Brique de lait
12 Février 2035.
Durant les dernières trente-cinq heures, mes idées ont tourné en boucle pour trouver une bonne raison de ne pas faire ce que j'ai en tête. Ou plutôt ce qu'Elliott m'a convaincu de faire lors de notre appel vidéo. Cependant, rien ne m'est venu. Le vide sidéral ! Du coup, je ne peux pas reculer. Je dois foncer droit dans la gueule du loup même si c'est la dernière chose que j'ai envie...
— Où est-ce que tu vas ?
Je me faufile entre les étudiants dans ce couloir bondé. Les cours de la matinée viennent de se terminer et toutes les promos les quittent en même temps avec un bonheur et un soulagement presque palpables, créant un chaos dans tout le bâtiment. Depuis notre sortie de la salle de contemporain, Chad tente de me suivre comme il peut mais il semble galérer.
— Hip-Hop !
— Quoi ? s'écrie Chad à quelques mètres derrière moi.
Quand nous sommes sortis de la salle, je me suis contenté de lui dire que j'avais quelque chose à faire d'urgent et je suis parti. Seulement, Chad est quelqu'un de déterminé. Il a trouvé judicieux de m'accompagner sans rien savoir.
— Oups pardon ! marmonne-t-il.
Je passe sous les mains liées d'un couple, tout en me félicitant pour ma souplesse et ma réactivité. Après m'être redressé, je tourne dans un couloir à droite, menant directement aux salles des urbains. Ici, il y a beaucoup moins de monde. Le conservatoire est spécialisé dans la danse classique, les ballerines sont donc logiquement plus nombreuses que les baskets entre ses murs.
— Mais qu'est-ce qu'on va foutre là-bas ? m'interroge Chad en arrivant enfin à ma hauteur.
Je sautille plus que je ne marche. La nervosité a toujours eu cet effet sur moi. Mon regard scanne tout ce qu'il peut. Les danseurs dans le couloir. Chacune des salles visibles grâce aux vitres. Mais rien.
— Dae ? me presse-t-il.
— Toi, je ne sais pas mais moi, je dois trouver le tyran.
La main de Chad se pose sur mon épaule et me retient sans le moindre problème. Je fais volte-face et me retrouve devant mon ami. Ses sourcils relevés me prouvent qu'il est sérieux et qu'il ne me laissera pas partir avant d'avoir une explication.
— Pourquoi tu voudrais voir ce type ? Tu le détestes !
— Je le déteste, confirmé-je. Mais... Il m'a en quelque sorte proposé un truc que je ne peux pas refuser.
Ça non plus, je n'en ai pas parlé à Chad. Maintenant que j'y pense, j'aurais dû. Il aurait peut-être pu me convaincre de ne pas prendre cette décision un peu folle. Ses yeux s'écarquillent et j'ai l'impression de revoir Elliott réagir samedi soir.
— Hein ? Il t'a... Quoi ? Il ne t'a pas menacé au moins ?
— Mais...
Mes paupières papillonnent avant que je n'éclate de rire. Je suis persuadé que l'esprit de Chad est traversé, à cet instant, par des dizaines d'idées farfelues.
— T'es trop bête ! Il n'est pas de la mafia, le gars non plus !
Il hausse les épaules de manière à me signifier que nous n'en savons rien.
— Tu en connais beaucoup des parrains dansant du hip-hop ? lui demandé-je, amusé.
— Lui peut-être pas, mais sa famille ?
Je lui donne une tape sur le torse en me retenant de rire à nouveau.
— Il... ne t'a rien proposé de sexuel au moins ? me questionne-t-il, un peu mal à l'aise.
— N'importe quoi ! Tu crois que si c'était le cas, je courrais dans toute l'école pour lui dire que j'accepte qu'il me prenne dans les toilettes du deuxième ?
Cette fois, je pense que j'ai choqué mon ami vu le beau rond que forme sa bouche à cet instant. Il faut que j'apprenne à réfléchir avant de parler. Je ne voudrais pas qu'il me claque entre les doigts.
— Il m'a juste proposé de participer à un concours avec lui, lui expliqué-je enfin pour mettre fin à toutes ses théories.
— Oh c'est tout ?
— Oui, c'est tout ! Tu as vraiment des idées trop bizarres ! lancé-je en reprenant mon chemin.
— Et tu vas accepter de travailler avec lui ? s'intéresse-t-il en me suivant à nouveau.
— Pas le choix !
— Aux dernières nouvelles, on a toujours le choix, déclare-t-il.
— Pas quand ton meilleur ami s'appelle Elliott et qu'il passe deux heures à te laver le cerveau.
Il ricane, se moquant de ma situation.
— C'est quoi comme concours ?
— Celui de Z-Dalton.
— Oh crotte de cheval boiteux ! Bien sûr que tu vas accepter et plutôt deux fois qu'une.
Il retourne vite sa veste celui-là.
— Et tu as vraiment eu l'idée de refuser ? s'étonne-t-il.
— Bien sûr que je l'ai eue ! C'est du tyran dont on parle.
— Ouais c'est vrai...
Nous arrivons à la dernière salle de l'étage mais il n'est toujours pas là. Je soupire. Quand je ne le cherchais pas, il était partout et maintenant que je veux lui parler, je le trouve nulle part. Je décide de prendre un petit escalier qui descend au rez-de-chaussée. Peut-être est-il dans le hall et si ce n'est pas le cas, je n'aurais pas perdu mon temps, ça me permettra d'aller directement à la salle de muscu.
— Et pourquoi toi ? Enfin le prends pas mal mais il aurait pu demander à n'importe quel danseur de l'école pour faire ça. Un dernière année aurait sans doute été une idée plus... logique.
— Oh, je ne le prends pas mal, le rassuré-je. Je me pose la même question. Mais a priori, je suis assez bon danseur pour lui et puis on a déjà travaillé ensemble. C'est tout ce qu'il m'a dit, il n'est pas connu pour être très loquace...
Quoique, quand je repense à notre discussion, il a beaucoup parlé. Enfin bref... Nous arrivons au premier étage et alors que je m'apprête à poursuivre ma descente, je vois une silhouette toute en noir, un peu plus loin. Je n'ai pas de doute que ce soit lui. Je fais signe à Chad que j'ai trouvé le tyran et le rejoins rapidement devant un distributeur sur lequel il tape un code.
— Salut ! dis-je.
Mon enthousiasme est feint. Tout comme mon sourire. Il jette un coup d'œil vers moi, le visage fermé, avant de se pencher et de récupérer sa boisson. Il se redresse et je remarque la boisson dans sa main. Une brique de lait à la fraise.
— Sérieux ? m'exclamé-je, amusé. Tu bois ça ?
Sans un mot, il se tourne vers moi. Le regard plongé dans le mien, il retire la paille collée contre le carton blanc et rose. Il la plante d'un coup sec au bon endroit avant d'approcher la boisson de sa bouche. Le bout de plastique entre les lèvres, il aspire le liquide, comme si c'était la chose la plus cool au monde.
Instinctivement, je fais un pas en arrière. Son regard noir me fait un peu peur quand il est ainsi posé sur moi. Il me fait aussi un peu douter de ma décision de vouloir faire ce concours avec lui. Si à chaque fois que j'ouvre la bouche, il me fusille des yeux comme ça, ça va être une torture. J'adore parler moi !
— OK, je n'ai rien dit ! soufflé-je.
Il arrête de boire pour pouvoir m'interroger :
— Qu'est-ce que tu me veux ?
Cette fois, je soupire. Ce mec est soit le père fouettard, soit un psychopathe. Je ne sais pas réellement lequel je préfèrerai avoir en face de moi maintenant.
— Si je ne me trompe pas, tu es venu me demander une faveur mercredi dernier.
— Ce n'était pas une faveur ! rétorque-t-il de mauvaise humeur.
— Ouais, ouais, c'est ça... En tout cas, j'espère que tu vas mieux me parler quand on répètera.
Soudain, à l'écoute de ma phrase, ses traits s'adoucissent un peu. Son bras retombe le long de son corps.
— Tu... Tu acceptes ?
— Je crois bien ! confirmé-je. Mais à plusieurs conditions.
Ses épaules s'affaissent. Il lève les yeux au ciel, blasé que je puisse avoir quelque chose à dire.
— Des conditions ?
— Ouais !
Nous restons un instant silencieux durant lequel je réfléchis à la manière de lui dire ce que je souhaite. J'y ai pensé toute la journée d'hier mais les mots se sont perdus depuis.
— Je dois te menacer ou on tente la télépathie cette fois ? râle-t-il, les sourcils haussés.
— Non, non... Je... Je ne veux pas être ton pantin ! Si je dois danser avec toi pour ce concours, je veux aussi avoir mon mot à dire sur la chorégraphie parce que sinon, ça ne va pas le faire. Je veux être sûr de faire quelque chose qui me ressemble et pour ça, je dois être aussi sur la création...
— OK ! me coupe-t-il la parole.
— OK ?
Je ne m'attendais pas à ce qu'il accepte si facilement. En novembre, il n'était pas si conciliant.
— Quoi ? Tu préfères que je fasse semblant de refuser pour mieux coller à l'image de tyran que tu m'as donnée ?
Alors là, il me laisse sans voix. Ma bouche s'ouvre d'ailleurs sous le choc.
— En plus de trop parler, tu n'es pas du tout discret, lance-t-il avant de prendre une nouvelle gorgée de lait à la fraise.
Je suis un peu gêné, je ne peux pas le nier mais je ne dois pas non plus en avoir honte. Ce n'est que la vérité, il a été un vrai tyran avec moi en novembre.
— Je n'avais peut-être pas envie de l'être, rétorqué-je pour tenter de ne pas perdre totalement la face.
— Bien sûr, marmonne-t-il, pas du tout convaincu.
— Donc... tu es d'accord ?
Il hoche simplement la tête.
— J'ai vu les chorées que tu répètes les midis... Ton style est pas mal !
Je ne sais pas trop comment le prendre. Mon cerveau a beau me répéter que c'est un compliment, je n'arrive quand même pas à le prendre comme tel.
— Quoi d'autre ?
J'enfonce les mains dans les poches de mon bomber bleu et porte mon attention sur ses habits. Encore une fois, tout est noir, triste, fade. On dirait presque un gothique. Je grimace et lui assène :
— Et je veux être responsable de nos tenues !
— Hein ? Pourquoi ?
— Pour ça, je ne fais pas confiance à un mec pour qui la mode se résume à une seule couleur et trois vêtements différents.
Je l'entends grogner légèrement à ma remarque mais il ne répond rien. Il doit sûrement savoir que j'ai raison.
— OK mais rien de... Trop excentrique !
Il fronce le nez tout en montrant mon blouson. Je ricane en l'imaginant porter quelque chose comme ça. Je suppose que ça lui irait bien comme un peu tout en fait. Il a un beau physique, de ceux qui peuvent tout se permettre mais ça serait trop à l'opposé de sa personnalité.
— Promis !
À ce mot, je pense à mon frère et à cette nouvelle promesse que nous nous sommes faits pendant les vacances. Rester soudés et tout se dire. Il va falloir que je lui parle de cette aventure dans laquelle je me lance aujourd'hui...
— J'aurais quand même mon mot à dire, rassure-moi ?
— Si t'es sage, ouais ! plaisanté-je.
Il esquisse un furtif sourire.
— Et puis tu pourras être responsable du goûter, ajouté-je sur le même ton, en montrant sa briquette.
Après avoir soupiré, il passe sa main libre dans ses longs cheveux, dévoilant ses piercings. C'est la première fois que je les remarque. Il en a trois à chaque lobe. De simples créoles en argent mais c'est pas mal.
— Alors tu te sens de te donner à mille pourcents pour ce concours ?
— Quand je me lance dans quelque chose, c'est toujours à mille pourcents, lui dis-je plus sèchement que nécessaire.
— Je sens qu'avec toi, les répétitions vont être... éprouvantes, marmonne-t-il, me faisant hausser un sourcil.
Il tend le bras devant lui, me présentant sa paume ouverte.
— Bon, allez, portable ! m'ordonne-t-il.
Je me mordille la lèvre, hésitant à le lui donner. Ce n'est pas comme s'il allait me le voler mais quand même... c'est intime un téléphone, je trouve.
— Donne-lui, Dae ! crie Chad depuis les escaliers. J'ai la dalle !
Je fouille dans mon sac et en sort mon mobile. Je le dépose ensuite dans sa main après l'avoir déverrouillé.
— Tu m'envoies ton emploi du temps à ce numéro, exige-t-il. Aujourd'hui. Comme ça, on pourra déterminer rapidement des sessions régulières !
De sa main libre, il tapote sur mon écran pendant quelques secondes puis me rend mon téléphone en m'informant :
— Je te l'ai mis à Tyran pour que tu sois pas trop perdu !
Encore une fois, je ne sais pas trop comment prendre sa phrase. Essaie-t-il de faire simplement de l'humour ou est-il sérieux ? Son ton sec ne me permet pas de me faire une idée précise. J'ouvre la bouche pour lui répondre quelque chose, j'ignore quoi mais je sens qu'il faut que je parle. Je dois m'imposer. Cependant, il ne m'en laisse pas le temps, il remet sa paille à la bouche avant de se détourner sans prendre la peine de me saluer. Je me retrouve donc comme un idiot devant le distributeur.
— Alors ça s'est bien passé ? m'interroge Chad en me rejoignant.
— C'est un crétin...
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