Café

11 Mars 2035.

Lentement, mes mains glissent sur le bois de la table. Mon regard s'imprègne de la pièce chaleureuse dans laquelle nous venons de nous installer. Il passe de la plante grimpante devant le miroir qui se trouve dans un petit renfoncement. Détaille les nombreuses étagères disséminées un peu partout sur les murs sur lesquelles sont disposés des objets et des livres en tout genre. Se pose sur le vieux van Volkswagen de couleur vert menthe qui se trouve au milieu de la pièce. Dedans ont été installées des banquettes et une petite table en bois. Un arbre vrai ou pas – je n'ai jamais voulu vérifier ce fait – s'élève à côté du coffre ouvert sur d'autres étagères.

Une musique douce, en fond sonore, attribue une atmosphère agréable à l'endroit. Je l'aime beaucoup ce café et j'apprécie toujours y venir avec Chad. Mais aujourd'hui est un peu différent. Mon attention se porte sur Blake qui est assis en face de moi. En arrivant, il nous a laissés la banquette rembourrée, se sacrifiant pour prendre la chaise en bois. Les yeux écarquillés, il découvre les lieux avec émerveillement. Il serait presque attendrissant.

— Ça te plaît ? lui demandé-je.

Il hoche la tête tandis qu'un immense sourire lui barre le visage.

— Beaucoup, souffle-t-il.

Chad, à ma droite, rigole à cette réaction tandis que je me contente d'un sourire. Le brun ressemble un peu à un enfant à cet instant et si ce fait est bizarre, il en reste drôle. Il est à l'opposé de l'image qu'il nous donne avec ses habits noirs dignes d'un membre des forces armées et ses cheveux longs tenus en arrière par un bandana.

— Tu n'étais vraiment jamais venu ? s'intéresse Chad, plus pour démarrer la conversation que par réel intérêt.

— Non, jamais.

Ses yeux noirs se posent sur nous, laissant la reconnaissance des lieux pour plus tard. Il met ses mains sur ses cuisses et pince les lèvres avant d'ajouter :

— Je sors pas souvent.

Je n'ai pas de mal à le croire. Parfois, je me dis que la vie de Blake ne tourne qu'autour de la danse.

— En plus, je suis londonien alors j'ai gardé les mêmes habitudes que lorsque j'étais au lycée, nous raconte-t-il.

Tel un seul homme, Chad et moi acquiesçons à sa déclaration. Je le comprends, j'aime bien mes petits rituels comme répéter les dimanches après-midi avec Sun qui prépare des petits plats dans la cuisine. Mais à cause de l'emploi du temps que mon partenaire a mis en place, je n'ai plus le droit à ces moments qui me rappelaient mon enfance.

Je pose mon menton dans la paume de ma main et pendant quelques temps, j'assiste à la conversation que les garçons ont lancée sur je ne sais quel café se trouvant près de Trafalgar Square. Si Chad paraît très à l'aise, comme toujours, il n'en est pas de même de Blake. Il baisse par moment les yeux sur la table ou les détourne vers des objets de la pièce. J'ai tellement l'habitude à son air hautain, sa répartie cinglante et ses ordres que le voir aussi mal à l'aise, me perturbe. M'amuse aussi.

Ma tête se relève, je m'apprête à lui faire la remarque de ce changement de personnalité qui s'est opéré chez lui, quand la serveuse arrive et se poste à côté de notre table. Elle nous adresse un sourire professionnel mais éblouissant. Après nous avoir salués poliment, elle déclare :

— Ça faisait longtemps qu'on ne vous avait pas vus ici !

Son regard se porte sur Chad qui semble aux anges.

— Oui, nous avons eu beaucoup de travail dernièrement. Ça nous change !

La serveuse rigole à la boutade de Chad.

— Mais après avoir répété toute la journée, on a pensé qu'il n'y avait qu'ici pour se remonter le moral. Et vous me manquiez beaucoup trop !

La jeune fille rougit à ces mots. Il flirte sans la moindre gêne avec elle. Mon ami est aimable, agréable, avenant et un peu séducteur sur les bords. C'est aussi ça que les gens aiment chez lui. Il n'en fait jamais trop, c'est toujours très subtil. Il séduit les gens, leur donnant de l'attention et des compliments sincères ce que beaucoup manquent cruellement. Cependant, je secoue la tête, désespéré qu'il mente sur le fait qu'il ait répété. Je pose ma main dans le dos de mon ami et assène :

— Oh oui, il a bien besoin d'une boisson chaude ! Il dansait tellement vite aujourd'hui que parfois, c'est comme si je ne le voyais pas dans la salle avec nous.

Loin de s'en offusquer, Chad éclate de rire. Blake, quant à lui, fait passer son regard sur nous deux, cherchant à comprendre notre mode de fonctionnement. Je lève les yeux au ciel pour lui signifier qu'il n'a pas besoin de se prendre la tête avec ça. Le blond reprend la conversation avec la serveuse comme s'ils se connaissaient très bien, nous laissant Blake et moi de côté.

Mon corps se laisse aller contre le dossier et je croise les jambes. Comme à chaque fois, la présence de Chad occulte celle des autres. Il y a encore un an, j'aurais détesté être mis de côté ainsi et aurais été à la place de mon ami. Au lycée, j'étais souvent au centre de l'attention, me fichant complètement du regard que les gens me portaient, même ces quelques abrutis qui me harcelaient.

Maintenant, les choses ont changé. Dans un sens, j'ai peut-être muri, voulant seulement me concentrer sur la danse. Être aimé des autres ne me semble plus si important ou alors... j'ai juste peur qu'en essayant de me faire aimer, je revive des situations identiques à celles de l'école ou du collège. Aujourd'hui, Elliott et Ady ne sont plus là, à mes côtés pour m'encourager à être moi-même, m'épauler et me défendre.

— On peut commander ? questionne Blake, sèchement.

Je reviens dans ce café et réalise que j'ai été perdu dans mes pensées pendant un moment.

— Oh oui, désolée, murmure la jeune fille en rougissant.

— Un chocolat chaud ! annoncé-je.

La serveuse le note sur son petit carnet et attend la suite.

— Un cappuccino...

— Noisette, finit-elle pour Chad.

— Comme toujours ! Voilà ce que j'aime ici, c'est comme si j'étais à la maison !

— Vous savez que...

— Je vais prendre la même chose, la coupe à nouveau Blake.

Surprise, elle papillonne des paupières puis hoche la tête avant de partir. Quand elle est assez loin de notre table, je ris. Cette situation est surréaliste. Entre la présence de Blake et le petit flirt avorté de Chad, j'ignore comment nous en sommes arrivés là.

— Tu es intéressé par cette fille ? lui demande Blake, d'un ton neutre.

J'ai comme la sensation que cette question n'est là que pour faire passer le temps. Le brun s'en fout de la vie de Chad.

— Non, il craque pour Johanna. Celle de ta classe, précisé-je.

— Johanna a un copain, m'apprend Chad en faisant une moue déçue.

— Oh mon pauvre...

— Ça ne devrait pas durer, annonce Blake.

Avec Chad, nous le fixons, abasourdi. Blake n'est pas sociable, il me l'a dit et je viens d'en avoir la preuve. Alors comment diable peut-il connaître des rumeurs de ce style ?

— Comment tu sais ça ?

Chad veut en savoir plus, je ne suis pas surpris. Il est comme un mort de faim devant un hot dog périmé.

— Elle le disait à ses copines quand on s'échauffait, je ne sais plus quel jour. Ces filles sont aussi discrètes que Dae... C'est dire !

Je penche la tête sur le côté et lui fais une grimace pour lui faire comprendre que je n'en ai rien à faire de ce qu'il dit. Par contre, Chad, lui, semble très heureux de cette information sur sa Johanna.

— Alors j'aurais peut-être une chance ?

Blake hausse les épaules, incapable de lui répondre.

— Je ne suis pas leur copain, j'ai juste capté une conversation.

Un petit sourire en coin, Chad semble plus serein.

— Et la serveuse ? réitère-t-il.

— Bah quoi la serveuse ?

— Tu viens de la draguer, non ?

— Hein ? Pas du tout !

— Chad est très... sociable !

Blake souffle un Ah en jetant un coup d'œil au comptoir où la fille prépare nos boissons.

— Comment vous avez connu cet endroit ?

Ce garçon est spécial, vraiment, passant d'un sujet à un autre. Je laisse mon regard le détailler un instant pendant que Chad lui répond :

— C'est Dae qui m'en a parlé. Mais c'est vrai, tu l'as connu comment ?

Les deux garçons se tournent dans ma direction, attendant mes explications.

— Ce café...

Je jette un nouveau coup d'œil autour de moi, me replongeant dans mes souvenirs. Ce café n'est pas très loin de l'école mais dans une petite rue assez reculée. Il faut réellement connaître pour venir jusqu'ici ou alors se perdre. C'est ce que j'ai fait. Le jour où j'ai passé l'audition pour mon entrée au conservatoire, j'étais assez perturbé. J'étais persuadé d'avoir vu Sun dans le public mais en sortant, il n'y avait qu'Ady. Il m'a affirmé que mon frère n'était pas présent dans le public. J'avais été déçu ce qui était stupide puisque j'étais responsable de son absence. Du coup, Ady m'avait dit qu'il m'offrirait quelque chose. Nous nous étions promenés et le café était apparu comme par magie. J'avais réclamé un thé glacé et il me l'avait payé comme promis.

— Il n'y a pas grand-chose à dire. Je l'ai découvert par hasard, le jour de mon audition.

Instinctivement, je regarde mon téléphone avec l'affreux espoir d'y voir le prénom de mon ex. Mais je n'ai rien. Depuis l'appel où il a joué les jaloux, nous nous sommes contentés de messages. C'est beaucoup moins risqué, ça nous laisse le temps de réfléchir à ce que nous allons dire. Mais ça me peine que nous en soyons arrivés à ça. À devoir tout contrôler pour ne pas faire basculer notre relation du mauvais côté.

Malgré ça, je suis heureux de recevoir ses messages. Avoir un simple bonjour de sa part me met encore et toujours dans un état de joie pas possible. Mais c'est éphémère. Entre les jours où je n'ai rien et l'attente d'une réponse qui tarde, je me morfonds beaucoup trop à mon goût. Une relation longue distance n'est clairement pas faite pour moi, je n'en ai aucun doute.

— Cette même audition dont tu refuses de me montrer la chorée ? s'exclame Chad, me sortant de mes pensées.

— Je ne refuse pas, c'est juste que...

— Elle était géniale, affirme Blake en posant ses avant-bras sur la table.

Sous le choc, j'ouvre la bouche. Je me souviens bien de lui ce jour-là mais je n'imaginais pas que c'était réciproque.

— Quoi ? Tu la connais ? s'étonne mon ami. Tu lui as montré ?

— Bien sûr que non ! On a passé notre audition le même jour. Il est passé juste avant moi !

Je me passe une main dans les cheveux avant d'ajouter à l'intention du brun :

— Tu m'avais mis une telle pression. J'ai cru que j'allais vomir sur scène.

— Ta chorée était bien meilleure que la mienne !

— Absolument pas ! Tu...

— Hey oh ! Y'en a ici qui ne savent pas de quoi vous parlez, intervient Chad.

— Il fallait être là !

Sur ces mots, je lui donne une petite accolade pour le taquiner un peu plus.

— Pourquoi tu refuses de lui montrer ? s'intéresse mon partenaire.

— Bonne question, tiens ! Pourquoi ?

Je hausse les épaules. Quand je l'ai inventée, je pensais que c'était la meilleure au monde, mes anciens profs me le faisant croire. Mais maintenant que j'ai vu ce que Blake et tous les autres à l'école peuvent créer, je réalise que j'étais très loin d'avoir le niveau. Je ne comprends d'ailleurs pas comment j'ai pu être accepté avec un truc pareil.

— Parce que.

— Très bonne raison, j'aurais dû y penser, se moque Chad.

— Elle n'était pas super, ajouté-je.

— Blake vient de littéralement dire le contraire !

Ledit Blake hoche la tête pour confirmer.

— Bah il dit ça pour être sympa avec moi !

— Ça serait une première...

La bombe que Chad vient de lâcher a provoqué le silence le plus embarrassant du monde. Nous nous regardons tous les trois, mal à l'aise et c'est ce moment que choisit la serveuse pour nous apporter nos commandes. Elle doit sentir que l'ambiance entre nous s'est considérablement refroidie par rapport à tout à l'heure parce qu'elle ne reste pas pour papoter avec le grand blond.

— Pardon, murmure-t-il.

— Non, tu as raison, en convient Blake. Je ne dis pas ça pour être sympa. Si je n'avais pas aimé, je te l'aurais dit.

Il met ses mains autour de son mug, les coudes sur la table et me dit avec sérieux :

— D'ailleurs, maintenant que j'y pense, pourquoi on n'utiliserait pas un morceau de ta chorée pour notre audition ?

— Jamais de la vie !

— Mais elle...

— N'insiste pas, lui conseille Chad avant de prendre une gorgée.

Bien entendu, il tire la langue parce que c'est trop chaud. Il fait la même bêtise à chaque fois, c'est comme un running gag mais il ne le fait même pas exprès.

— Pourquoi ?

— Si tu ne l'as pas encore compris, Dae est têtu. Très têtu !

Je lui donne une tape sur le bras accompagné d'un Hey outré.

— Quoi ? C'est vrai, non ?

— Je dirais juste que ce n'est pas totalement faux.

Nous rions à ma tournure de phrase. Quand nous retrouvons notre calme, je commence à mélanger mon chocolat avec ma petite cuiller.

— Mais je peux l'être aussi, annonce Blake.

Je relève les yeux de ma boisson et nos regards se croisent. Je peux y voir toute sa détermination et sa sincérité. Je tente de le soutenir parce qu'il est hors de question que nous nous servions de cette chorégraphie. Sans cligner une seule fois des paupières, il pose son menton sur son poing fermé, se mettant plus à l'aise pour me prouver qu'il est plus fort que moi. C'est déstabilisant. Un frisson traverse mon corps.

— Intéressant, chuchote Chad avant de reprendre une gorgée.

— Très intéressant, ajoute Blake dans un murmure.

Je déglutis, gêné. Sa voix est trop basse, trop douce, trop agréable, tellement pleine de promesses...

— Hâte de voir qui va l'emporter, insiste mon ami ce qui lui vaut un coup de ma part.

Je détourne le regard et plonge le nez dans ma tasse, pour cacher mon embarras. J'ai l'affreuse sensation que je vais être le grand perdant...

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