Saint-Valentin
14 Février 2035.
Quand j'étais rentré à l'appartement, après une première répétition avec le tyran plus courte que prévue, j'avais seulement eu envie de disparaître sous ma couette pour toute la soirée. Cependant, j'avais promis à Chad de l'appeler pour lui raconter comment ça s'était passé. J'ai donc dû récupérer mon téléphone dans sa cachette – à savoir sous mon matelas. Allongé sur mon lit, j'allume l'écran avec une pointe d'angoisse et je l'ai vu aussitôt. Entre les appels manqués et les textos du tyran. Le sms d'Ady.
— Il ne manque pas d'air celui-là !
Le doigt tremblant, j'hésite à cliquer dessus et à découvrir ce qu'il me dit. Rien dans ses mots ne peut me faire du bien. Rien ne peut me rendre le sourire. Rien... Et pourtant, je finis par ouvrir son message :
Si je pouvais remonter le temps...
Je pense souvent à ça depuis un an.
À pouvoir revenir sur mes pas
et ne pas refaire les mêmes erreurs avec toi.
Si je pouvais...
Je le ferais sans hésiter.
Aujourd'hui est spécial... Je pense à toi encore plus que les autres jours.
Je t'aime pour toujours
Les larmes roulent sur mes joues et je me retiens à grande peine de ne pas balancer mon téléphone de l'autre côté de la pièce. À la place, je tape des jambes contre mon matelas de toutes mes forces pendant un long moment. Mes poings viennent finalement prendre le relais. Quelques cris s'échappent de mes lèvres sans mon accord mais j'en ai besoin. Je me libère de toute la haine et la colère que ces mots ont réussi à créer en moi.
Mes pleurs doublent d'intensité quand je n'ai plus la force de bouger. Je suis une véritable loque, un pantin désarticulé, un corps sans âme. Tout ça à cause d'Ady et d'un pauvre message. Je suis minable et stupide de réagir comme ça. Un an plus tard, il arrive toujours à me faire mal, à me briser, à me faire sentir encore plus seul et inutile.
Quelques sanglots font tressauter un peu trop violemment mon corps, me donnant des douleurs dans chacun de mes membres à force de lutter. Je me mets en position latérale de sécurité, un coussin entre mes bras et je laisse ma peine se déverser. La seule chose que je suis capable de faire correctement de toute manière. Je suis bon à rien d'autre et cette constatation me fait un peu plus mal.
J'enfouis mon visage dans l'oreiller et continue d'abandonner tout ce que je suis, ou plutôt était quand j'étais encore avec Ady, heureux et insouciant. Je reste longtemps ainsi à me repasser tous les instants que nous avons vécu ensemble...
Bien sûr, notre premier baiser au bord du terrain de rugby. Cela faisait des semaines que je faisais semblant de venir encourager Elliott mais toute mon attention était attirée par Ady. Il était charismatique malgré le fait qu'il soit de la même taille que moi. Il avait cette puissance en lui et cette beauté naturelle. Il m'avait plu dès le premier regard que je lui avais porté. Ce jour-là, il était venu me parler pendant qu'Elliott se douchait et pour une raison obscure, j'avais vu une ouverture, un signe que je ne lui étais pas indifférent. J'avais pris appui sur la rambarde et déposé un léger baiser sur ses lèvres. Je n'avais jamais couru aussi vite de ma vie juste après. Ady se moquait souvent de moi pour cette fuite.
Il y avait eu ce soir-là... Il était presque minuit et j'avais dû aider ma famille au service. Pour ça, j'avais annulé notre premier rendez-vous en amoureux. Mais au lieu de s'en formaliser, Ady était venu me voir à la sortie du restaurant. Il m'avait expliqué que cela faisait une heure qu'il attendait que je finisse, juste pour pouvoir me raccompagner chez moi. Main dans la main. Nous avons mis le triple du temps habituel, parlant et rigolant comme des gamins. Nous n'avions pas eu un rencard classique mais je crois que c'est le meilleur que nous ayons eu.
Quoique... il y avait eu ce petit camping que nous avions fait tous les deux un soir d'été. Nous étions en grandes vacances et nous passions littéralement tout notre temps ensemble. Parfois, Norman et Elliott nous rejoignaient au bord de la rivière. Sun et Jeff aussi. Mais c'était surtout nous deux. Toujours nous deux. Et cette nuit-là, Ady avait lancé l'idée de camper dans son jardin. Nous avions monté une tente qui devait dater des années deux mille dix et qui avait été mangée à quelques endroits par des rongeurs non identifiés. Comme des enfants qui regardent trop la télé, nous avions voulu faire griller des guimauves au feu de bois mais contrairement aux acteurs, nous n'avions pas réussi à allumer la moindre étincelle, les guimauves étaient périmées et il avait fait un vent affreux toute la nuit. J'avais été tellement déçu mais en y repensant, et en sachant comment nous avions occupé une partie de notre nuit, je ne regrette pas ce camping low-cost.
J'ai tellement de bons souvenirs avec Ady. Tellement de moments incroyables d'amour à l'état pur, de confiance aveugle et de compréhension mutuelle. Nous étions fusionnels. Il n'y avait pas un seul jour où nous ne passions pas du temps ensemble que nous allions au lycée ou que nous soyons en vacances. Nous prenions toujours du temps pour l'autre, même si ce n'était qu'une dizaine de minutes avant les cours ou avant d'aller se coucher. J'avais toujours le droit à mon baiser et rien ni personne ne pouvait se mettre en travers de notre route.
Enfin si... Ady le pouvait et il l'a fait.
Je pleure encore plus quand je pense ça. Je dois être masochiste...
J'ignore combien de minutes ou même d'heures sont passées depuis mon retour à l'appartement mais une chose est sûre, je suis vidé. Cependant, je ne peux pas rester à végéter dans mon lit. Des coups donnés contre la porte d'entrée retentissent. Je soupire et envisage de ne pas aller ouvrir. Je n'attends personne et les gars sont au boulot puis ils ont leur clé.
Quand la sonnette résonne, me montrant l'impatience du visiteur, je me redresse brusquement sur mon lit. Pour que ça insiste, c'est que ça doit être important, non ? Et soudain, dans mon esprit, une idée germe. Une envie. Ou plutôt un espoir m'envahit... et si c'était Ady qui était venu pour me voir ? Et s'il avait fait tout ce chemin rien que pour moi ? S'il avait voulu me faire cette surprise ?
J'envoie valser le coussin et la couette qui s'était retrouvée sur moi sans que je comprenne comment puis me précipite comme un taré dans le hall. Je dois ressembler à un zombie avec mes cheveux emmêlés et mes yeux rouges d'avoir trop pleuré mais même en sachant mon état, je ne cherche pas à me rendre présentable et ouvre la porte en grand. Et là, c'est la déception...
Enfin en partie parce que je suis quand même heureux de voir Chad dans l'ouverture mais il n'est pas Ady. Personne ne peut être Ady et lui ne ferait jamais le déplacement jusqu'à Londres pour moi. Je retiens un sanglot faisant trembler ma cage thoracique par la même occasion. Ma vue se trouble un peu et ma voix est peu assurée quand j'interroge mon ami :
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Sans prendre la peine de me répondre, il entre dans l'appartement et referme aussitôt derrière lui. Il pose ses mains sur mes épaules, m'examine quelques secondes et finit par me plaquer contre lui dans une étreinte chaude et agréable. J'hésite mais mes mains agissent sans mon accord. Elles vont s'accrocher à son manteau dans son dos tandis que mes pleurs reviennent. Ses doigts caressent l'arrière de mon crâne et doucement, ses gestes me calment.
Dans cette minuscule entrée, Chad me berce pendant une éternité durant laquelle aucun de nous ne prononce le moindre mot. Il n'en existe sûrement aucun pour me rassurer et encore moins me réconforter. J'ignore d'ailleurs si un jour, mon cœur pourra se remettre de cette rupture, de cette histoire, de cet amour. Cela me semble tellement impossible.
Quand mes yeux finissent par s'assécher, je me recule. Je tapote mes joues avec les manches de mon pull, sans regarder Chad, trop honteux qu'il m'ait vu dans cet état. Je lui chuchote des excuses à peine audibles. Il passe son pouce sur ma pommette et me répond sur le même ton :
— Tu ne dois jamais t'excuser pour ça.
Je hausse les épaules et fais demi-tour pour rejoindre le salon. Je m'installe au bout du canapé, de côté, les jambes ramenées contre mon torse. Je les entoure de mon pull, mon épaule en appui sur le dossier ainsi que ma tête. Cette fois, je me permets un coup d'œil vers mon ami qui retire ses chaussures et son manteau dans le hall. Il ne tarde pas à me rejoindre, mettant ses pieds sur la table basse. Un fin sourire naît sur mes lèvres en voyant qu'il se sent à l'aise.
— Qu'est-ce que tu fais ici ?
Chad ne devrait pas être sur ce canapé. Il devrait être chez lui, à regarder je ne sais quelle vieille série. Ce n'était pas prévu qu'il vienne.
— Tu devais m'appeler après la répétition mais tu ne l'as pas fait... Alors je suis passé à l'école et tu n'y étais plus. J'ai su qu'il se passait quelque chose. Donc je suis venu !
Il hausse les épaules comme si c'était banal. Mais ça ne l'est pas. Peu de personnes l'aurait fait pour moi. Surtout à Londres. Je suis touché qu'il ait fait tout ça pour moi.
— Tu veux en parler ? me demande-t-il.
Je secoue tant bien que mal la tête pour lui signifier que c'est bien la dernière chose que j'ai envie de faire. Il soupire puis lie ses mains devant lui, sur ses cuisses.
— Si c'est à cause du tyran, tu sais que je peux aller lui casser la gueule dès demain matin, n'est-ce pas ?
Je ricane. Même si Chad est grand et musclé, quelque chose me dit que le tyran l'emporterait quand même. Peut-être la facilité avec laquelle il soulevait ces énormes poids dans la salle de musculation...
— Quoi ? Tu penses que j'ai aucune chance ? s'exclame-t-il, faussement outré.
Mon rire s'accentue quand je vois la grimace qu'il me fait.
— Tu as oublié qu'il faisait partie de la mafia, lui dis-je pour plaisanter, en souvenir de notre conversation, il y a quelques jours.
— Tu as raison, je vais éviter de me faire buter dans une ruelle par un de ses sbires.
— Ça serait mieux en effet. Surtout qu'il n'a rien fait. Enfin, on s'est pris la tête mais...
— Tu n'es pas dans cet état par sa faute, finit-il ma pensée.
Je hoche la tête avant de fermer les yeux, fatigué d'avoir trop pleuré. Chad me laisse faire, ne me presse pas. Je l'entends se lever et se rendre dans la cuisine. Je réalise que nos rôles sont inversés et que je devrais être celui qui prépare quelque chose pour mon invité mais je n'en ai pas la force.
Quand une musique douce retentit dans la pièce, je m'oblige à ouvrir un œil. Chad arrive vers moi, les bras chargés d'un plateau sur lequel il a installé deux grosses tasses, une assiette de mini-sandwiches et un bol de chips.
— Je voulais des McVitie's mais je n'en ai pas trouvé, me déclare-t-il en posant son chargement sur la table basse.
Je lui souris, attendri par tant d'attention. Sans bouger, je l'interroge pour plaisanter :
— Tu es sûr que tu es hétéro ?
— Ouais à cent-dix pourcents...
Il prend une tasse dans ses mains et se tourne vers moi en ajoutant :
— Mais si j'avais été gay, tu aurais été mon premier choix !
Je ris à sa phrase, un pincement au cœur. J'aimerais l'être pour quelqu'un un jour. Je pensais que j'étais celui d'Ady mais j'avais tort... Il me tend le chocolat chaud qu'il a préparé, je m'en empare et la chaleur de la boisson à travers la céramique me fait un bien fou.
— Alors... c'est quoi le souci ?
Il s'assoit à côté de moi, l'un de ses bras sur le dossier lui permettant de recommencer à me caresser les cheveux. Pendant un moment, je profite de son geste amical puis finis par lui dire :
— Je ne veux pas en parler.
Ses gestes sur mon crâne continuent un moment avant qu'il m'affirme :
— Ça fait presque six mois qu'on se connait et autant de temps que tu refuses de te confier dès que quelque chose ne va pas. On est amis et c'est normal de le faire.
— Je...
Je repense à la conversation que j'ai eue avec Sun pendant les vacances de Noël. Il m'avait dit que le fait de ne pas se confier était un trait de caractère des Lim. C'est vrai. Personne dans ma famille ne parle de ses sentiments ou ses états d'âme. Nous gardons ça pour nous. Est-ce un trait de notre famille ou de notre culture ? Je l'ignore. Peut-être un peu des deux.
— Tu peux me faire confiance.
— Je sais, confirmé-je aussitôt. Mais... c'est compliqué pour moi. Je... Je n'ai aucune raison de le faire...
— Tu veux dire en dehors du fait que ça pourrait te soulager de vider ton sac ou t'aider d'avoir une épaule sur laquelle te reposer et une oreille attentive qui t'écoute ?
Je déglutis tout en bougeant un peu la tasse entre mes doigts pour me donner une certaine contenance.
— Je ne comprends pas ce que j'ai fait de mal pour que tu refuses de me dire ce qui te met si mal...
— Ce n'est pas toi, Chad. C'est...
Je prends une inspiration et lui explique rapidement :
— Je ne suis pas certain que ça me porte chance de me confier aux gens. Quand j'étais au collège, dès que je me confiais à quelqu'un, ça se retournait contre moi. Puis... Ady...
— Ton ex ? C'est à cause de lui que tu aies dans cet état ? me questionne-t-il.
— Ouais...
Il baisse les yeux un instant et souffle :
— Je comprends. La Saint-Valentin, c'est un peu douloureux d'être seul...
— Ouais... Surtout quand tu as plus ou moins rompu avec ton ex le jour de la Saint-Valentin de l'année précédente.
Il jure tout bas en faisant une petite grimace. Puis, je ne sais pas ce qui se passe. Est-ce mon chocolat chaud dont je viens de prendre une gorgée ? Ou la sérénité qu'il a créée dans cette pièce grâce à la musique ? Ou alors ses caresses qu'il poursuit sans relâche ? Je l'ignore mais je commence à tout lui raconter...
Ma relation fusionnelle avec Ady, nos sentiments, nos rêves, nos ambitions, nos projets. Puis son aveu le jour des amoureux. Mes larmes, ma haine, ma colère. Mon pardon, ma faiblesse. Et à nouveau la rupture. Les pleurs, le manque, l'absence, la jalousie. Encore et toujours nos sentiments.
— Aujourd'hui, il m'a écrit un message...
Je reprends mon souffle. J'ai l'impression d'avoir couru le marathon. D'avoir revécu chaque instant des deux dernières années. D'avoir ressenti les mêmes émotions. Je ne pensais pas être capable de ça et pourtant, je l'ai fait. Je me suis confié à Chad et comme il me l'avait dit, il m'a écouté à chaque seconde.
— Qu'est-ce... Qu'est-ce qu'il te dit ?
Je ne réponds rien, je ne peux pas répéter ces mots.
— OK... Ton portable ?
Il tend la main pour que je lui donne et j'ai comme un air de déjà vu avec le tyran.
— Je ne l'ai pas, il est dans ma chambre.
Sans attendre, il se lève et se rend aussitôt dans la pièce que je lui ai désignée. Il ne revient pas immédiatement, j'en profite pour boire un peu plus de la délicieuse boisson chocolatée. Je jette un coup d'œil aux plats qu'il a préparés et auxquels aucun de nous n'a encore touché. Je déglutis. J'ai faim mais je ne peux pas me permettre... Tout ce gras dans les chips ou la mayo dans les sandwiches...
— Ah ouais quand même ! s'exclame Chad en revenant dans le salon, mon téléphone entre les mains.
J'ai un léger rire jaune. Il me donne mon mobile que je cache entre mon ventre et mes jambes.
— Il a l'air fou de toi.
— Je sais... Et je le suis de lui.
— Qu'est-ce qui pose problème alors ?
— Tout !
Mes épaules s'affaissent. Personne ne me comprend. Même Elliott et Hugo qui sont mes amis les plus proches ne comprennent pas. Peut-être que pour moi-même, tout est aussi un peu flou. Mais je tente tout de même de me justifier.
— Je sais qu'à dix-huit ans, Ady ne pouvait pas faire sa vie en fonction de moi. Je ne suis pas idiot, j'ai conscience de ça. Mais jamais il ne m'a dit qu'il avait projeté de s'inscrire à Newcastle. Il m'a menti. Pendant des mois. Il n'avait pas le droit. Je ne peux pas lui pardonner comme ça et tout oublier.
— C'est normal.
Ces deux mots me laissent sans voix. Chad reprend ses caresses dans mes cheveux tout en déclarant à voix basse :
— Tu lui as donné ta confiance et lui a fini par la briser. C'est normal que tu ne puisses pas passer outre ça. Tu aurais trop peur qu'il recommence.
— C'est ça...
Mon cœur s'allège à mesure que mon ami parle. Ça me fait tellement de bien d'être compris, je me sens moins seul d'un coup.
— Tu as le droit. Mais il va falloir choisir, Dae. L'amour, l'amitié ou... le néant. Vous ne pouvez pas rester dans ce flou artistique total.
— Je ne peux pas le perdre...
Il me fait un sourire et ouvre ses bras en me faisant signe d'approcher. Je ne me fais pas prier. Nous n'avons jamais été ainsi, Chad et moi. Aussi tactiles et proches mais je crois qu'avec Elliott à l'autre bout de l'Angleterre, j'avais besoin d'une personne comme Chad.
— Tu n'as pas le choix. Rester dans cette situation n'est bon pour personne. Ni toi, ni lui. Il faut que les choses soient claires pour que vous avanciez.
Ses bras me serrent et même si je sais qu'il a raison, je tente de repousser cette idée pour le moment. Je suis incapable de mettre Ady hors de ma vie ou de le reprendre totalement dans mon cœur. Tout en me tenant, il se penche et attrape l'assiette qu'il me présente. J'hésite.
— Mange !
Je m'empare alors d'un mini-sandwich et l'amène à ma bouche. C'est un délice.
— Merci.
Nous mangeons en silence jusqu'à ce que mon portable vibre. J'ai peur de regarder et je crois que Chad s'en rend compte parce qu'il enfourne son dernier morceau et attrape mon téléphone qui a glissé entre nous. Il regarde l'écran et m'annonce, sur un ton surpris :
— C'est le tyran... Il... il s'excuse pour tout à l'heure.
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