Doublure

29 Mars 2035.

Les cours avec Jones ne sont jamais une partie de plaisir. Autoritaire et intransigeant, il me laisse peu de temps mort. Pendant des heures, je me dois d'être parfait ce qui est loin d'être le cas. Plus que la danse, c'est cette tension et cette angoisse qu'il fait naître en moi, qui m'épuisent le plus. Mais depuis plus d'une semaine, je n'ai eu le droit à aucune remarque, aucune réprimande devant la classe. J'étais presque invisible à ses yeux.

Le bonheur !

Mais c'est vraiment bizarre ! Cela fait presque sept mois que je suis son enseignement et ça n'est jamais arrivé. Ça ne lui ressemble pas et en fait, ça m'inquiète un peu du coup. Cependant quand le cours se termine, je dois me rendre à l'évidence, j'ai échappé aux griffes de mon prof. D'ailleurs, Chad l'a remarqué lui aussi. Il me rejoint, un immense sourire aux lèvres, heureux comme un pape.

— Rien ! Il a encore rien dit, s'exclame-t-il, sans discrétion.

À cet instant, je comprends mieux ce que nous avons en commun en dehors de la danse. Je souris en lui faisant signe de baisser d'un ton. J'ai survécu à la semaine, je ne vais pas me prendre une remontée de bretelles maintenant.

— Je te paie le goûter pour fêter ça !

Il passe un bras sur mes épaules et commence à m'entraîner vers les vestiaires. Chad cherche toutes les excuses possibles et inimaginables pour tenter de me faire sortir.

— J'peux pas ! J'ai répétitions avec Blake.

— Oh Blake !

Son ton me fait bien comprendre à quoi il pense à cet instant. Pourtant, il sait qu'entre Blake et moi, il n'a rien eu de nouveau depuis notre discussion. J'ai pourtant essayé de lui parler dimanche pendant notre répétition. A plusieurs reprises même mais je me suis dégonflé à chaque fois.

— Arrête je vais regretter de t'en avoir parlé. Tu...

— Monsieur Lim ! me coupe Jones.

Je soupire. Je jette un regard désespéré à Chad qui me fait une grimace trop adorable. Je lève les yeux au ciel et fais demi-tour pour rejoindre mon professeur près du miroir.

— Oui, monsieur ? l'interrogé-je, poliment.

— J'ai remarqué vos efforts. Il y a du progrès.

— Euh... merci monsieur...

Je suis assez estomaqué par ce semblant de compliment. Je ne suis pas encore moins habitué à ça venant de lui.

— Je suis heureux que vous ayez suivi mon conseil, continue-t-il.

Ma surprise s'accentue à l'écoute de la déclaration de Jones. Son conseil ? Cet homme n'est clairement pas connu pour ses conseils bienveillants mais plus pour ses remarques vaches et ses ordres.

— Je...

J'hésite sur la marche à suivre et sur ce que je dois lui répondre. Alors je m'embrouille.

— Lequel ? lui demandé-je enfin.

— Celui de vous muscler !

— Oh ! soufflé-je en comprenant ce qu'il me dit.

Je suis mitigé. Je suis heureux qu'il ait vu un changement dans ma musculature. Cependant, je suis outré qu'il puisse penser que c'est grâce à lui. Ses mots n'étaient clairement pas un conseil mais une insulte, presque une humiliation devant le reste du jury et les étudiants passant l'audition.

Un peu de sérieux ! Vu votre physique, c'est votre partenaire qui vous soutiendrait lors d'un porté.

Je déglutis à ce souvenir. Vraiment pas un conseil ! Cependant, j'évite de lui en faire la remarque et de préciser que c'est seulement grâce à Blake que j'en suis arrivé là. Je n'ai pas envie de me le remettre à dos et surtout je souhaite juste partir de là.

— C'est loin d'être parfait mais si vous continuez ainsi, vous pourrez peut-être passer l'audition l'année prochaine.

Je prends sur moi et encaisse sans rien dire même si j'aimerais l'insulter. Un sourire crispé prend place sur mes lèvres avant qu'il me fasse signe de déguerpir avec toute la politesse qui le caractérise. Je me dépêche de rejoindre les vestiaires où les autres sont déjà sous les douches. Sauf Chad qui m'attend assis sur un banc. Je m'installe en face de lui, à coté de mon sac de sport.

— Alors qu'est-ce qu'il te voulait ?

— Juste se féliciter de m'avoir humilié aux auditons de Noël et en remettre une petite couche aujourd'hui. Rien de nouveau !

— Quel crétin ! Comment est-ce possible d'être si talentueux et désagréable ? se plaint-il sans logique.

— Le talent et la sociabilisation n'ont rien à voir l'un avec l'autre, tu sais !

— C'est vrai ! admet-il en retirant son caleçon de danse. Puis il cache peut-être quelque chose... comme ton tyran !

— Ah ! m'étonné-je, en laissant mes gestes en suspens. Mon tyran cache quelque chose ?

— La bête de sexe qu'il est réellement.

Nous éclatons de rire à cette remarque qui n'est peut-être pas totalement fausse mais je ne donnerai aucun détail à Chad ou à qui ce soit à ce propos.

— Vous en êtes où d'ailleurs ? Tu as pu lui parler ? Vous avez...

Il fait bouger ses sourcils de haut en bas à plusieurs reprises pour me signifier qu'il parle de parties de jambes en l'air. Je soupire et me détourne pour chercher mon change.

— Oula ! Ça veut dire non ça, se lamente-t-il. C'est quoi le problème ?

Je replie ma serviette sur mes genoux, ne regardant pas Chad.

— Il fait toujours comme s'il ne s'était rien passé et moi... Je ne sais pas comment lui dire que j'aimerais recommencer.

Je lie mes doigts sur l'éponge et tapote le sol avec les pieds.

— J'ai beau tourner tout ça dans tous les sens, j'ignore comment on fait ce genre de demande. Je vais pas me pointer vers lui et lui sortir que je veux qu'il me prenne.

Je grimace en pensant qu'après tout c'est plus ou moins ça que j'ai fait la première fois...

— Tu sais quoi ? Oublie les discussions, les phrases, les mots ! C'est clairement pas votre truc à tous les deux ! Alors... Montre-lui que tu as à nouveau envie de lui !

— Et s'il n'en a pas envie ?

— Il t'a dit qu'il voulait recommencer ! me rappelle-t-il.

— Non ! Il a sous-entendu mais il n'en avait peut-être pas envie !

Chad se penche, ses avant-bras prennent appui sur ses cuisses et il me regarde droit dans les yeux.

— Un mec qui te dit qu'il veut bien que tu le prennes, en meurt d'envie ! Moi j'ai jamais dit que je voulais que tu me culbutes dans les douches à ce que je sache !

Mes yeux s'écarquillent. Je ne sais pas si c'est ce qu'il me dit ou la manière dont il le fait qui me choque le plus. En tout cas, il faut que je me rende à l'évidence. Ce fameux dimanche, Blake voulait plus. Comme moi aujourd'hui.

— Et s'il dit non, on ira se boire un verre dans un bar gay pour que tu lui trouves une doublure !

Je baisse un peu la tête et murmure presque pour moi :

— Je veux pas d'une doublure.

— Donne-toi les moyens d'attraper l'étoile alors ! conclut-il en continuant avec les métaphores de ballet.

Il me donne une tape sur l'épaule alors que certains de nos camarades de promo commencent à sortir des douches. Chad me fait signe que c'est à notre tour et je le suis en lui déclarant :

— Je l'attraperai !

Cependant, je n'ai pas réellement le temps de réfléchir à la manière de m'y prendre. Je dois me laver avant de rejoindre Blake dans notre salle habituelle. Je mets à peine un quart d'heure avant de dire au revoir à Chad qui rentre chez lui. Je cours même dans les couloirs. C'est ça de papoter pour ne rien dire dans les vestiaires ! Je fais à peine un pas dans la salle de danse que je me fais reprendre :

— Tu es en retard !

Il est pourtant dos à moi et ne m'a pas encore vu mais il a dû m'entendre arriver. Étant hors de question que je m'excuse, je lui dis simplement :

— J'ai dû prendre une douche.

Il se retourne, un sachet de noix de cajou à la main. Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vu manger ces trucs. Il m'observe un court instant et avise mes cheveux encore mouillés. Pendant que je vais poser mon sac sur le banc comme toujours, il m'informe :

— Lettie me fait dire que son expo a lieu le samedi sept et qu'elle veut que tu sois là !

J'esquisse un sourire à cette annonce. Ça me fait plaisir qu'elle ait confirmé son invitation du jour de notre rencontre. Cependant, nous nous sommes parlés à plusieurs reprises alors je suis étonné qu'elle ne m'ait pas envoyé directement un sms pour le faire.

— Mais tu n'es pas...

— J'y serai, affirmé-je. Avec Ezra. Peut-être même mon frère s'il ne travaille pas.

Il se contente d'un hum qui me prouve qu'il n'en a rien à faire. Je lève les yeux au ciel alors qu'il reprend une poignée de noix.

— Tu pourras m'envoyer l'adresse de l'expo ?

— Ouais, ouais, marmonne-t-il entre deux mâchouillements ce qui me fait lever un sourcil.

Il repose son goûter et va se mettre au centre de la salle. Je m'assois pour enfiler mes vieux chaussons de danse que je n'utilise que pour nos répétitions.

— Tu pouvais pas les mettre directement après ta douche ? m'interroge Blake en s'étirant.

Je relève un peu la tête, juste assez pour le voir effectuer quelques mouvements rotatifs avec ses jambes. Il n'est pas aussi souple que moi, mais ça laisse rêveur... Cependant, je n'autorise pas mes fantasmes à m'embrumer l'esprit et réplique :

— Et toi, tu ne pourrais pas être aimable ?

— Pour ça, il faudrait que tu sois sage !

Les yeux écarquillés, je suis choqué. Ni plus, ni moins. Je me lève en me défendant tel un enfant de primaire :

— Je suis toujours sage !

Il ricane. Au moins, je le fais rire, c'est toujours ça ! Il se tourne vers moi et déclare :

— Ça, ça reste à prouver...

Sa voix est basse. Douce. Je m'approche de lui. Lentement. J'ai la sensation que l'atmosphère s'est soudainement électrisée, chargée d'un petit quelque chose qui n'a rien de désagréable. Au contraire. Son regard sur moi me donne des frissons. Je m'arrête près de lui. Trop près pour paraître innocent.

Chad m'a dit d'abandonner les mots et de montrer, d'agir. Même si j'ai clairement peur de me faire recaler au moindre geste, il faut que j'essaie. Là, maintenant, tout de suite. Et depuis notre première fois. Alors je tente le tout pour le tout...

— Qu'est-ce que je dois te faire pour le prouver ?

Il semble déstabilisé par ma question et ça me satisfait. J'aime voir ses joues se teinter de rose sous la gêne. Son regard rivé sur ma bouche. Et encore plus ses dents venir mordiller sa lèvre. Il déglutit avant de me répondre :

— Arriver à l'heure et danser correctement ! Ça sera déjà pas mal !

Je suis sans voix. Ce n'est pas ce à quoi je m'attendais comme proposition. Il se recule et rejoint la tablette qu'il avait déjà pris la peine d'allumer. Il me laisse là, seul au milieu de la salle. Frustré. Ma satisfaction s'évapore aussi rapidement qu'elle est apparue.

J'aurais presque pu penser que je lui étais indifférent mais son corps a réagi à ma question, je l'ai vu. Un sourire apparaît sur mes lèvres. Il semble se contrôler pour une raison qui me dépasse. À moi de tout faire pour qu'il ne puisse plus se maîtriser en me voyant et j'ai déjà ma petite idée...

— Attends la fin de l'entrainement, murmuré-je pour moi-même.

Pendant que nous dansons les deux heures suivantes, mon cerveau fomente un plan qui, je me connais, tombera à l'eau directement. Je devrais le faire au feeling comme toujours mais j'aime bien tout le scénario qui se crée. Cependant, l'esprit ailleurs, je finis par oublier un pas et louper mon saut.

— Concentre-toi, bon sang ! râle-t-il, de mauvaise humeur.

— Attends, j'ai eu six heures de danse avant notre répét', donc tu permets que je ne sois pas parfait. Je ne suis pas une machine comme toi !

Ma pique le fait grimacer. Plus les semaines avancent et plus Blake laisse passer ses émotions. J'ai remarqué depuis quelques temps qu'il n'apprécie pas trop quand je le qualifie de machine ou de robot alors dès que je veux l'embêter, comme à cet instant, je lui dis ça. Il éteint la musique et va s'asseoir sur le banc pour boire un peu.

— Tu aurais dû me le dire en arrivant !

Je hausse les épaules en observant sa position. Jambes écartées. Ses poignets en appui sur le haut de ses cuisses. Sa gourde dans une main. Sa tête légèrement en arrière pour se poser contre le mur. Ses cheveux trempés de sueur. Son visage rougi par l'effort cette fois. Là, je comprends que c'est le moment pour mettre mon plan à exécution...

— Tu ne m'en as pas vraiment laissé l'occasion ! Tu m'as attaqué dès que je suis arrivé !

— Tout de suite les grands mots...

Il prend une longue gorgée et j'en profite pour le rejoindre mais cette fois, je laisse une certaine distance entre nous, pour ne pas trop en faire. J'essaie d'être subtile... Enfin c'était mon plan avant qu'il reprenne sa position en ramenant ses cheveux en arrière. Mon regard passe sur ses grains de beauté, sa mâchoire bien tracée, sa pomme d'Adam et ses veines sur ses avant-bras. Autant de détails qui m'étaient invisibles depuis l'autre bout de la salle.

Je déglutis et me retiens de ne pas lui embrasser la gorge dans la seconde. Pendant quelques secondes, je me fais la morale, fatigué par ma réaction. Je me donne l'impression d'être un prépubère qui découvre le sexe ou alors un obsédé... Je suis peut-être un peu cette deuxième catégorie mais jusqu'à présent, il n'y a qu'Ady qui me faisait cet effet.

Mon plan est oublié, c'est comme s'il n'avait jamais existé. À la place, j'attrape le bas de mon t-shirt et déclare la première chose qui me passe à l'esprit pour attirer son attention :

— Je n'avais pas mis un pied ici que tu me sautais dessus...

À l'aide de mon vêtement, je commence à essuyer mon visage en sueur en contractant le peu d'abdos que j'ai pour essayer que ça ait un effet sur lui.

— Mais pas d'une manière que je pourrais apprécier, ajouté-je, taquin.

Je remarque que ses yeux se sont posés un peu plus longtemps que nécessaire sur moi. Un sourire satisfait apparaît sur mes lèvres. Il détourne son regard en grognant :

— Habille-toi !

Mon t-shirt retombe. Dire que je suis déçu ne rendrait pas justice au sentiment qui s'empare de moi à l'écoute de son ordre. J'ignore à quoi je m'attendais. Pourtant, je me doutais qu'il était impossible qu'un mec comme Blake s'intéresse à moi, ne serait-ce que pour le sexe. Ce qui s'est passé ce dimanche-là n'était qu'une erreur. Je soupire.

— J'essaie de me contrôler et d'éviter que les choses dérapent comme la dernière fois parce que tu ne sembles plus le vouloir. Je le comprends parfaitement et respecte tes envies mais il faut vraiment que tu m'aides de ton côté, me supplie-t-il.

Mes paupières papillonnent alors que mon cerveau se passe encore et encore la déclaration de Blake, cherchant un sens. Quand le déclic se fait, je m'exclame :

— Qui a dit qu'on ne pouvait pas recommencer ?

Nos regards s'accrochent. Ses pupilles se sont dilatées à mes mots.

— Comment ça ? s'étonne-t-il.

Sans se lâcher des yeux, je fais un pas hésitant puis un second pendant qu'il dépose sa gourde sur le sol. Il reste assis à sa place, comme s'il m'attendait. Lorsque je suis assez près de lui, il tend le bras pour attraper mon t-shirt et me tire vers lui. Instinctivement, pour éviter de m'écrouler sur lui, un de mes genoux prend appui sur le banc à côté de sa cuisse. Sa main libre se pose sur mon flanc et me serre comme s'il cherchait à se fondre en moi. Il détaille mon visage et mon corps. Il me souffle, d'une voix légèrement enrouée :

— Je ne comprends pas... Je croyais que tu ne voulais rien entre nous...

— J'ai dit que je ne voulais pas être en couple avec toi, pas qu'on ne pouvait pas s'amuser ! déclaré-je.

Même si la peur qu'il refuse ce que je lui propose est toujours là, je me dois d'essayer. Je cale ma main dans son cou et me penche avec lenteur pour lui laisser le temps d'assimiler. J'ai l'impression que nous passons notre temps à essayer de nous apprivoiser l'un l'autre. J'ai des doutes sur le fait que nous y arrivions un jour mais après tout, ça n'a pas d'importance.

— Tu me proposes quoi ? m'interroge-t-il alors que mes lèvres ne sont qu'à quelques centimètres des siennes.

— La même chose que la dernière fois. Où et quand on en a envie. Pas d'engagement, pas de prise de tête.

Alors que je crois qu'il va me rire au nez, il tire un peu plus sur mon haut. Nos bouches se percutent, faisant exploser un tas d'émotions en moi. J'apprécie de les ressentir, plus que je n'aurais pu l'imaginer. Aussitôt, je réponds à son baiser et mets mon autre genou sur le banc, de manière à me retrouver à califourchon sur lui. La main qui me tenait la hanche se glisse sous mon pantalon, me promettant monts et merveilles...

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