Débrief
11 Mars 2035.
Je relis encore une fois le message que je veux envoyer à Ady. Cela fait deux jours que je n'ai pas eu de nouvelles de lui. En dehors du fait que ça me blesse qu'il n'ait pas répondu à mon dernier texto, cela m'inquiète un peu à présent. Ça me fait encore plus ressentir le manque.
— Ça va, Dae ?
La main de Chad se pose sur mon épaule, son visage est soucieux. Je me force à lui sourire pour le rassurer puis lui réponds le plus naturellement possible :
— Oui, tout va bien.
La petite sonnette de l'ascenseur retentit avant que les portes ne s'ouvrent devant nous. Sans plus réfléchir, j'appuie sur le bouton et mon message est envoyé. Je range mon mobile et sors de la cage. Suivi de mon ami, je me dirige vers la porte de mon appartement que je déverrouille aussitôt.
Après m'être déchaussé, je laisse mon sac tomber au sol avant de retirer mon bomber et l'accrocher à une patère du hall. L'appartement est plongé dans le noir, les garçons doivent être au travail. Mes pieds se glissent dans mes chaussons que je n'utilise d'habitude pas. J'entre dans le salon et allume. Pancake, notre chat, comate sur le rebord de sa fenêtre. Pour ce qui est de Crumpet, le chien d'Ezra, ce dernier a dû l'emmener avec lui au boulot.
— Je suis amoureux de votre appartement ! déclare Chad dans mon dos.
Mon regard fait le tour de l'endroit et même si l'endroit n'est pas parfait – je me souviens encore de l'odeur ignoble qu'il y avait quand nous sommes arrivés – c'est vrai que je l'aime beaucoup. Ça fait plus de six mois que nous sommes ici et nous créons de beaux souvenirs ici. Sun et moi sommes repartis à zéro et c'est important pour moi. Puis c'est ici, que Pancake est devenu notre chat après que les garçons l'aient sauvé dans une ruelle. C'est sur ses tabourets hauts qu'Ezra fait ses mots fléchés. Sur ce parquet que je m'entrainais les dimanches. Dans cette cuisine que Sun crée de nouvelles recettes. Dans ce salon que je bats tout le monde au Monopoly... Il y a tellement de belles choses qui se passent dans cet appartement.
Il est devenu notre foyer.
— Moi aussi, chuchoté-je, un sourire aux lèvres.
— Bon allez, je veux manger ! s'écrie Chad, m'arrachant un sourire.
— Frigo.
Sun est le meilleur cuisinier au monde que je connaisse – mais je ne l'avouerai jamais devant ma mère. Manger ses petits plats est toujours un délice même si niveau diététique, je doute que ce soit très bon. La preuve, je n'arrive toujours pas à perdre les kilos que j'ai en trop. Je soupire au souvenir de la balance ce matin à mon réveil.
Tandis que mon ami va directement dans la cuisine, j'en profite pour aller me changer dans ma chambre. Cette pièce, comme dans celle que j'ai chez mes parents, est très sobre. Moi qui adore les couleurs vives, j'aime bien cette simplicité dans mon intérieur. Je m'y sens bien et surtout il n'y a rien pour m'oppresser.
J'entends mon ami farfouiller dans la cuisine pendant que je change mon col roulé pour un vieux pull vert. Je m'observe dans le miroir que j'ai installé derrière ma porte et fronce les sourcils en découvrant qu'il m'est trop grand. Je grimace, j'ai encore dû me planter dans les températures lors d'une lessive.
— Il est vraiment cool ! déclare Chad me détournant de mon reflet.
— Ouais...
J'entreprends de m'attacher les cheveux tout en continuant :
— Surtout que ça lui prend une éternité pour faire tout ça !
— Mais de qui tu parles ?
Je tire sur la petite couette que j'ai formée sur le haut de mon crâne pour la serrer avant de sortir de ma chambre. Je rejoins Chad qui attend, adossé à un meuble, que le plat chauffe dans le micro-onde.
— Je parle de mon frère qui nous fait à bouffer. Et toi ?
— De ton tyran bien sûr !
— Hein ?
J'ouvre le frigo et m'empare d'une bouteille d'eau.
— Oh désolé ! Je veux dire Blake, se corrige-t-il en insistant bien sur le prénom de mon partenaire.
— N'importe quoi. Et pourquoi tu me parles de lui ?
— Parce qu'on a passé du temps avec lui et que j'ai besoin de débriefer avec toi !
Je lève les yeux au ciel, désespéré. C'est quoi encore cette lubie ?
— Besoin ? Carrément ?
— Ouais ! D'ailleurs...
Il se décolle du meuble et vient me coller un coup dans le bras alors que je suis en train de boire au goulot. Bien entendu, je bouge et mets de l'eau partout sur moi. Je m'essuie comme je peux le visage avec la manche de mon haut tout en marmonnant un Idiot peu aimable.
— Tu m'as menti ! m'accuse-t-il.
Je secoue la tête et fais demi-tour pour me rendre dans le salon.
— Tu vas même pas te défendre ?
— Je n'ai pas besoin parce que je n'ai menti sur rien du tout !
Je m'installe sur le canapé et de ma petite place, je peux apercevoir Chad derrière le comptoir. Il s'active pour sortir le plat chaud de l'électroménager. Il maugrée à propos du fait qu'il chauffe toujours trop. Il attrape des couverts qu'il avait posés sur le comptoir et me rejoint enfin. Il s'assoit assez près de moi pour que nous puissions partager le plat. Il me tend des baguettes alors qu'il s'est octroyé le droit d'utiliser une fourchette.
— Tu sais que je n'ai pas peur des fourchettes, n'est-ce pas ?
Un Hum désintéressé plus tard, il engouffre une première bouchée. Ses yeux se révulsent alors qu'un gémissement de satisfaction lui échappe.
— C'est trop bon, me confie-t-il, la bouche pleine.
Je commence à picorer mais je n'ai pas très faim. Le chocolat chaud que j'ai bu au café m'a coupé l'appétit je crois bien.
— Sinon, je peux savoir sur quoi je t'ai menti ?
— Sur Blake ! Il est super gentil en fait !
Je grogne de mécontentement. Il est vrai que depuis jeudi, il est fréquentable et parfois agréable. Travailler avec lui n'est plus autant une torture qu'au début. Cependant, je ne peux pas dire qu'il est super gentil non plus.
— Blake ne l'est pas. Il continue de jouer les tyrans. Tu as bien vu, il ne voulait pas qu'on arrête de danser.
— Oh oui, quel tyran ! Tu trouves qu'il ressemble plus à qui ? Hitler ou Franco ? Sûrement Kim Jong-Un vu ses origines !
La blague ne me fait pas rire et mon visage impassible le lui fait comprendre. Il avale sa nouvelle bouchée avec difficulté et souffle :
— Désolé, c'était pas drôle ! Mais, je te jure qu'il est cool !
— Il n'arrête pas de m'envoyer des piques, lui rappelé-je.
— Et de te faire des compliments aussi ! C'est vrai que ça doit être dur au quotidien.
Je hausse les épaules. C'est vrai qu'il m'en a fait quelques-uns.
— Arrête de te moquer de moi ! le prié-je en jouant avec mes baguettes.
— Désolé, répète-t-il.
Il pose sa main sur mon épaule et m'interroge, sérieusement :
— Qu'est-ce qui se passe, Dae ?
— Je ne sais pas...
Je soupire et abandonne mes baguettes sur la table basse. Je prends une position plus confortable, le dos contre le dossier du canapé. Mes bras entourent mes jambes et ma tête bascule en arrière. Mon regard fixe longuement le plafond pendant que je réfléchis. Chad me laisse le temps et déguste son dîner.
— Je n'arrive pas à le cerner, déclaré-je enfin. Ce soir, au café... J'avais l'impression d'avoir un enfant en face de moi mais quand on travaille, il est tellement froid et directif, on dirait un...
— Un tyran ?
— Ouais ! m'exclamé-je, heureux que Chad le dise pour moi. C'est le meilleur terme pour lui, même si c'est vrai qu'il s'est un peu calmé depuis qu'on a discuté.
— Tu sais, commence-t-il.
Je tourne la tête vers lui. D'un revers de main, il s'essuie les babines. Vu ce qu'il reste dans la boîte, il semblerait que mon ami se régale, ça me fait sourire.
— Je pense que la danse est très importante pour lui et il se donne à fond pour réussir.
Je hoche la tête, en accord avec ses mots. Je peux reprocher des choses à Blake mais pas d'être un fainéant ou de ne pas prendre les choses au sérieux. Il se donne toujours à cent pour cent.
— Vous êtes pareils ! affirme Chad.
— Lui et moi ? Non ! No way !
— Oh que si ! insiste-t-il. Quand je bossais avec Johanna, on a parlé de vous deux.
Mes yeux s'écarquillent, surpris. Je n'étais pas au courant de ça.
— Tu parles de...
— Vous êtes pareils ! Elle me l'a décrit. Sa manière d'être avec les gens de sa promo et celle en cours. J'ai cru qu'elle parlait de toi. Vous êtes tellement perfectionnistes que vous n'êtes jamais satisfaits de vous quoique vous fassiez.
Ma bouche s'ouvre pour répliquer mais il met son index devant mon visage, pour m'intimer au silence. Mes sourcils se froncent d'incompréhension.
— Vous êtes du genre à vous donner tellement à fond que vous vous en oubliez, poursuit-il.
— Je ne suis pas comme le tyran !
— Oui, c'est vrai, il y a une chose qui vous distingue. Lui est exigeant avec lui et le reste de la planète mais toi, tu pars du principe que tout le monde est parfait à part toi !
Je referme ma bouche, pris au dépourvu. Je me mordille la lèvre, cherchant une réponse à lui apporter.
— Je ne pense pas que les gens soient parfaits. La preuve avec Blake !
— Tu vas me faire croire que tu n'as jamais pensé qu'il était bien mieux que toi ?
Je garde le silence. Mentir n'arrangerait sûrement pas mes affaires.
— Tu vois ! s'écrie Chad, heureux d'avoir tapé dans le mille.
Nerveusement, je resserre ma queue de cheval et renifle, mal à l'aise. J'attrape la télécommande et allume Netflix.
— Je ne pense pas que les gens soient parfaits, répété-je avec tout de même moins d'assurance. Je vois les défauts des gens. Que ce soit Blake, Jones ou mon ex... Mais je sais être objectif avec eux...
— Mais pas avec toi ! me coupe-t-il la parole.
Il vient de mettre le doigt sur mon point faible et ça fait mal. Je serais incapable de dire si ce que je pense de moi est la réalité ou juste un manque de confiance en moi. Je hausse les épaules, touché par ce sujet de conversation.
— Tu es un grand danseur, Dae. Et une belle personne.
Ma tête se secoue dans tous les sens à l'écoute des mots de mon ami. C'est gentil de me dire ça mais je sais que ce n'est pas le cas. C'est seulement son amitié pour moi qui le rend subjectif. Mes larmes se forment déjà au coin de mes yeux et ma poitrine se serre. La fatigue de la journée joue un rôle dans cette réaction exagérée, je le sais mais je n'arrive pas à les retenir.
— Ça me désole que tu ne réussisses pas à t'en rendre compte.
Il me caresse l'arrière du crâne. J'adore ce geste, il me fait toujours du bien. Il me calme, me rassure. À l'aide de la manche de mon pull, j'efface les larmes qui se sont faufilées sur mes pommettes.
— Tu es l'un des meilleurs de notre année, Dae. Il n'y a que toi qui ne le vois pas...
Mon pouce appuie de manière frénétique sur les boutons, juste pour me permettre de me raccrocher à quelque chose de réel pour ne pas pleurer. Même si je ne crois pas un traitre mot de ce que vient de me dire Chad, ça me touche, remplit mon cœur d'un sentiment de gratitude. J'ai envie de le prendre dans mes bras pour le remercier mais à la place, je me laisse tomber contre lui, la tête sur le haut de son pectoral. J'évite de peu de mettre le coude dans le japchae de Sun.
— Avec Blake, vous allez tout casser à ce concours, je n'ai aucun doute. Pour ça, il faut que vous continuiez à faire des efforts. Que tu gardes en tête que votre objectif est le même et qu'il n'est pas le diable...
— J'essaie, dis-je.
— Je sais et ça porte déjà ses fruits !
— Mouais...
— Tu ne l'appelles plus le tyran. Vous arrivez à avoir des conversations posées et amicales. Et vous avez réussi à travailler sérieusement sur votre chorée, énumère-t-il, sûr de lui.
Timidement, je hoche à nouveau la tête.
— D'ailleurs, laisse une chance à celle de ton audition. Si Blake dit qu'elle est géniale, c'est qu'il le pense vraiment. Il veut gagner le concours alors il ne prendrait pas un enchaînement sans le moindre potentiel même pour faire plaisir à qui que ce soit !
— Mais...
— Chut ! Pour une fois, tu m'écoutes.
Il ne me laisse pas le choix alors je me renfrogne et obéis bon gré mal gré.
— Avant que j'intervienne, je vous ai regardés danser tout à l'heure. Vous formez un duo du tonnerre alors mets toutes les chances de votre côté.
Il me met le plat sur les genoux et assène :
— Et ne crois pas que j'ai pas vu que tu n'avais rien mangé ?
— C'est le chocolat chaud que tu m'as offert qui m'a coupé l'appétit, avoué-je.
— M'en fous, mange un peu. Tu peux pas tenir le coup avec juste une boisson chaude. Aussi bonne soit-elle !
Je lève les yeux au ciel mais il insiste en me tendant sa fourchette.
— A ce qu'il parait, tu n'en as pas peur ! se moque-t-il en reprenant mes mots.
J'attrape le couvert mais ne m'en sers pas. Je ne veux pas manger mais Chad pousse légèrement sur mon coude. Je jette un coup d'œil au japchae et tente de calculer le nombre de calories qu'il peut se trouver dans une seule bouchée. Nouilles de patates douces et beaucoup de légumes. C'est plutôt pas mal...
— Demain, on a cours avec Jones, il faut que tu puisses danser sans tomber dans les vapes !
J'ai envie de lui parler de tous ces cours que j'ai suivis récemment durant lesquels j'avais à peine une pomme, des kiwis ou encore quelques abricots dans le ventre. Mais je me tais. Chad ne me comprendrait pas et me ferait sûrement une leçon inutile. Alors je lui mets la télécommande dans la main et lui demande :
— Trouve nous une série sympa !
— Un drama ? me propose-t-il.
— Oh non, pas ça, s'il te plaît !
Je déteste les dramas asiatiques. Un nouveau regard sur le plat de Sun et avec une dextérité nouvellement acquise, je pique dans les légumes laissant le reste. Quand je les mets dans ma bouche, je retiens une grimace parce que Chad semble satisfait de me voir manger.
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