Uno
04 Janvier 2035.
Nous avons abandonné la limonade et les gâteaux secs depuis bien longtemps. Ezra distribue comme il peut les cartes mais il n'est pas très doué pour ça. Pourtant, Sun le regarde avec des yeux de merlans frits comme si son petit-ami était l'être humain le plus parfait de toute la planète. Balivernes ! Personne n'est parfait !
J'attrape mes cartes mais contrairement à mes adversaires, je ne les trie pas. Ça m'ennuie et je n'ai jamais compris la nécessité de les ranger par couleur. Nous jouons à UNO, nous ne sommes pas en train de négocier une prise d'otage. C'est d'une facilité déconcertante, d'ailleurs, c'est le premier jeu que j'ai appris en arrivant en Angleterre. Mes parents me l'avaient offert pour le premier Noël ici. C'était super même si je n'avais pas grand monde pour y jouer avec moi.
Le jeu commence. J'ai peut-être un peu trop bu de Soju et les morceaux de pizza que je me suis accordé n'ont pas pu tout absorber malheureusement. La tête me tourne un peu mais je comprends toujours ce qui se passe autour de moi. Ce qui ne semble pas être le cas de Chad ! J'ouvre la bouche, surpris quand je vois la carte qu'il vient de placer. Je penche la tête sur le côté, les sourcils froncés. Mon cerveau réfléchit un court instant et percute à l'erreur de mon ami.
— Un trois bleu ? m'exclamé-je.
— Bah quoi ?
J'écarquille les yeux face à l'audace de cet énergumène. Ce qu'il faut savoir sur moi, c'est que j'adore gagner. À tous les jeux, dans toutes les situations. C'est un trait de ma personnalité que j'ai tenté pendant longtemps de gommer mais je n'y arrive pas. J'aime gagner et puis c'est tout. Mais je fais toujours les choses honnêtement et j'en attends de même de mes adversaires.
— Bah quoi ? répété-je, outré cette fois. Il me sort un Bah quoi.
Sun éclate de rire, sûrement amusé par ma réaction. Je le foudroie du regard, loin d'être dans le même mood que mon frère. Il me tapote l'épaule pour me faire comprendre de me calmer mais il n'y a pas moyen.
— Tu es daltonien ? interrogé-je mon ami qui ne semble toujours pas comprendre le problème.
— Ne réponds pas ! lui conseille mon frère qui me connait trop bien.
— Non, dit-il sans l'écouter.
— Non ?
Je me tourne vers Sun et lui lance :
— Il me dit non. Il m'a dit non ?
— C'est quoi le problème ?
— Tu ne sais pas jouer au UNO alors ? Je comprends, on ne peut pas être doué partout !
Je m'empare de son fichu trois bleu. Ma main se fait un plaisir de faire bouger ladite carte devant les yeux de Chad pendant que je lui annonce :
— J'ai mis un quatre rouge et toi, trois bleu, mec ! Tu ne vois toujours pas le problème ?
Sur ces mots les trois explosent de rire à l'erreur de Chad qui serait passée comme une lettre à la poste si je n'avais pas été là. Juste pour être sûr, mes yeux se portent sur les bouteilles vides que nous avons alignées sur le meuble télé. Pour quatre personnes – ou plutôt trois et demi parce qu'Ezra a abandonné la partie depuis bien longtemps – le nombre est bien trop élevé. Beaucoup trop.
Quand il retrouve un tant soit peu de sérieux, Chad essuie le coin de ses yeux. Il est un crétin et ça le fait rire. Vraiment beaucoup trop d'alcool à cet anniversaire. Il me prend sa carte qui était toujours entre mes doigts puis l'échange avec un plus quatre. Il se penche vers moi, les yeux plissés et me demande :
— Content ?
— Très !
Mais c'était avant de voir ce qui suit... Sun puis Ezra posent à leur tour un plus quatre. Le tour me revient. Je n'ai pas de carte de ce style dans mon jeu. Douze... Je dois ramasser douze cartes. Dépité, j'observe les deux dernières que j'avais en main.
— Tricheurs, murmuré-je, abasourdi. Vous êtes des tricheurs !
Je suis totalement de mauvaise foi. Comme à chaque fois que je joue mais ça n'a pas d'importance. Je ne peux pas perdre sans me défendre un tant soit peu.
— On n'est pas des tricheurs, rétorque mon frère, à nouveau hilare.
— C'est toi qui ne sais pas jouer, m'informe avec sérieux Chad. Que veux-tu ? On ne peut pas être bon partout !
Il tente de reprendre mes mots mais son alcoolémie ne lui permet pas de se souvenir correctement de ma phrase bien que je l'aie prononcée il y a à peine trente secondes.
— Je vous déteste ! Chacun d'entre vous, insisté-je en les pointant de l'index à tour de rôle.
— Je pense que...
La petite voix d'Ezra me donne un espoir. Je lui lance un regard désespéré pour qu'il propose d'alléger ma sentence. Il me fait un petit sourire tout mignon.
— On s'en remettra ! finit-il nous scotchant tous sur place.
Dans un élan incroyable, Sun crie un Je t'aime avant de se pencher et d'embrasser son petit-ami avec passion. Chad rigole encore et j'avoue que moi-même j'ai un petit sourire. Il m'a bien eu sur ce coup. Puis je suis content de les voir comme ça. Ça me fait plaisir de savoir que Sun vit enfin pour lui-même et qu'il est heureux.
Mais je ne peux empêcher une partie de moi d'être jaloux. Affreusement jaloux. Je soupire. Moi aussi j'aimerais être comme ça. Aussi insouciant et amoureux. Si Ady était là, il dirait sûrement que si je ne le suis pas, c'est entièrement ma faute. Il a peut-être raison mais je ne peux pas aller contre mes émotions. Je détourne le regard et tire les douze cartes supplémentaires.
L'aboiement de Crumpet met fin au baiser du couple et je suis à deux doigts de me jeter sur ce chien pour lui faire un câlin de remerciements. Je crois, cependant, que je n'ai pas encore assez bu pour ça. Tout en prenant conscience qu'il est plus de minuit, je me passe une main dans les cheveux et annonce :
— Dépêchez-vous de me mettre la pâté, Crumpy veut sortir !
Il ne faut pas trois tours pour qu'Ezra gagne la partie. Je suis tellement dans les choux que je refuse de compter les points. À la place, je me laisse tomber en arrière, sur le sol.
— J'ai soif, me plaigné-je.
— Mange plutôt ! me contredit Sun en se levant. Bon, je sors Crumpy et puis je pense qu'il faudra qu'on se couche. Je bosse demain matin !
Il grimace à cette idée puis se dirige vers la porte d'entrée. Ezra le rejoint rapidement et ils partent tous les trois dans le froid hivernal. Je soupire à nouveau. Chad m'imite avant de s'allonger. Nos têtes sont l'une à côté de l'autre formant un angle bizarre.
— J'aime bien passer des soirées ici, souffle Chad, telle une confidence.
— Moi aussi...
Il y a six mois, je n'aurais jamais imaginé dire ce genre de choses et pourtant, avec Sun, nous avons su nous dire les choses et les mettre à plat pour mieux nous comprendre. Un sourire satisfait se dessine sur mes lèvres. Quand j'ai raconté ça à Elliott, il était fier que j'ai réussi à mettre mon orgueil de côté pour arranger les choses.
— Tu m'as pas dit... Comment se sont passées tes vacances ?
Je déglutis. Je suis rentré de Barnard Castle, il y a trois jours et j'ai passé toute la journée avec Chad mais à aucun moment, je lui ai parlé de ça. Parce que j'ai l'impression que parler de mes vacances sous-entend parler d'Ady et je ne suis pas prêt. Mais connaissant Chad, il ne va pas me laisser me défiler.
— Tu avais un peu peur de rentrer...
— Je n'avais pas peur ! m'exclamé-je.
— Tu appréhendais, se corrige-t-il alors.
Cette fois, je ne peux rien dire. Le terme est plus que juste et je ne peux pas lui mentir. C'est moi-même qui lui ai dit avant notre départ.
— Comme je m'y attendais, me contenté-je.
— C'est-à-dire ?
Je n'ai jamais parlé de ma relation avec Ady à Chad et je n'ai pas envie de le faire ce soir mais il est mon ami. Je me dois de lui en dire un minimum.
— J'appréhendais à cause de mon ex...
— Ça s'est mal fini avec lui ?
Chad est vraiment un garçon exceptionnel. Quand je lui avais appris après plusieurs semaines, à travers une remarque sur un acteur quelconque, que j'étais gay, il n'avait pas sourcillé. Certains anciens bourreaux du collège m'avaient affirmé que le fait que je sois homosexuel se voyait à des kilomètres à la ronde. Alors Chad s'en était peut-être rendu compte bien avant et n'avait donc pas été surpris. Toujours est-il qu'il m'a toujours respecté et il est même le premier à lancer des conversations sur les mecs ce dont je lui suis reconnaissant.
— Pas vraiment. Je me suis juste rendu compte que nous n'avions pas les mêmes attentes alors...
Pendant des mois, nous avons parlé de notre futur à Londres. J'ai monté des scénarios dans ma tête et je croyais qu'il en faisait de même. J'avais commencé à regarder les appartements, les aides que nous pourrions avoir. J'avais même prévu de lui offrir un cadre avec une photo de nous dedans pour la remise des diplômes. J'espérais que ça soit la première décoration dans notre chez nous. Mais je n'ai jamais pu lui donner.
— Ah merde !
Je hausse les épaules malgré que je sois par terre.
— Comme tu dis ! Mais le souci, c'est que la plupart du temps, quand on se voit...
— Ça dérape ? propose-t-il voyant que je ne trouve pas le bon terme.
— C'est ça...
— Et ça a dérapé pendant les vacances ?
— Ouais... Deux fois, précisé-je.
— Ah merde !
Je ricane, amusé par sa réaction.
— Mais comment ça se fait...
— On s'aime toujours sûrement.
Les larmes commencent à monter alors je ferme les paupières. Je poursuis :
— Alors c'est difficile de vivre loin l'un de l'autre ou de passer à autre chose.
Aucune situation ne me satisfait. Être séparé d'Ady ou être un couple à des centaines de kilomètres l'un de l'autre, rien ne me parait correct. Mais je pense que la seconde option était la pire pour moi... Alors j'ai dit non à la relation à distance qu'Ady me proposait. Il ne me comprend pas et mes amis non plus sûrement.
Pour eux, le fait que nous nous aimons devrait suffire pour rester ensemble. Peu importe la situation. La preuve, pour beaucoup de monde, les relations à distance fonctionnent parfaitement. D'ailleurs, je les envie mais personnellement, je ne peux pas. J'ai besoin d'attention, d'amour au quotidien. Le manque serait trop important.
Puis aidée par mon manque de confiance, ma jalousie prendrait le dessus. Je ne pourrais rien faire d'autre que penser à ça, de douter de tout ce qu'il me dirait. Parce que malgré ce qu'il a pu affirmer, j'ignorerais ce qu'il peut faire de ses soirées. Il pourrait me mentir et je n'en saurais jamais rien. Je refuse d'être le cocu de service.
Aujourd'hui, je pense souvent à lui, à nous, à ce que nous avons été et ce que nous aurions pu être. Cependant, mon cerveau a assimilé le fait que nous ne sortions plus ensemble, a réussi à comprendre que je ne devais plus faire ma vie en rapport avec Ady. J'arrive à faire la part des choses. J'apprends à vivre sans lui, même s'il y a des couacs quand nous nous voyons ou si de temps en temps, je craque tout seul dans mon lit comme un couillon malheureux.
— Un jour... ça s'arrangera...
Je tente de me raccrocher à quelque chose. À un vulgaire espoir. Mais je n'ai plus que ça.
— Si nous sommes faits l'un pour l'autre, alors on se retrouvera quelque part !
— Ou alors tu rencontreras l'homme de ta vie...
Mes doigts se croisent instinctivement sur mon ventre. Même si aujourd'hui, je ne peux pas m'imaginer avec quelqu'un d'autre qu'Ady, je souhaite simplement être heureux. Et amoureux.
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