Barbecue

04 Mai 2035.


La tête en l'air, je soupire et me faufile dans les différents rayons, jetant à peine un regard aux ouvrages qui m'entourent. Je débouche finalement sur un petit salon au fond de la boutique. Des fauteuils ont été installés par-ci par-là sur un immense tapis de style oriental. À droite des étagères décorent le mur entre des vieilles lampes. Sur la gauche, une longue table disparait sous une tonne de livres d'occasion.

Blake se tient devant elle, feuilletant un bouquin. Pendant un court instant, je l'observe. Je laisse mes yeux glisser depuis ses cheveux attachés en une queue de cheval parfaite en passant par son t-shirt et son short long de sport noirs jusqu'à ses converses roses. Je souris encore une fois en les voyant. Ces baskets sont tellement à l'opposé de tout ce qui représente d'habitude Blake et pourtant, à l'écouter, ce sont ses chaussures préférées.

Avec des mouvements secs, il fait craquer son cou puis repose le livre avant d'en prendre un nouveau. Et moi, je m'ennuie. Quand nous sommes passés devant cette boutique, il a voulu entrer et je n'ai pas eu le courage de le lui refuser. Voilà comment je me suis retrouvé à faire des tours et des détours dans les rayonnages. Mais à présent, il va être temps de partir.

Je tourne la tête et avise la couverture d'un livre pour enfants. Franklin. Sur laquelle il porte des patins à glace avec des lacets ! Des lacets ! Je ricane à cette découverte et note dans un coin de ma tête d'en parler à Sun. Amusé, je sautille jusqu'à Blake. Sur la pointe des pieds, j'entoure son cou de mes bras, le faisant sursauter de surprise. Je lui embrasse la nuque et lui demande, en faisant la moue :

— T'as bientôt fini ?

— Oui, oui...

Il tapote une petite pile de livres. Il tourne une page et poursuit sa lecture.

— On va à la caisse alors ?

Je ne le vois pas, mais je suis presque sûr qu'il a levé les yeux au ciel avant de me dire :

— Je veux encore voir...

— Mais tu en as déjà vingt mille ! le coupé-je.

Je le lâche et prends place à côté de lui, m'appuyant sur la table. Son regard me détaille un instant, je rabats alors les pans de mon cardigan noir et blanc devant moi pour me dissimuler.

— Allez, on va être en retard ! râlé-je.

— Le restaurant est au bout de la rue, on y sera en deux minutes !

— Mais il va falloir un quart d'heure à la pauvre vendeuse pour encaisser tous tes achats.

— Ce que j'adore chez toi, Dae, c'est que tu n'exagères jamais les choses, ironise-t-il.

Je grogne. Il est loin d'être le premier à me le dire mais ce n'est pas pour ça que j'apprécie plus. Au contraire... ça m'irrite encore plus.

— Au moins, ça fait quelque chose que tu aimes chez moi ! marmonné-je en me redressant.

Je fais un pas pour m'écarter de lui mais il me retient par le bras. Je le regarde par-dessus mon épaule et nos yeux se percutent. Il finit par me déclarer :

— C'est loin d'être la seule chose que j'apprécie chez toi !

Il desserre son emprise sur moi puis se détourne. Il s'empare de sa pile de livres ainsi que de son sac de sport et s'éloigne comme s'il ne venait pas de me lâcher une bombe. Mes joues me brûlent et mon estomac vient de chavirer. Un sourire étire mes lèvres avant que je me mordille celle du bas. Violet m'avait dit que son frère m'appréciait mais le fait que ce soit lui qui me l'affirme concrétise la déclaration.

Il m'a tellement surpris que je mets un long moment avant de le suivre. Je le retrouve à la caisse où l'employée lui rend déjà sa carte. Il la salue et se détourne, un sac en kraft à la main. Il me remarque alors et me sourit.

— Voilà, terminé ! Heureux ?

Je reste silencieux quelques secondes, réfléchissant bien trop sérieusement à une question qui n'était là que pour se moquer de moi. Malgré moi, je repense aux dernières semaines que je viens de vivre. À nos répétitions. À nos moments intimes. Aux heures durant lesquelles nous avons appris à nous connaître l'air de rien. Chacune de mes journées a été rythmée par Blake, m'empêchant de sombrer. Je lui affirme alors :

— Plus que tu ne peux l'imaginer !

Il ouvre la bouche, comprenant que je ne parlais pas que du fait qu'il ait terminé ses achats. Chacun son tour d'être pris au dépourvu. Nous restons figés jusqu'à ce que je réalise ce que j'ai dit. Mon cerveau doit dérailler avec toutes ces séances de musculation. Je prends alors une profonde inspiration et sors de la boutique, tout tremblant de lui avoir dit une telle chose.

Mes enjambées s'amplifient, cherchant à mettre de la distance entre Blake et moi. Je souhaite juste me cacher dans un trou de souris et cette envie s'accentue quand j'entends le bruit de ses pas rapides sur le trottoir. Son bras se pose sur mes épaules quand il arrive à ma hauteur. Je ne lui jette pas le moindre coup d'œil et poursuis mon chemin comme s'il n'était pas là. Il en fait de même, nous plongeant dans un silence gênant.

Le restaurant est en effet à deux minutes de la librairie et heureusement. Je n'aurais pas pu faire cent mètres de plus dans cette ambiance. Il me laisse entrer en premier et je m'exécute aussitôt. Avant même d'avoir pu voir qui que ce soit, Blake m'indique une table au fond de la salle. Je souris en reconnaissant mes proches. Sun et Ezra sont assis sur une banquette tandis que Chad a pris la place en bout de table.

Nous nous faufilons dans la salle pour les rejoindre. Mon ami est le premier à nous remarquer. Il fait de grands gestes au-dessus de sa tête alors que nous sommes qu'à quelques mètres d'eux. Blake me taquine, tout bas :

— Je comprends mieux pourquoi vous êtes amis tous les deux !

Je secoue la tête mais ne réprime pas mon sourire. Sun et Ezra tournent leur tête et nous saluent. Nous les imitons et je me glisse sur la banquette vide, suivi aussitôt par Blake qui laisse ses sacs par terre.

— J'adore tes converses, entame directement Sun.

Blake semble surpris par cette affirmation. Il baisse même les yeux sur ses pieds, comme s'il ne se rappelait pas les chaussures qu'il porte.

— Euh... merci.

— Le rose est la couleur préférée de mon frère ! expliqué-je en me penchant un peu vers Blake.

Il hoche la tête et dans ses yeux pétillants, je peux lire une question : et qu'est-ce que ça veut dire sur lui ? Je souris au souvenir de notre conversation.

— Bah alors, vous faisiez quoi ? nous interroge Chad. Ça fait dix minutes qu'on vous attend !

Je donne un coup à mon partenaire en râlant :

— Tu vois, je t'avais dit qu'on serait en retard !

Il lève les yeux au ciel et dit à mon ami, en le pointant de l'index :

— Nous ne sommes pas en retard. Vous êtes juste arrivés en avance !

Ma main tapote son doigt pour le lui faire baisser et comme si je n'étais pas là, il explique aux garçons :

— En venant, on est passés devant une librairie que j'aime bien. Il y a toujours plein de bouquins d'occasion alors j'ai voulu m'y arrêter !

— Et tu as réussi à y trainer Dae ? s'étonne Sun.

Je tire la langue à mon frère en attrapant le menu.

— Je ne lui ai pas vraiment laissé le choix !

Ils rient tous et moi, je marmonne, mécontent. Je fiche la carte devant mon visage pour cacher mon champ de vision et tente de me concentrer sur les plats proposés. Si Ezra et Chad m'imitent, Sun et Blake, quant à eux, entament une conversation sur les bouquins que ce dernier a achetés. Alors que j'hésite à prendre des raviolis, une information me revient à l'esprit.

— Oh tu sais ce que j'ai vu à la librairie, Sun ? les coupé-je dans leur échange sans la moindre honte.

— Non, quoi ? Des livres ? se moque mon frère.

— Franklin ! m'écrié-je, sans relever la boutade. Avec des patins à glace...

Il ne comprend pas et attend une suite.

— Des patins à glace avec des lacets !

— Oh bah mince alors !

Il tape dans ses mains, en riant, amusé par ce que je viens de lui dire. Bien entendu, le reste de la tablée est dans le flou total alors nous nous lançons avec plaisir dans des explications. Puis la conversation dévie sur les dessins animés en règle générale. Sur ceux que nous regardions petits. Sur ceux qui nous ont fait peur. Sur ceux dont nous connaissons toujours les répliques par cœur. Tout y passe.

L'ambiance est agréable. Bien que ce soit la première fois que Blake se joint à nous pour dîner, il semble s'intégrer naturellement. Chad est tellement sociable qu'il pourrait mettre n'importe qui à l'aise avec lui. Sun a tellement de points communs avec lui, que nous pourrions penser qu'ils sont clones. Ezra, quant à lui, observe. Un fin sourire aux lèvres. Et moi, je m'amuse, je ris, je plaisante. Je passe un bon moment sans me poser de question. J'oublie tout le reste. Je respire enfin.

Quand notre commande arrive sur notre table, nos estomacs crient famine. Chad et Ezra ont choisi des nouilles et du poulet frit alors que je me suis laissé convaincre par Sun et Blake pour prendre de la viande et la griller nous-mêmes. Enfin moi, je ne fais rien. Sun et Blake se chargent de déposer les morceaux sur la plaque avec plaisir. Ma joue posée dans ma main, je me contente de somnoler. Entre les cours et la répétition avec Blake dans la journée, je suis fatigué.

Cependant, la conversation m'interpelle au bout d'un moment.

— Tu as des origines coréennes ? l'interroge Sun.

— Euh...

Blake retourne des lamelles de porc avec une pince mise à disposition.

— Ouais, du côté de ma mère. Mes grands-parents sont Nord-coréens.

Un petit silence s'impose à notre table à cette déclaration. Même en n'étant pas doué en histoire, je sais ce que représente la Corée du Nord : un état totalitaire, replié sur lui-même et où les libertés sont bafouées. J'en ai aussi souvent entendu en parler quand nous étions encore à Séoul à cause de la Guerre de Corée durant laquelle des membres de ma famille sont morts.

— Et comment vous vous êtes retrouvés en Angleterre ? s'intéresse Ezra, la main devant sa bouche pleine.

Sans nous regarder, Blake bouge inutilement du bœuf avant d'expliquer :

— Mon grand-père était professeur dans une université de Pyongyang et disons que... sa manière de penser ne plaisait pas à tout le monde alors quand ma grand-mère est tombée enceinte, ils ont décidé de quitter le pays.

Il ne regarde toujours personne, toute sa concentration se porte sur la viande qu'il grille. Mais il continue de nous raconter :

— Ils sont allés à Séoul. Ma mère y est née d'ailleurs. Quelques années plus tard, mon grand-père a eu une proposition pour enseigner à l'Imperial College à Londres alors ils sont venus là et ils n'ont plus jamais bougé d'ici.

Mon regard détaille mon visage. Il est fermé, ne laisse rien transparaître et semble même mal à l'aise. S'il n'y avait pas eu l'anniversaire de mariage de ses grands-parents, j'aurais pu penser qu'il n'était pas proche d'eux. En fait, je crois qu'il n'aime juste pas parler de lui devant des gens qu'il connait à peine. Mais il fait un effort...

Je me redresse un peu. Ma main passe dans son dos et le caresse doucement dans de larges mouvements. J'espère lui signifier ainsi que je suis là et que je le soutiens. Ses yeux lâchent la plaque chauffante et se posent sur moi. Le sourire qui s'affiche sur ses lèvres est tendre.

— Donc toi et ta sœur, vous êtes nés à Londres ? l'interroge gentiment Sun.

Il se détourne de moi et répond :

— Pas réellement, on est de la banlieue londonienne. De New Malden.

À l'aide de la pince, il attrape des morceaux qu'il met dans mon assiette.

— Mais bon, j'ai passé une bonne partie de ma vie à Londres.

— Oh d'ailleurs ! Son père donnait des cours de Taekwondo dans l'association où tu m'as emmené ! déclaré-je à Sun.

Je m'empare de mes baguettes et commence à manger. Alors que je mâche, Sun échange un regard avec Ezra que je ne peux pas identifier. Je continue :

— Et Blake faisait du Taekwondo là-bas. Tu te rends compte ? On devait y être en même temps !

Mon frère et Ezra rient mais la raison me dépasse. La complicité qu'ils dégagent me laisse sans voix. Malgré que je sois surpris par leur réaction à mon annonce, je ne cherche pas plus loin et reprends une bouchée.

— Ça me ferait plaisir d'y retourner, murmure Sun.

Il est toujours les yeux dans les yeux avec son petit-ami. Ce dernier semble se tendre un peu à cette idée. Sun lui caresse un peu la joue, un sourire attendri aux lèvres :

— Revenir là où tout a commencé.

Cette fois, mes sourcils se froncent. Pourquoi dit-il ça en regardant Ezra alors que c'est moi qu'il a amené à cette association ?

— On peut y aller après le dîner si vous voulez. J'ai les clés, déclare Blake en remettant de la viande dans mon assiette.

— Je... euh, bafouille Ezra.

— Et vous nous montriez votre chorée ? s'enthousiasme mon frère. Elle est finie, non ?

Les yeux d'Ezra en face de moi pétillent à cette idée.

— Oh ça serait trop cool ça !

Avec Blake, nous échangeons un regard. Je ne suis pas très confiant alors que lui semble apprécier la proposition. Il pose une main dans ma nuque avant de me dire :

— Ça nous permettrait de tester notre enchainement sur un public et faire les modifications nécessaires avant l'audition.

Je hausse les épaules et les garçons semblent prendre mon geste pour une confirmation. C'est donc ainsi que la proposition est approuvée par tous. Chad et Ezra se tapent dans la main, heureux de la suite de la soirée. Sun, plus discret, m'adresse un sourire heureux alors que Blake commence à me masser la nuque, d'un geste tendre. 

La conversation reprend à table autour de l'audition et je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour en voyant mes proches encore plus excités que Blake et moi par cette opportunité. Puis les sujets se succèdent naturellement. Et nous mangeons. Beaucoup trop. Mais le repas est agréable et bon enfant.

Je finis par penser queje ne voudrais être nulle part ailleurs à cet instant...

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