Cocktails
27 Janvier 2035.
Il ouvre de grands yeux en découvrant les lieux. Il est à la fois curieux, impressionné et choqué. À son air, je pense qu'il ne voudra plus jamais me faire confiance pour sortir avec nous mais ce n'est pas grave, il l'est aujourd'hui. Chad passe un bras autour de mes épaules et me murmure :
— Il semble complètement perdu !
Souriant, je hoche la tête, d'accord avec lui. Même si j'ai un peu la sensation d'avoir emmené un ange en enfers, je suis heureux des perspectives que nous offre cette soirée. Je lie mes doigts à ceux d'Ezra et l'entraine à ma suite jusqu'à une table libre. Nous nous installons tous les deux pendant que Chad se faufile dans la foule pour aller nous chercher des verres.
— Dans quoi tu m'as embarqué au juste ? m'interroge Ezra, en me faisant les gros yeux cette fois.
Je me penche par-dessus la table et lui explique :
— C'est juste un bar un samedi soir !
— Mais il y a trop de monde, se plaint-il en grimaçant quand une personne lui donne un coup dans le dos en passant derrière lui.
— Si tu te sens mal, on part tout de suite, lui affirmé-je en posant ma main sur les siennes liées sur la table.
Hier était l'anniversaire d'Ezra, il a fêté ses dix-huit ans. Il semblait heureux mais j'ai cru voir de la tristesse dans son regard quand nous lui entonnions de manière affreusement fausse la chanson de circonstance en coréen. J'ai voulu lui faire plaisir, autrement qu'avec un habit. Je me suis dit que profiter que mon frère travaillait pour embarquer Ezra faire la fête était une bonne idée.
J'avais peut-être tort.
— J'ai... j'ai jamais mis les pieds dans un tel endroit, apprend-il, en jetant des regards un peu affolés autour de lui.
— Oh !
Je suis étonné. Avec les gars, à Barnard Castle, nous allions peu dans les pubs, nous préférions le confort et l'intimité de la véranda de mes parents mais nous avons quand même fait quelques petites soirées. Je suis donc surpris qu'Ezra n'en ait jamais fait. Cependant, je ne devrais pas l'être. Je ne connais rien de son passé mais Sun m'a dit que sa vie n'avait jamais été facile et je le crois aisément. Ça se voit au premier coup d'œil.
— On reste une petite heure, juste le temps de boire notre verre et on rentre à l'appartement pour faire une partie de Monopoly, ça te va ?
Il hésite, se mordillant la lèvre inférieure. Il hoche finalement la tête et m'affirme, déterminé :
— D'accord mais je préfère Uno, c'est plus facile pour te mettre la misère !
J'éclate de rire. Ezra est vraiment unique dans son genre. En un battement de cils, il passe de ce gamin effrayé et vulnérable à cet être taquin qui adore se moquer de moi. Je lève les yeux et le lâche pour m'enfoncer un peu dans mon assise. Je jette des coups d'œil autour de nous, essayant de voir où se trouve Chad. Il est accoudé au bar et fait des signes au barman pour que celui-ci le remarque. Nous ne sommes pas prêts d'avoir nos verres.
— Tu as bien fait de refaire ta couleur, me dit Ezra en montrant mon crâne de son index.
Je passe une main dans mes cheveux à nouveau parfaitement blonds mais je n'ai pas eu le cœur d'aller me les faire couper pour le moment.
— Je me suis dit que les racines noires, ce n'était pas très sexy !
Il m'adresse un sourire en secouant la tête, d'accord avec moi.
— Ça te va vraiment bien le blond !
À mon tour, je lui souris, heureux de ce compliment.
— Merci !
— Et je suis loin d'être le seul à le penser, souffle-t-il sur le ton de la confidence.
— Ah bon ? Tu as lancé un sondage sur Instagram ? le taquiné-je en sachant très bien qu'il déteste les réseaux sociaux et Internet en règle générale.
— Non, mais le mec qui te dévore du regard derrière toi serait sûrement d'accord avec ce sondage ! déclare-t-il, un sourire en coin.
Je commence à bouger pour apercevoir l'homme dont il me parle mais Ezra me donne une tape sur le torse en râlant :
— Mais te tourne pas ! Il va savoir qu'on parle de lui !
— Je m'en fous.
Je hausse les épaules mais je lui obéis tout de même.
— Bon, si je peux pas le voir moi-même, décris-le moi ! ordonné-je en croisant les bras devant moi, impatient d'en savoir plus.
Ezra prend son temps pour détailler cet inconnu du coin de l'œil. Beaucoup trop de temps à mon goût.
— Bon, tu me dis ? Je te demande juste s'il est canon, pas de désamorcer une bombe non plus !
— C'est une bombe pourtant !
Son jeu de mot me fait grimacer.
— Évite les blagues ! Ça ne te va pas !
Mais je lui souris parce que même si sa plaisanterie n'était pas bonne, il m'amuse.
— Allez, décris-le moi, répété-je sur un ton suppliant.
— Bon ! Il est beau mais je l'ai déjà dit ! Il est plus grand que toi. Il est plutôt bien foutu. Il a les cheveux noirs qui lui arrivent ici...
Avec son index, il me désigne un endroit sous son oreille pour que je visualise mieux.
— Il est habillé tout en noir. D'ailleurs, pour sortir dans un pub, c'est pas vraiment le bon choix, non ? m'interroge-t-il en détournant son regard de l'inconnu quelques secondes.
— Ça dépend, ça peut être hyper sexy avec un petit côté mystérieux ténébreux, tu vois ?
Il rit à ma phrase.
— Si tu le dis... Bon, il porte une chemise noire, avec un jean noir...
— J'avais compris le principe quand tu m'as dit qu'il était habillé tout en noir, tu sais !
Il me tire la langue. OK, notre relation à Ezra et moi est basée seulement sur des moqueries constantes l'un de l'autre. Mais j'aime bien, c'est cool, c'est comme si j'avais un petit frère en quelque sorte.
— Tu veux que je te le décrive oui ou non ? marmonne-t-il.
— Oui !
— Alors tais-toi et laisse-moi parler, bon sang !
Je retiens le sourire qui menace d'apparaitre sur mes lèvres.
— Bon, j'en étais où moi ?
Il me lance un regard, attendant que je le renseigne mais je fais courir mes doigts devant ma bouche pour lui signifier que je me tais comme il me l'a demandé.
— Gamin ! Bref... Noir... Ah oui, chemise, jean et des bottines. Tu sais comme celles que les soldats portent ?
À l'écoute de ce dernier élément, mon cœur a comme un raté. Sa description me fait penser à quelqu'un que je préfèrerais ne pas croiser ici et nulle part ailleurs. Si c'est lui, je pourrais dire que j'ai vraiment l'univers contre moi. Sans plus attendre, je fais un brusque demi-tour et cherche du regard la personne dont me parlait Ezra. Mais je ne vois personne correspondant à la description.
— Oh ! Je t'avais dit de ne pas te tourner, tu l'as fait fuir !
Il me donne à nouveau un petit coup mais sur l'avant-bras cette fois.
— Arrête de me taper ! m'exclamé-je.
— Mais tu l'as fait fuir !
— Enfin ce n'est pas comme si c'était mon âme sœur non plus !
— Bah ça, tu peux pas le savoir, gros malin !
Je hausse les épaules et demande de plus amples renseignements sur ce jeune homme :
— Le gars, il avait à peu près notre âge ? Il était grand comment ? Est-ce qu'il avait l'air musclé ? Et est-ce qu'il était asiatique selon toi ?
Il met ses deux mains en l'air, ses paumes tournées vers moi, me faisant cesser ma diarrhée verbale.
— Hey calme-toi ! Qu'est-ce qui te prend ? Je croyais que ce n'était pas ton âme sœur ?
— Il ne l'est pas, m'écrié-je. C'est juste... Je suis curieux, c'est tout !
— OK mais...
— Et voilà enfin nos boissons ! le coupe sans le vouloir Chad.
Mon ami pose nos verres sur la table et pendant qu'il prend ses aises à côté d'Ezra nous le remercions chaleureusement. Je m'empare du mien tout en jetant des coups d'œil inquiets autour de nous.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? m'interroge Chad. T'as le FBI au cul ou quoi ?
— Non seulement un bel inconnu ! intervient Ezra.
Ils échangent un regard et éclatent de rire au sous-entendu qu'il vient d'être fait.
— C'était fin et poétique, maugréé-je tout en continuant de chercher cette personne.
Chad tapote l'épaule d'Ezra comme pour le féliciter de sa remarque stupide puis reporte son attention sur moi.
— Alors, c'est qui cet inconnu ?
— Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans le concept d'inconnu ? lancé-je de mauvaise humeur.
— Oula !
Mon ami recule le haut de son corps et devient sérieux.
— Tu m'inquiètes là ! Qu'est-ce qui te met dans cet état ?
— Ezra m'a dit qu'un mec me regardait !
— Il te dévorait du regard, me corrige le petit-ami de Sun.
— Comme il dit ! Et sa description me faisait affreusement penser au tyran, annoncé-je.
— Au tyran ? s'écrient-ils tous les deux en chœur.
— Un mec de l'école qui a mené la vie dure à Dae pendant un travail en groupe, lui explique Chad avant de revenir vers moi. Qu'est-ce qu'il foutrait là ?
— Euh... Je ne sais pas. Une randonnée en plein air ?
Doucement, la commissure de ses lèvres se relève. Il se souvient m'avoir sorti la même chose en début du mois. Finalement, il éclate de rire.
— T'as une bonne mémoire, Lim ! s'exclame-t-il.
Je lui adresse un clin d'œil, souriant.
— Et ça serait grave s'il était là ? se renseigne Ezra innocemment avant de prendre une gorgée de sa boisson à l'aide de sa paille.
— Malheureux ! lance Chad en levant les bras au ciel. Bien sûr que ce serait grave. Tu ne comprends pas mais ce mec est le diable en personne. Il a des cornes et une queue fourchue ! Il fait même des sacrifices humains pour rester jeune et beau !
Je lève les yeux aux bêtises que mon ami déverse en faisant des mimiques grotesques.
— Ah ok, je vois... Dae le déteste et on doit le détester aussi, c'est ça ?
— C'est ça ! confirme Chad.
— Vous êtes des idiots égocentriques et stupides... Et idiots ! marmonné-je en plongeant mon nez dans mon cocktail sans alcool.
Leurs rires me répondent et quand je relève les yeux, le sourire d'Ezra m'aveuglerait presque. La trace de tristesse qui planait au-dessus de lui depuis quelques jours semble avoir disparu. Je soupire.
— Mais je suis sûr qu'il a des cornes qu'il peut rendre invisibles pour qu'on ne le reconnaisse pas ! Pour la queue, je n'irai pas vérifier si ça ne vous dérange pas !
Si en se moquant de moi, je peux rendre Ezra un peu heureux, alors soit... Qu'ils continuent !
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