les pompiers ?
— Ils m'ont juste parlé d'un important choc à la tête, sans plus de précisions.
— J'arrive, je les rejoins aux Urgences !
Je raccrochai.
La panique m'assaillit. Dans ces moments-là, j'étais incapable du moindre sang-froid, du plus infime contrôle. Implacable tsunami, l'émotion m'emportait dans son déferlement. Voir rouge n'était plus une simple expression imagée. D'ailleurs, je ne voyais plus, je n'entendais plus. Je me réduisais à cette intense panique. Dans l'après-coup, je me reprochais toujours cette absence de maîtrise que je savais contraire à l'efficacité. Il m'a fallu avoir des enfants pour gérer les catastrophes avec un flegme jamesbondien.
Je pris les premiers jean et T-shirt que je dégotai. Je dus m'y prendre à plusieurs reprises avant de pouvoir les enfiler tant mes gestes étaient désordonnés. Et quand par je ne sais quel miracle, je réussis à doter chaque pied d'une chaussure, j'attrapai mes clefs et me précipitai vers mon vespa.
Je démarrai en trombe, zigzaguai entre les voitures, me faufilai dans la circulation, peu respectueuse des stops ni des feux rouges. Puis je me formulai qu'un deuxième accident n'était peut-être pas utile et qu'un peu de prudence ne serait pas du luxe. Je ralentis. J'étais entièrement tendue vers ma destination, je distinguais à peine ce qui m'entourait. Je voulais juste rouler vers l'hôpital et savoir le plus vite possible si Damien était blessé ou pas.
Choc important à la tête... perte de connaissance... Avait-il subi un traumatisme crânien ? Quelles en seraient les conséquences ? Dans quel état allais-je le découvrir ? Tandis que ces questions m'avalaient dans leur bouche béante, j'éprouvais ces terribles sensations indissociables des malheurs soudains. L'impression de s'abîmer dans un gouffre. Le refus de croire que ce qui arrive est vrai et pourtant l'incontournable certitude que ça l'est. Le sentiment de révolte contre le temps que l'on voudrait abolir et remonter jusqu'au moment où rien n'était encore survenu. L'écrasement sous le poids de l'inéluctable.
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