14 Février 2035.
Je savais que ce jour-là arriverait. C'était une évidence. Je savais aussi que ça allait être difficile pour moi et je ne m'étais pas trompé. Voir les pubs dans le métro. Entendre les couples en parler. Sentir l'odeur des bouquets de roses que certaines filles se trimballent partout dans l'école. Tout ça, c'est trop pour moi. Je voudrais seulement que cette journée passe à toute vitesse et que je me retrouve dans mon lit devant un épisode sur Netflix.
La Saint-Valentin a aujourd'hui un goût plus qu'amer pour moi. Je ne pensais pas que cela puisse arriver et pourtant, Ady a réussi cet exploit. Me gâcher l'une des fêtes que je préférais. L'année dernière, jour pour jour, je lui avais préparé un repas de fête et le cadeau parfait pour lui. Lui s'est contenté de m'apprendre, entre l'entrée et le plat, qu'il avait été accepté à l'université de Newcastle et qu'il ne viendrait pas à Londres avec moi à la fin du lycée.
Moi qui croyais que cette fête était réservée aux déclarations d'amour, aux lettres enflammées, aux beaux sentiments et aux galipettes enfiévrées, j'ai été plus que déçu. Cette année ne sera pas beaucoup mieux. En tout cas, cette fois, personne ne me quittera. Mais par contre, quelqu'un pourrait très bien me donner des envies de meurtres. Comme le tyran, par exemple...
Je marmonne un Au revoir peu enthousiaste à Chad, un peu jaloux qu'il puisse rentrer chez lui et pas moi. Nous avons fini les cours de la journée, il y a une heure et depuis nous sommes allés boire un chocolat chaud en attendant l'heure de mon rendez-vous avec le tyran. J'entends mon ami crier depuis l'autre côté de la rue :
— Bon courage ! Appelle-moi quand vous aurez terminé !
Je ne prends pas la peine de faire demi-tour et me contente d'un geste de la main au-dessus de ma tête. Sans réellement me presser, je retourne à l'école et me rends directement à la salle de répétition. Les couloirs sont quasiment tous vides. Il y a seulement quelques retardataires comme moi qui vont répéter un peu dans les salles réservables les weekends et les soirs.
Quand j'arrive à destination, je remarque à travers les vitres que le tyran est déjà sur place. Il a mis une chanson que je ne connais pas et enchaine quelques mouvements sans grande conviction. Je fronce les sourcils en le regardant faire. Il doit être en train de créer la chorégraphie mais vu certains pas qu'il fait, je sens que je vais avoir du mal à suivre.
Pourquoi moi ?
Je prends une profonde inspiration, rassemblant le peu de courage que j'ai en moi et alors que je m'apprête à faire un pas, il s'arrête et sort son téléphone de l'une de ses poches. Il jette un coup d'œil déçu à son écran avant de décrocher.
— Oui Lettie ?
Ça ne serait vraiment pas poli d'arriver à ce moment-là, alors j'attends à la porte et écoute malgré moi :
— Je t'ai dit que je l'allais faire de mon mieux... Je ne sais pas combien de temps ça va me prendre...
Rien à voir avec la curiosité. Je reste ici juste par politesse.
— Je t'envoie un sms quand je pars de l'école. On se rejoint directement au resto !
Il raccroche et marmonne quelque chose que je ne peux pas entendre. Cette fois, je ne peux plus reculer et termine d'arriver. Cependant, j'ai à peine mis un pied dans la salle de danse qu'il m'attaque déjà :
— Tu regardes jamais ton portable ?
Je me fige alors qu'il reprend sa danse comme s'il ne venait pas de me faire le pire accueil au monde. Enfin, il aurait pu m'insulter alors c'est peut-être une victoire en soi. Cette journée est interminable et compliquée émotionnellement parlant. Donc je ne serai pas capable de supporter le comportement du tyran s'il ne fait pas des efforts pour être un tant soit peu agréable. Mais s'il veut que ça se passe mal entre nous, je peux l'aider. Surtout aujourd'hui ! Je ne peux empêcher mon regard de le détailler de haut en bas à plusieurs reprises et de la manière la plus dédaigneuse que j'ai en stock.
— Ne commence pas à me prendre la tête, c'est clair ? rétorqué-je en allant m'asseoir sur le banc.
— Rien n'est clair ! Depuis ce midi, j'essaie de te joindre ! déclare-t-il sèchement.
OK, je suis peut-être en tort sur ce coup mais aujourd'hui, j'ai décidé de laisser mon téléphone sous mon matelas à l'appartement. Je n'avais pas envie de regarder constamment mon écran pour voir si Ady m'avait écrit ou pas alors que je n'ai aucune envie qu'il le fasse. Mais en même temps, je crois que j'aimerais recevoir un de ses messages... Je secoue la tête pour en faire sortir ces idées et lance sarcastique :
— Oh désolé, je n'avais pas compris que je devais être à tes ordres et attendre tes appels comme le Messi !
Il cesse de danser et va éteindre la musique. Je vois à sa gestuelle qu'il est énervé mais je m'en fous. Je commence tranquillement à retirer mes Caterpillar noires.
— Je croyais que tu te donnais toujours à fond quand tu faisais quelque chose ?
— Et c'est ce que je fais ! asséné-je en lâchant violemment ma chaussure sur le parquet. Tu m'as donné rendez-vous à six heures, je suis là à six heures moins le quart ! Si ça ne te va pas, c'est la même chose !
— Je t'ai envoyé des dizaines de textos ! Je t'ai même appelé trois fois ! m'apprend-il.
— Super mais je n'ai pas mon téléphone sur moi aujourd'hui !
Les poings serrés, il grogne tout en levant les yeux au ciel.
— Comment je fais pour te contacter si tu n'as pas ton foutu portable sur toi ? me demande-t-il au bord de la crise de nerfs.
— Je ne sais pas moi ! C'est vrai que ça serait tellement plus simple si nous étions dans la même école, à quelques couloirs l'un de l'autre...
Je croise les bras devant moi, attendant sa réponse face à ma réplique dont je suis assez fier pour une fois. Mais il ne doit rien trouver parce qu'il se détourne et va prendre une petite bouteille en inox dans son sac à dos. Un petit sourire satisfait s'affiche sur mes lèvres à ce round gagné mais je sais qu'il ne va pas me laisser remporter le combat si facilement.
— Bon, maintenant que je suis là, je peux savoir pourquoi tu m'as harcelé toute la journée ?
Il boit une longue gorgée et referme sa gourde en marmonnant :
— Je ne t'ai pas harcelé...
— Trois appels et des dizaines de textos en moins de six heures... C'est la définition même du harcèlement, figure-toi !
— Si tu le dis...
Il range sa gourde et prend son téléphone en main. Noir. Son mobile est noir. Comme son tee-shirt et son short ou encore ses baskets. Quelle surprise !
— Alors ? le pressé-je.
— Je dois partir dans une demi-heure...
— Pardon ?
Je me lève et vais me poster devant lui alors qu'il est accroupi par terre. Mes poings fermés se callent sur mes hanches et je le foudroie du regard.
— Pour quelqu'un qui se donne à fond, on repassera ! me moqué-je. Et pour quelle raison ?
Je repense alors à l'appel qu'il vient d'avoir. Il doit retrouver sa Lettie au restaurant, sûrement pour la fête des amoureux.
— Tu vas être en retard pour ton dîner aux chandelles avec ta petite copine ? Ou alors tu as peut-être oublié de lui acheter un cadeau ?
Ma mauvaise humeur et mon dégoût de la Saint-Valentin se ressentent peut-être un petit peu trop. Quant à lui, ses paupières papillonnent, interloqué par mes questions. Tout en évitant mon regard, il me murmure :
— Non, je dois juste aider ma sœur pour préparer l'anniversaire de mariage de mes grands-parents maternels.
Alors là, je suis sur le derrière. Il me donne l'impression d'être un enfant et ça me calme instantanément. Je m'attendais à beaucoup de choses mais pas à ça. Mes bras retombent le long de mon corps.
— Tes grands-parents ? répété-je doucement.
Il hoche simplement la tête. Je suis assez étonné et un peu envieux aussi qu'il ait encore ses grands-parents. Les miens étaient tous décédés avant ma naissance à part la mère de mon père, mais celle-là, je préfère l'oublier. C'était une vraie mégère du peu que je m'en souvienne. Elle s'est laissé mourir l'année de mes huit ans, après l'humiliation nationale que ma famille a connue.
— Ça fait... ça fait combien d'années ?
— Soixante...
— Bah crotte alors ! m'exclamé-je, abasourdi.
C'est impressionnant et ça me laisse sans voix. Je m'accroupis à côté de lui sans savoir pour quelle raison. Je baisse les yeux et me demande si un jour, un garçon sera capable de m'aimer ainsi pendant des décennies. J'en doute fortement !
— Ils sont au courant que vous leur préparez ça ? m'intéressé-je.
Il secoue la tête en faisant tourner son mobile entre ses doigts. Il est gêné de parler de sa famille, de lui alors je change de conversation.
— La chanson que tu écoutais à mon arrivée, c'est celle à laquelle tu pensais pour l'audition ?
— Non !
Il se relève, tel un nouvel homme tout neuf. Nous sommes repartis dans un domaine qu'il maîtrise. Je ricane en le voyant ainsi et le rejoins près de la tablette pour la musique. Du bout de l'index, il fait défiler une liste de musique dont je n'ai pas le temps de voir tous les titres. Finalement, il s'arrête et clique sur une.
La basse démarre et mes yeux se ferment pour me permettre de me concentrer dessus. Ma tête bouge d'elle-même à ce rythme agréable. Mais lorsque la voix du chanteur retentit, je cesse tout mouvement et ouvre les paupières pour les poser sur le tyran qui tape la petite table avec deux doigts.
— Mais... ce n'est pas anglais, ça !
— Dis donc, t'es perspicace, toi ! Tu l'as remarqué à quoi ?
Je lui fais une grimace puérile et tente de me concentrer sur les paroles en coréen. Je suis né et j'ai passé mes premières années à Séoul. Avec mes parents et Sun, nous continuons de parler notre langue maternelle – eux plus que moi – et de suivre les traditions de notre pays. Cependant, malgré tout ça et mon physique, je ne me sens pas tellement asiatique. Je n'ai pas ce besoin de me revendiquer comme coréen.
— Ça ne va pas être too much de danser sur... ça ? l'interrogé-je.
— Écoute ! m'ordonne-t-il.
Et je m'exécute comme un abruti. Cependant, ce que j'écoute me fait peur.
— Non, non, non !
Je recule de plusieurs pas comme pour m'éloigner de cette musique et de ce type. Mais qu'est-ce qu'il veut nous faire faire ? La chanson dit clairement...
— Quoi ? s'étonne-t-il en faisant pause. Elle est géniale !
— Géniale ? Donc tu souhaites nous mettre un panneau clignotant au-dessus de nos tronches disant qu'on est asiatiques...
— Arrête, c'est...
— Mais soit ! Si tu veux du coréen, fais-toi plaisir mais est-ce que tu comprends au moins ce qu'elle dit ?
— Bien sûr.
— Bien sûr ? m'écrié-je en levant les bras au ciel.
Dans un coin de mon cerveau, je suis surpris qu'il me réponde par l'affirmative. Cependant, je ne m'appesantis pas sur ça pour le moment.
— Alors tu veux réellement qu'on danse sur une chanson où le mec demande à une meuf de s'envoyer en l'air avec lui ? Sérieusement ?
— Ce n'est pas ça...
— Si c'est ça ! le coupé-je, encore et toujours choqué qu'il ait pensé à cette chanson.
Il croise les bras devant son torse et affirme :
— Je ne te pensais pas si coincé du cul, merde !
— Et je ne te pensais pas si vulgaire !
Il lève les yeux au ciel.
— Et je ne suis pas coincé mais je ne vais pas danser sur un truc pareil avec toi !
— Ah ! Ok, c'est moi le problème ? Tu veux quelle meuf à ma place ?
Je grogne en révulsant mes yeux, désespéré. S'il y a bien une chose que les gens remarquent rapidement chez moi, c'est mon homosexualité. J'ignore ce qui leur fait comprendre, sûrement que des préjugés stupides sur les corps fins presque féminins comme le mien ou alors la manie d'être tactile quand je me sens à l'aise avec quelqu'un. Je n'en sais rien mais ça a toujours été ainsi.
— Le fait que tu sois un mec me convient parfaitement, déclaré-je du bout des lèvres.
Il ouvre la bouche, surpris par ma déclaration, puis s'adoucit finalement. Il inspire à fond et me demande :
— Est-ce que tu ne pourrais pas l'écouter en entier, juste une fois pour voir si la rythmique pourrait te plaire ?
Je me mordille la lèvre puis fais signe de la main qu'il peut la remettre, ne voulant pas qu'il me reproche de ne faire aucun effort. Il s'exécute et dans la seconde, la chanson repart du début. C'est vrai qu'elle est sympa. Il y a du chant, du rap... Nous pourrions imaginer pas mal de trucs sympas avec ces changements. Son côté sensuel pourrait être un plus si nous nous débrouillons bien. Par contre, il ne faudrait pas tomber dans le vulgaire. La musique cesse et mon esprit est déjà en train de chercher un enchainement qui pourrait convenir au refrain. Mes sourcils se froncent sous la réflexion.
— Verdict ?
Mon regard croise celui de Blake et il comprend tout de suite. Son sourire suffisant s'installe confortablement sur ses lèvres fines.
— Après tout, personne ne comprendra le coréen, dis-je bêtement en mettant de côté le fait que le titre est anglais dans la chanson et répété une bonne centaine de fois.
Et voilà, il avait gagné le combat...
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