Franklin
13 Février 2035.
Je plonge ma cuiller dans mon lait et récupère des céréales. Je les enfourne et mâchouille sans enthousiasme. Il est trop tôt pour ça de toute manière. Mon poing fermé frotte mes yeux ensommeillés. Une fois que ma bouchée est avalée, je laisse un bâillement me décrocher la mâchoire. Je vais endormir sur place, je le sens. J'aurais dû me coucher plus tôt.
Mon bras se tend et je m'empare de mon verre de jus alors que mon téléphone vibre sur le comptoir de la cuisine. Assis par terre dans le salon, devant la table basse, je le regarde de loin. Le courage me manque pour aller le chercher. Qui que ce soit, il attendra que j'ai fini de petit-déjeuner. Mon attention se reporte sur l'écran de télévision où un épisode de Franklin passe.
Il sait lacer ses chaussures et compter deux par deux. OK, c'est très bien. Je le trouve un peu limité vu l'âge qu'il semble avoir mais pourquoi pas... Mais c'est quoi cette histoire de laçage de chaussures ? Le gars n'en porte même pas. Que ce soit pour faire du vélo, du foot ou du skateboard. Les seules godasses que je me souviens sur lui sont des bottes orange immondes mais sans lacets. Il nous ment et ça ne gêne personne.
— De toute façon, j'ai toujours préféré Martin ! marmonné-je en reprenant une cuillérée.
Je penche la tête sur le côté tout en cherchant à savoir pourquoi une tortue voudrait une trottinette rouge. Je suis interrompu dans ma grande réflexion par la porte d'entrée. Mes yeux se posent sur le hall et voient Ezra entrer de son travail de nuit dans un petit hôtel de Londres. Il a des cernes et le teint pâle. La fatigue semble avoir pris possession de tout son être.
— Coucou ! le salué-je.
Il se contente de lever la main dans ma direction avant de la mettre devant sa bouche. Il retire ses chaussures et prend dans ses bras Crumpet qui lui faisait la fête. Ezra et ce chien ont une relation unique. Ils sont mignons tous les deux. Il traverse l'appartement et entre dans la chambre qu'il partage avec Sun. Je me replonge dans mon dessin animé fort problématique.
— Franklin menteur !
Mon bol est vide quelques minutes plus tard et mon verre de jus n'est plus qu'un lointain souvenir. Mais j'ai encore faim. Je secoue la tête pour oublier ce fait. J'ai encore deux kilos à perdre. Je me relève et balance à la télé :
— Achète-toi des godasses et on pourra reparler !
Je prends mes affaires sales et vais les mettre dans l'évier. Avant de faire ma vaisselle, je me permets un coup d'œil à mon mobile. Le Tyran. Hier soir, je lui ai envoyé mon emploi du temps comme il l'avait exigé. Il m'avait juste répondu qu'il allait mettre un planning en place. Il n'a pas chômé a priori puisqu'il vient seulement de m'envoyer une photo du dit planning sur les huit semaines à venir. Quand il dit vouloir faire les choses sérieusement, il ne ment pas...
Pas comme d'autres !
Je me penche un peu plus sur son organisation. Un, deux... Mes yeux s'écarquillent. Pas moins de cinq répétitions par semaine... Je suis stupide parce qu'en acceptant, je savais que je devrais répéter avec lui mais je n'avais pas réfléchi au fait que ça ferait autant d'heures. C'est bête parce que c'est logique... Cependant, je ne suis pas connu pour savoir faire fonctionner mon cerveau... Je soupire en voyant tous les dimanches coloriés...
— Même les dimanches ? Mais... mais pourquoi j'ai accepté ?
Je tire la langue à mon téléphone qui n'y est pourtant pour rien dans cette histoire et sans même prendre la peine de lui répondre, je retourne devant l'évier. Les mains dans la mousse de la vaisselle, mon esprit tente d'éloigner ce mec loin de moi. Tant que je ne suis pas obligé de le côtoyer à l'école, je préfère oublier jusqu'à son existence.
— Qu'est-ce qui te fait râler de si bon matin ? marmonne Sun en entrant dans la cuisine.
Je tourne la tête et le découvre à l'entrée de la pièce. Habillé d'un short et un tee-shirt rose pâle tous les deux, il n'y a pas de doute qu'il vient de sortir de son lit. Il passe derrière moi et m'ébouriffe les cheveux pour me dire bonjour.
— Un co... un camarade de classe, me corrigé-je tout seul.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
Il ouvre le frigo pour se prendre la bouteille de jus et le bœuf d'hier. Il se redresse mais ne bouge pas, attendant ma réponse.
— Rien.
Ses sourcils remontent tellement qu'ils disparaissent sous sa frange blonde. Je grimace. En même temps, j'avais dans l'idée de lui en parler un de ces jours alors autant le faire maintenant. Je rince mon bol et le pose. Je m'essuie les mains et m'adosse au meuble de cuisine.
— Ce mec m'a proposé qu'on collabore, commencé-je.
Sun en profite pour s'asseoir au comptoir, face à moi. Il se verse un verre tout en me questionnant :
— Collaborer pour faire quoi ?
— Pour tenter de participer à un concours international diffusé à la télé américaine ! lâché-je sans reprendre mon souffle.
Sun se fige sur place, un peu surpris par ma déclaration. Puis doucement, un sourire se peint sur ses lèvres.
— Tu vas participer à un concours ?
— Non ! Je vais passer une audition pour essayer d'y participer, c'est totalement différent.
— C'est pareil !
— Bah non, pas tout à fait !
— Si ! insiste-t-il. Mais c'est super comme projet. C'est quand l'audition ?
— Aucune idée.
— Comment il s'appelle le concours ?
Je lève les yeux vers le plafond tout en réfléchissant. Je le sais, je l'ai lu quelque part mais là, je crois que les chaussures de Franklin et sa trottinette ont fait péter mon cerveau.
— Aucune idée, me contenté-je de dire du coup.
— OK... Vous dansez sur quoi ?
— Aucune idée, répété-je.
Il fronce les sourcils face à mes réponses. C'est vrai que vu comme ça, je donne l'impression de ne pas savoir grand-chose... OK, je ne sais rien mais c'est normal, c'est le début.
— Tu connais au moins le nom de ton... partenaire ? tente-t-il.
— Son nom ? Non. Mais je sais qu'il s'appelle Blake ! dis-je presque fièrement.
Mon frère se met à rire à l'écoute de mon ton un peu trop enthousiaste.
— Tu es désespérant, tu le sais ça ?
— Mais ! râlé-je en faisant la moue. C'est un urbain !
— Je vais faire comme si cette phrase avait un sens pour moi.
Sun se redresse et ouvre le cuiseur de riz dans lequel il se sert un bol.
— Il est en Hip-hop. Et désolé mais je ne lui ai pas demandé sa carte d'identité ou son carnet de santé avant d'accepter.
Il hoche la tête pour me montrer qu'il comprend même si je vois dans son regard qu'il trouve ça encore bizarre que j'en sache si peu. Il s'empare de baguettes.
— J'ai accepté hier ! lui confié-je. C'est pour ça que pour le moment, il n'y a pas grand-chose de mis en place.
— Ah d'accord ! Mais ça ne m'explique toujours pas pourquoi tu râles après lui ce matin ?
Il commence à manger son riz et grimace quand il se rend compte qu'il a oublié de faire chauffer son bœuf. Je lève les yeux au ciel. Je prends la viande et la mets dans le micro-ondes en lui narrant :
— Il m'a envoyé le planning qu'il a fait cette nuit. Je ne vais plus avoir une seule minute de libre !
Il avale sa bouchée et me demande :
— C'est souvent ce qui arrive quand on se lance dans ce genre de choses, non ?
Je hausse les épaules bien que je sois bien entendu d'accord avec lui. Le tyran et moi ne pouvons pas nous dire que nous allons passer l'audition sans répéter un minimum. Je me connais, au bout d'un moment, je suis capable de lui demander plus de répétitions...
Je soupire et commence à essuyer ma vaisselle pendant que Sun mange tranquillement. Je lui amène son bœuf et ses remerciements sont la seule chose qui rompt notre silence. Quand j'ai terminé, je range tout et accroche le torchon à la poignée du four. Je m'apprête à sortir de la cuisine quand mon frère me retient en me questionnant :
— C'est un gars bien quand même ce Blake ?
J'hésite. Je repense à sa manière de parler tel un colonel donnant ses ordres à ses troufions ou celle de me fusiller du regard quand mon débit de paroles est trop important pour lui. Je revois son petit sachet de noix de cajou qu'il a gardé égoïstement pour lui tout seul.
— C'est... Il est okay, marmonné-je.
À peine ai-je fini mon mensonge, Sun rit. Interloqué, je le fixe, attendant que je comprenne ce qui est drôle.
— Et en vrai, il est comment ?
Je me mords un peu l'intérieur de la joue pour me retenir de dire ce que je pense de ce gars puis finalement, c'est plus fort que moi.
— C'est le tyran !
Je vois que mon frère ne percute pas à ce surnom. Cela remonte à plus de trois mois, il faut dire. Alors je lui rafraichis la mémoire :
— L'abruti qui m'avait fait répéter tout un dimanche après-midi après une soirée et qui mange des...
— Des cacahuètes ! s'écrie-t-il, tout heureux.
— Des noix de cajou ! le corrigé-je. Qu'est-ce que vous avez avec les cacahuètes ?
Ce n'est pas compliqué de se souvenir de ce détail pourtant.
— C'est pareil !
Je fais un petit bruit pour lui signifier que je ne suis pas d'accord et la fatigue m'empêche de partir à la croisade pour le lui prouver.
— Et tu vas réussir à travailler avec ce... tyran pendant une longue période ?
Sa question est légitime, je me la pose aussi mais je n'ai pas la réponse.
— On verra. Au pire, l'un de nous finira en prison pour tentative de meurtre, plaisanté-je, avec une pointe de vérité qui m'embête un peu.
— Ne blague pas avec ça ! Moi j'aurais pas le temps de te rendre visite toutes les semaines !
— Frère indigne !
— Ni le budget en oranges ! continue-t-il, se croyant incroyablement drôle.
Sur cette boutade nullissime, je me rends dans la salle de bain où je me brosse les dents et m'habille. Une longue journée m'attend. J'ai déjà envie d'être ce soir pour me coucher et dormir pendant une décennie. Quand je ressors, j'avise Sun devant les dessins animés. Quand un nouvel épisode de Franklin commence, j'entends mon frère maugréer :
— Il porte pas de chaussures.
Je ricane et récupère mon portable que je glisse dans la poche avant de mon pantalon.
— Je finis tard ce soir et je pense me coucher tôt donc on ne se verra sûrement pas du coup ! lui dis-je.
— OK. Ezra ne bosse pas la nuit prochaine par contre.
— Super !
Je me dirige vers le hall où mon sac de danse m'attend déjà. Je mets mes converses. Je suis en train d'enfiler mon manteau beige quand Sun reprend la parole :
— Tu prends rien à manger ?
— Euh... Non ! Je mange à la cantine avec Chad et les autres ce midi.
Je jette un coup d'œil à l'intérieur de mon sac où je vois mes deux pommes.
— Oh d'accord ! Passe une bonne journée.
— Toi aussi.
Je lui fais un dernier signe de la main et sors de l'appartement. Je dévale les escaliers et me dépêche de rejoindre la bouche de métro sans trop réfléchir au fait que j'ai menti à mon frère. Une dizaine de minutes plus tard, je pose enfin mes fesses sur un siège et mon esprit se focalise sur le message d'Ady que je viens de recevoir.
Ma petite sœur regarde Franklin. Pourquoi ça me fait penser à toi ? XD
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