Chapitre 1
♫ Pressure – Paramore
Ella
Nous roulons en silence, les cheveux secoués par le vent, la capote de la voiture baissée. Je n'ai pas envie de parler et je suis presque sûre que ma mère non plus.
La main face au vent, je fais des vagues en essayant de ne pas penser à la maison. Je ne suis même pas sûre de me rappeler à quoi elle ressemble. On est parties depuis si longtemps. Et pourtant, plus on se rapproche plus j'ai l'impression que c'était hier.
Je revois encore ma mère m'annoncer que nous avions besoin d'une pause. Je me souviens avoir attrapé une valise, ne pas avoir argumenté. Je ne me suis pas mise en colère, je n'ai pas sauté de joie ; éteinte, voilà ce que j'étais. Mais ça ne m'a pas empêchée de prendre une décision. Je l'ai suivie sans un regard en arrière. De toute façon, qu'aurais-je bien pu regarder ? Je n'avais aucun ami et je détestais aller à l'école.
Mes camarades passaient leur temps à m'humilier. Différente, loin de ressembler à leurs critères de perfection, ils ont fait de moi la risée du lycée que même les plus solitaires et bienveillants n'osaient pas approcher. Alors, quand ma mère a découvert que mon père la trompait avec sa secrétaire – quel cliché – et qu'elle m'a proposé de partir, je n'ai pas hésité. Pas une seule seconde.
Un an, trois mois, et six jours ; nous avons grillé toutes nos économies, les miennes incluses. Plus qu'à espérer décrocher une bourse d'étude.
Pendant notre road trip improvisé, j'ai suivi des cours par correspondance. Dès qu'on le pouvait, on s'arrêtait dans des cafés ou des motels qui avaient le Wifi pour que j'envoie mes devoirs à mon professeur référent. Ma moyenne est plus que convenable et d'ici quelques jours, je vais débuter ma dernière année dans le lieu de mes pires cauchemars.
Faire vivre un enfer à quelqu'un, l'idée même peut paraître grotesque. Je ne le méritais pas, pourtant je l'ai vécu. Ils m'appelaient Ella-grosse, Ella-moche, Ella-boule – leur préféré –, comme si mon prénom n'était qu'un putain de jeu de mots. Des insultes que j'ai fini par intégrer. Car lorsqu'on vous répète constamment que vous ne valez rien, vous finissez par le croire. Et j'y ai cru, tellement, que ça m'a détruite.
Au milieu de ma première année de lycée, j'ai surpris mon père en flagrant délit d'adultère et pour oublier, pour garder ce secret bien enfoui en moi, j'ai commencé à manger. M'empiffrer serait plus juste. J'étais persuadée que la vérité briserait ma mère ; ça n'a pas été le cas. Sauf que moi, j'étais devenue ronde, pas moche, pas grosse, comme mes camarades avaient l'habitude de dire, juste ronde. Aujourd'hui, je sais que ça n'avait rien de mal, mais à l'époque, ils ont réussi à me faire croire le contraire.
Les yeux dissimulés par ses lunettes de soleil, ma mère garde le visage fermé. Nous avons tout laissé derrière nous ce jour-là – la maison, mon père, l'école, le travail – et nous savons, l'une comme l'autre, que le retour à la réalité ne va pas être simple. En passant une main dans son carré brun emmêlé, elle me lance un petit sourire rassurant.
Les bras croisés sur ma poitrine, je regarde le panneau vert défiler à côté de nous. Douze milles. Mes mains deviennent moites. Nous roulons trop vite, non ?
Je n'arrive pas à croire que nous sommes déjà de retour en Californie. Traverser le pays a été libérateur, plaisant. L'endroit dans lequel nous sommes restées le plus longtemps se trouvait dans le New de Jersey – quinze jours, notre record. On finit par s'habituer et apprécier le côté nomade de la vie sur les routes. Ça va me manquer, d'aller de ville en ville, dans des lieux où personne ne savait rien de moi, de mon passé, de ma vie.
Mes doigts se resserrent autour de mon T-shirt. Mon passé, j'aurais souhaité pouvoir l'oublier, l'effacer, ou juste le laisser derrière moi. Il va sans dire que c'était impossible. Quelques jours après notre départ, j'ai craqué. Comme un ballon de confettis qu'on ferait exploser, j'ai tout déballé. Le fait que je savais pour mon père, que j'avais des soucis à l'école et que j'allais mal, très mal.
Après mes confessions, j'ai commencé à me sentir mieux. Contrairement à ma mère qui, le choc passé, s'en est voulu de n'avoir rien vu. Au fond, je pense qu'elle culpabilise toujours, même si aujourd'hui je vais mieux. J'ai arrêté de me goinfrer et je fais du sport. Plus qu'un moyen de retrouver la ligne, courir est devenu mon défouloir. La course à pied me donne cette impression de pouvoir fuir loin de mes problèmes. Et des problèmes, j'en trimballe un paquet derrière moi.
Je passe mes doigts dans ma queue-de-cheval au moment où nous franchissons la délimitation d'Ocean Bay. Une boule se forme en plein milieu de ma gorge. Je déteste cet endroit.
Les mauvais souvenirs, tels des parasites, remontent à la surface. En prenant une grande inspiration, je ferme les yeux pour les remplacer par les dernières paroles de ma mère : « Ne t'inquiète pas, tout ira bien. Cette fois sera différente, tu as changé, nous avons changé ! On est fortes et on ne les laissera plus jamais nous traiter comme ils l'ont fait. »
Me concernant, le « ils » englobe bien trop de personnes et j'ai bien peur que ma force et mon courage fondent comme neige au soleil. Après tout, il fait plutôt chaud dans le coin.
Est-ce mal d'espérer qu'ils aient trouvé une autre cible ? Probablement. Mais moi, tout ce que je souhaite, c'est qu'ils m'aient oubliée.
La voiture ralentit en tournant dans notre rue. Je me revois encore la remonter en courant ce fameux jour – le pire et peut-être le meilleur de ma vie. Après une dernière secousse, on se gare dans l'allée. La maison, blanche, sur deux étages, nous surplombe et le poids que je pensais envolé réapparaît sur mes épaules.
Si on ignore la pelouse trop longue grillée par le soleil et la boîte aux lettres débordante, rien ne semble avoir changé.
Retrouver notre chez-nous devrait me rassurer, n'est-ce pas ? Non.
Pendant que ma mère commence à décharger les affaires que nous avons accumulées sur la route, je vais chercher le courrier. Une pile de lettres coincée sous le bras, je m'empare d'une valise et avance sur le chemin envahi par les mauvaises herbes. Une envie de faire demi-tour m'étreint la poitrine et le ventre noué, je laisse ma mère me devancer. Une fois à l'intérieur, je prends une grande inspiration. Une odeur de renfermé vient taquiner mes narines. Tout est resté à la même place. La console de l'entrée sur laquelle ma mère pose ses clefs, le vieux porte-manteau en bois supportant mon vieil anorak – utile lors des rares mauvais jours et sûrement trop petit maintenant.
Par curiosité, je fais glisser mon index sur la surface d'un de nos meubles. La couche de poussière y est si épaisse que je déconseillerais à tout asthmatique de foutre les pieds ici. Mon père ne l'est pas, pourtant on dirait qu'il n'est pas venu depuis des lustres, peut-être même depuis notre départ. Incroyable... À croire qu'il n'attendait que ça : pouvoir se barrer.
Hier soir, après huit mois, j'ai rallumé mon téléphone. Mon journal d'appels n'était pas aussi chargé que j'aurais pu le penser. Les premiers jours, mon père nous appelait toutes les heures, me forçant à éteindre mon portable ; poussant ma mère à se débarrasser du sien, je crois. Tomber sur ma messagerie pleine semble l'avoir découragé bien vite. Parfois, je me demande s'il nous déteste, et puis je me dis que de toute façon, sa haine ne pourra jamais surpasser la nôtre.
Je ne m'attarde pas dans le vestibule sombre et le pas lourd, je grimpe les escaliers. Devant la porte de ma chambre, une vive appréhension se niche au beau milieu de ma trachée. J'ouvre tout de même et reste un long moment à observer ce qui reste de mon ancienne vie, de l'ancienne moi.
Cette pièce ne peut pas être qualifiée de grande. Mon lit deux places, blanc en fer forgé, est placé sous l'unique fenêtre. À ses pieds, se trouve une petite bibliothèque basse que j'ai toujours utilisée comme table de chevet. Et ne me laissant que peu d'espace pour circuler, une armoire et un bureau complète le tout.
Mon regard s'attarde sur mes murs pâles – vides de toute décoration –, sur ma couette prune, mes coussins roses. Ouais, on dirait presque que nous ne sommes jamais parties...
Je laisse ma valise à l'entrée et redescends aider ma mère.
Chaque pièce dans laquelle nous passons paraît emplie de souvenirs heureux et douloureux à la fois. Et la douleur, comme trop souvent, prend le dessus sur tout le reste.
Si je le pouvais, je m'enfuirais à nouveau.
Après plusieurs heures à essayer de rendre la maison un peu plus habitable, je regagne l'étage. Dans ma chambre, je sors mon ordi de ma valise et m'empresse de brancher les enceintes pour lancer ma playlist « foutoir » sur Spotify.
Debout sur mon lit, j'ouvre la fenêtre avant de retourner farfouiller dans mes affaires. J'avais presque oublié que les mois d'août Californien étaient si étouffants. Dommage que la climatisation, éteinte depuis notre départ, ne fonctionne plus.
Sous toutes les couches de fringues, je déniche une carte des États-Unis achetée sur la route. Le cœur triste, je l'accroche en guise de tête de lit. Lorsque je commence à y punaiser des souvenirs – le dessous de verre d'un bar country du Texas ; un billet de cinq dollars affublé du numéro de téléphone d'un homme vivant à la frontière du Nevada ; l'autographe d'un sosie d'Elvis Presley de Las Vegas ; le ticket de cinéma du dernier Star Wars vu à New York – la commissure de mes lèvres se soulève. Quelques minutes à peine, une douce quiétude parvient à étouffer mes peurs.
Sauf que les sentiments négatifs profitent toujours de la moindre faille pour se rappeler à vous. En glissant mes vieux draps et taies d'oreiller dans un sac-poubelle afin de les remplacer par des neufs, ils s'infiltrent une nouvelle fois, de manière insidieuse. Ma mère pensait que ça aiderait, que ça pourrait rendre les choses plus faciles. Ce n'est pas le cas. Le linge de lit ne soulage en rien. L'idée me paraissait pourtant agréable dans la laverie, hier soir.
Je lâche un soupir quand ma mère apparaît sur le pas de ma porte.
— Ça va ? C'est joli, ajoute-t-elle en comprenant qu'aucune réponse ne franchira la barrière de mes lèvres.
Ses doigts dégagent une mèche tombée sur mon front, puis, en souriant, elle vient me secouer doucement.
Durant notre périple, j'ai découvert en ma mère une femme joviale et pleine de vie. Une femme que j'ai peur de voir disparaître avec notre retour.
Elle me fait tourner, provoquant une nouvelle avalanche de souvenirs – elle et moi dansant au sein de nos chambres d'hôtel.
Rassurée par mon rire, elle ramasse mon sac-poubelle. Ses épaules s'affaissent au moment même où elle passe la porte, et l'inquiétude se refait une place au creux de mon ventre.
Elle n'a pas dit un mot, elle n'en a pas eu besoin ; quand vous passez chaque minute de votre temps avec une personne, la compréhension que confère la complicité rend la parole inutile. J'ai le droit de lâcher prise.
Penchée sur mon bureau, j'aimerais réussir à hurler, mais je me contente d'augmenter le son. Les yeux fermés, je remue la tête sur le rythme saccadé de la musique. Puis, de manière désordonnée et sans réfléchir, je me mets à danser. J'ondule des hanches, saute, et finalement je chante, fort, sans me soucier d'être entendue. Ma queue-de-cheval vient fouetter ma joue pendant une pirouette, alors je retire mon élastique. Sensuelle, je laisse mes mains glisser le long de mon corps, puis remonte tirer sur mes cheveux. Et la sensation est si grisante que je souris sincèrement pour la première fois de la journée.
Une musique plus douce remplace celle sur laquelle j'étais en train de me déchaîner et, en reprenant le contrôle de ma respiration, je baisse le volume.
Afin d'apaiser mes racines, je masse mon crâne quelques minutes avant d'enlever mon haut. Je finis de me déshabiller dans ma salle d'eau personnelle et me glisse à l'intérieur de la cabine de douche. Le visage sous le jet d'eau froide, la crasse accumulée sur la route semble me quitter. Et en sentant une foule de sentiments contradictoires m'envahir, je songe : bienvenue à la maison.
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