Corps

19 Janvier 2035.

La ligne avant la mienne passe sous le regard intransigeant de Jones, notre professeur de danse classique. Cet homme est un monstre. Dans tous les sens du terme. S'il te regarde, c'est terminé. Tu sais qu'il va t'en mettre plein la tronche pour pas un rond. Il n'a pas sa langue dans sa poche, il te dira tes quatre vérités sans la moindre once de remords ou de compassion.

Mais Fredrich Jones est aussi un des plus grands danseurs étoile de ces dernières décennies. Il a pris sa retraite, il y a deux ans et a dû quitter l'Opéra de Paris pour venir enseigner dans ce conservatoire qui est l'un des plus côtés d'Europe. Il a eu une carrière exemplaire, a joué les plus grands rôles, a partagé l'affiche avec des magnifiques danseuses et le tout avec les honneurs.

Je déteste cet homme pour ce qu'il m'a dit avant les vacances, pour m'avoir mis le nez sur une vérité affreuse pour moi mais je l'admire tellement. Il est un véritable modèle à suivre. L'avoir comme professeur est juste incroyable. Mais il fait peur et depuis l'audition, ça ne s'est pas arrangé pour moi. D'ailleurs, je me tends quand j'entends sa voix froide pour reprendre la position d'un camarade.

Je déglutis et quand il nous fait signe, je m'élance comme ceux de mon groupe. Je n'ai pas encore fait trois mouvements que je sais que j'ai loupé mon passage. J'ai un temps de retard. Ma pointe n'est pas correcte. Mon pied d'appui n'est pas assez ancré dans le sol ce qui rend mon saut bancal. Je vois chacun de mes défauts et je sais qu'il les voit aussi.

Quand nous arrivons au bout de la chorégraphie, il se dirige vers la tablette qui contrôle tout. La musique s'arrête alors. Nous étions le dernier groupe. Il fait demi-tour et nous observe les uns après les autres. Je suis en apnée parce que je sais que je vais être sa cible. Je rentre un peu la tête dans mes épaules et attends la sentence, qui ne tarde pas comme d'habitude.

— Monsieur Lim ! m'interpelle-t-il.

Il s'approche de moi et je dois me redresser. Il n'apprécie pas que nous soyons voûtés. Il a raison, c'est mauvais pour notre dos et notre corps est notre vie.

— Savez-vous compter ? m'interroge-t-il assez fort pour que toute la classe puisse en profiter.

Je suis surpris par la question mais ne laisse rien paraître. Tel un automate, ma tête bouge de haut en bas à plusieurs reprises.

— Alors pourquoi ne pouvez-vous pas compter jusqu'à huit pour faire votre enchainement correctement ?

Son regard me transperce. Je baisse les yeux, honteux. D'avoir fait cette erreur et de me faire remonter les bretelles devant tout le monde.

— Vous avez été en retard d'un temps durant tout votre passage. Et si vous croyez que ce que vous nous avez fait était un jeté, vous vous trompez !

À chacun des mots qu'il prononce mon orgueil prend un coup mais je sais que ce qu'il dit est vrai. Quand je réalisais cet enchainement, je m'en suis rendu compte tout seul. Cependant, même en sachant que c'est mérité, me faire reprendre ainsi n'est pas plus agréable.

— Repassez ! ordonne-t-il.

Je relève les yeux vers lui, écarquillé par l'étonnement. Son visage est fermé et dur. Il ne lâchera rien tant que je ne serais pas repassé et réalisé ce passage parfaitement. Je recule, imité par les deux autres de ma ligne mais Jones intervient :

— Tout seul. Et sans musique.

Jusqu'au bout, il veut me faire mal. Tous mes camarades s'éloignent pour me faire de la place, se collant presque aux différents murs. Je ferme un quart de seconde les paupières pour puiser mon courage en moi. Quand je les ouvre, le professeur me donne le signal.

— Encore ! crie-t-il alors que je n'ai pas encore terminé.

Sans sourciller, je me remets en place et recommence, sentant la tension monter en moi. Pas chassé, dégagé et...

— Encore !

Cette fois, le stress envahit tout mon corps, faisant louper quelques battements à mon cœur et retournant mon estomac d'une manière peu agréable. Mes jambes semblent flageoler et j'ignore si je vais pouvoir faire encore un pas de danse. Alors que je me remets au point de départ, je jette un coup d'œil au miroir, cherchant inconsciemment le soutien de Chad.

Malheureusement, mon regard trouve seulement celui du tyran. Debout à la porte ouverte de la salle, il m'observe comme le reste de mes camarades. Ma salive passe de travers à cause de la surprise et de la pression dont le poids vient de doubler sur mes épaules. Je suis pris d'une quinte de toux. Quand elle se calme, je marmonne un merde discret et prends une grande inspiration.

— Encore ! répète Jones depuis le coin de la salle.

Je sais que je dois m'exécuter mais j'en suis incapable. Mon regard retrouve le tyran. Comme Jones, ses traits ne laissent aucune émotion transparaître. Il m'énerve parce qu'il semble me juger comme lui seul sait le faire. Certes, je ne suis pas le meilleur de ma promo comme lui et je fais des erreurs de débutant mais il n'avait pas besoin d'en être témoin.

D'ailleurs, depuis quand il est dans la salle de danse classique celui-là ? Et pourquoi il est là ? Ces urbains n'ont jamais de cours ou quoi ? Il n'a rien à faire ici et j'aimerais le lui hurler mais nous ne sommes pas seuls. La présence de mes camarades et surtout de mon professeur me revient à l'esprit. Il va falloir que je fasse quelque chose.

— Nous n'avons pas toute la journée pour réaliser cet enchainement de débutant, Monsieur Lim !

Soudain, je vois une tache orange bouger dans le coin de mon champ de vision. Chad. Il m'adresse un sourire et lève un pouce au niveau de son abdomen. Il m'encourage. Me fait comprendre que je peux le faire. Je ne dois pas me ridiculiser encore plus devant mon mentor. Devant ma classe. Devant le tyran. J'ai été accepté dans cette école et c'est pour une bonne raison. Je peux le faire.

Un, deux, trois et quatre. Cinq, six, sept et huit. Les mouvements se suivent et cette fois, mon professeur ne m'interrompt pas, à mon grand soulagement. Quand j'arrive en cinquième position, à la fin du passage, mon cœur bat trop vite. Et mes mains tremblent. L'appréhension de ce que Jones va me sortir à cet instant occupe tout mon esprit.

— A priori, nous n'aurons pas mieux aujourd'hui. Le cours est terminé !

Sur ces mots, il se détourne et va ranger ses affaires dans son sac. Je reste abasourdi par sa remarque. Immobile au milieu de la salle, je laisse les autres étudiants partir vers les vestiaires, dans un brouhaha impressionnant. Malgré moi, mon regard se porte vers la sortie mais le tyran a disparu. C'est presque à se demander si je ne l'ai pas rêvé.

— Hey ! Dae !

Chad pose une main sur mon épaule pour me sortir de ma pétrification. Il se penche et tandis que le prof quitte les lieux, il me murmure à l'oreille :

— Ne l'écoute pas, c'est juste un rabat-joie !

J'aimerais pouvoir dire que Jones a un problème avec moi, qu'il ne m'aime pas. J'adorerais pouvoir dire qu'il est jaloux de ma jeunesse et de mon talent. Que c'est pour toutes ces raisons qu'il est ainsi avec moi. Mais cela serait faux. Il est comme ça parce que ma danse n'est pas irréprochable comme la sienne peut l'être. Pour un danseur, qu'il soit quadrille ou étoile, son seul objectif est de magnifier une chorégraphie, ne faire qu'un avec elle et la musique. Rien d'autre n'a d'importance. Et aujourd'hui, ça n'a pas été le cas !

— Tu as été parfait.

— Non, le contré-je.

— Mais...

— Ce n'est pas grave, Chad, le coupé-je sachant qu'il était prêt à me défendre.

Je lui tapote à mon tour le dos, un sourire aux lèvres pour le rassurer.

— Je m'entrainerai encore plus ! lui déclaré-je, enthousiaste.

Je ne lui laisse pas le temps de répliquer et me dirige vers les vestiaires où j'entends l'eau des douches résonner. C'était notre dernier cours de la journée. Si les autres se lavent maintenant, je crois que je préfère me contenter de remettre mes habits pour me délecter d'un bain à la maison.

— Mais Dae, tu t'entraines genre... tout le temps !

J'aurais dû me douter qu'il ne me lâcherait pas si facilement. Je ricane devant sa détermination et aussi son exagération. Il s'assoit sur le banc en face de moi pour pouvoir retirer ses chaussons alors que j'en fais de même.

— À part en t'arrêtant de dormir, je ne vois pas à quel moment, tu pourrais réaliser ce tour de force !

Je hausse les épaules avant de ranger mes chaussons avec délicatesse. Je tiens à eux, c'est un cadeau que Sun m'a fait il y a quelques mois, pour mes dix-huit ans. À l'époque, nous étions encore en froid et pourtant, il avait été d'une générosité incroyable et je les avais immédiatement adorés. Ils sont importants pour moi. Comme chaque présent qu'il a pu me faire depuis que nous sommes enfants. Il a toujours le don de me faire le cadeau parfait, celui qui me correspond à merveille.

— Je ne m'entraine pas tout le temps ! le contré-je en retirant mon tee-shirt blanc que je lance dans mon sac de sport.

— Si tout le temps, insiste-t-il en faisant trainer la syllabe du tout.

— Tu n'exagères pas du tout ! me moqué-je gentiment.

— Tu veux savoir le pire ? m'interroge-t-il en se penchant en avant, les coudes sur ses cuisses et ses chaussons dans les mains comme s'il s'apprêtait à me dire une confidence.

Je lui jette un coup d'œil pendant que je fais glisser mon collant noir le long de mes jambes.

— Pas sûr que je veuille vraiment mais tu vas me le dire quand même donc... Balance !

— Tu as raison !

Il m'adresse un grand sourire, content de lui avant de poursuivre :

— Le pire, c'est que je n'exagère pas. Tu es un de ceux ici qui s'entrainent le plus.

Je ne devrais pas et pourtant, je suis choqué par cette affirmation. À présent en boxer, je m'assois sur un banc, les bras ballants. Je savais que je passais beaucoup de temps à répéter mais je ne pensais pas que c'était à ce niveau.

— Tu veux dire que...

Je déglutis. Chad est en train de me dire que malgré tous mes efforts, efforts plus importants que ceux de mes camarades, je n'arrive pas à leur niveau ou à éviter les critiques de Jones. J'ai donc un si piètre niveau ? je suis abasourdi par cette révélation.

— Que quoi ?

Je relève les yeux vers Chad qui farfouille dans son sac.

— Euh... Il... Je...

Il sort sa serviette dont il aura besoin après sa douche et se tourne vers moi, attendant une vraie phrase construite et compréhensible de ma part. Il a beau me répéter qu'il est mon ami et que je peux me confier à lui, je crois que ce n'est ni le moment, ni le lieu. Puis, de toute manière, que pourrait-il faire pour moi ? Rien, absolument rien. Il ne peut pas me rendre doué en un claquement de doigts. Je lui mens sans le moindre remords :

— Non rien. Va prendre ta douche, moi je passe mon tour !

Il se lève, toutes les affaires dont il a besoin dans les bras.

— Tu m'attends ? me demande-t-il. Je te paie un coup !

— Non, pas aujourd'hui. Je vais rentrer direct et prendre un bon bain chaud.

— OK, comme tu veux. Ce soir, je t'envoie le lien du site dont je t'ai parlé.

Il commence à s'éloigner mais à reculons pour pouvoir continuer à me parler :

— Et repose-toi, il faut que tu dormes ! Tu en as besoin. Notre corps c'est...

— Notre vie, finissons-nous en chœur.

Il me sourit et disparaît dans la partie des vestiaires où se trouvent les douches pour hommes. Je soupire et commence à me rhabiller. Je retiens un bâillement et réalise que Chad a raison, j'ai besoin d'une bonne nuit de sommeil. Quand je me lève pour enfiler mon jean, je remarque quelques bourrelets au niveau de mon ventre. Je les pince entre mes doigts et grimace en les faisant bouger.

— Et je me demande encore pourquoi je ne suis pas meilleur ?

Je jette un coup d'œil à mon reflet dans le miroir qui se trouve au-dessus des lavabos. Je ne ressemble à rien. Mes yeux se détournent de ma silhouette banale pour se poser sur le couloir par lequel est parti Chad. Je me mordille la lèvre. J'hésite une seconde puis attrape mon sac que je ne prends pas la peine de fermer et pars des vestiaires. Finalement, je vais peut-être passer à la salle de muscu avant de rentrer. Juste une petite heure.

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