2. Il est temps de tourner la page


Elle est comme un soleil qui éclaire mes ténèbres. Une lueur dans la nuit qui réchauffe mon âme. Quand je la laisse briller, j'entrevois les possibles.

***

Le clos des Anges.

Un nom qui fait rêver. Tout comme l'immense domaine qui constitue la propriété de Gérard Tillier.

Les petits angelots dorés qui surplombent les poteaux du portail m'accueillent avec leur sourire enfantin. Quand j'étais petite, je croyais qu'ils étaient vivants et qu'ils nous protégeaient des méchants. Aujourd'hui encore, j'ai parfois l'impression qu'ils me regardent avec une bienveillance divine.

Pourtant, quand j'y réfléchi, ils n'ont pas réussi à nous préserver du malheur...

Ma voiture suit l'allée principale jusqu'au garage qui abrite la collection de voitures de mon père. Il y'en a des dizaines, bien cachées sous leur housse de protection.

Je me demande bien ce qu'on peut faire avec toutes ces bagnoles. Je suis sûre que certaines n'ont pas été conduites depuis des lustres.

Le domaine est composé de trois bâtisses dont l'une d'elles constitue le logement familial. Les deux autres font office de maisons d'hôtes et offrent de nombreux couchages aux clients fortunés de ma mère.

Lorsque je longe celle que l'on nomme la villa d'Opale, mon cœur se serre. C'est dans celle-ci que logeaient les membres de l'équipe TDSR quand ils étaient plus jeunes.

Kellen, Liam, Angel et tous les autres.

Quand les souvenirs affluent dans mon esprit, j'ai l'impression que c'était hier. Et pourtant...

Avec un soupir j'entre dans la maison.

— Maman ! Je suis là !

A peine ai-je posé ma veste qu'une magnifique créature s'avance vers moi, un sourire aux lèvres et le front légèrement plissé.

Sa silhouette longiligne se balance lentement au rythme de ses pas. Blonde, les cheveux coupés courts, un regard bleu vif et franc et une bouche à damner un saint, elle semble tout droit sortie d'un magazine de mode.

Ma mère, Svéa Monroe, a été l'égérie Chanel au début des années 90. Et elle a gardé la classe d'un mannequin défilant pendant la Fashion Week.

Quand je la vois, notre ressemblance me surprend toujours. On pourrait nous prendre pour des sœurs.

La nature est plus que généreuse avec elle, et balaye facilement nos vingt ans d'écart.

— Chérie, dit-elle en me tendant les bras. Alors ? Comment s'est passé ta journée ?

Elle est inquiète. Et je la rassure d'un hochement de tête.

— Bien. Si j'occulte mes quelques échanges avec Cruella.

Ma mère sourit.

— J'imagine que tu veux parler de Bérénice ?

— Oh comment tu as deviné ?

Elle me caresse le bras.

— Elle peut paraitre un peu froide au premier abord, mais elle n'est pas méchante, au fond. Et puis, ton père ne peut plus se passer d'elle. Il parait qu'elle est top !

Je hausse les épaules. Je n'ai aucun doute sur ses capacités professionnelles. Pour autant, si elle accueille tout le monde comme elle l'a fait avec moi, c'est pas génial.

Je garde pour moi mon opinion et change de sujet.

— L'entreprise a des supers résultats et je n'avais pas mesuré qu'elle avait autant grossi. J'ai l'impression que beaucoup de choses ont changé depuis mon départ...

— Ton père a fait les bons choix.

— Il est rentré ?

— Oui. Tu le trouveras dans son bureau.

Je fais volteface, impatience de retrouver mon paternel que je n'ai pas vu depuis mon retour.

Juste avant de passer la porte, je me tourne vers ma mère.

— Ah, et maman, Laury-Anne passe me chercher à la maison ce soir. Elle m'emmène en virée. Je suis sûre qu'elle passera vous faire un coucou avant.

Elle écarquille les yeux.

— Oh super ! Ça fait tellement longtemps que je ne l'ai pas vue ! Mon Dieu.

***

Le bureau de mon père est une vaste pièce à la décoration boisée. Le ton clair des pierres sublime meubles, parquet et poutres en chêne.

Sur les murs, de nombreuses photos de courses retracent les moments forts de l'entreprise. Et dans le fond, une bibliothèque d'architecte déborde de livres de moto. Partout sont disposés des trophées, coupes et autres marques de reconnaissance. Toutes ces choses font de ce lieu, un véritable sanctuaire pour les passionnés, qu'on pourrait facilement transformer en musée.

C'est de loin mon coin préféré de la maison.

Un cliché attire plus particulièrement mon attention. On y voit Kellen et Liam, un large sourire aux lèvres, les bras entourant les épaules de mon père. Leur visage respire la joie.

Je caresse du bout des doigts les contours du cadre, avec une pointe de nostalgie.

— La meilleure victoire de toute ma carrière.

La voix de mon père me fait sursauter. Il se place à mes côtés et ses yeux restent figés sur l'agrandissement.

— Pendant toute la course, on a cru qu'on allait perdre. Jusqu'à ce que ce petit génie remonte ses adversaires et prenne la première place dans le dernier tour. Une performance incroyable.

Je soupire. Je me souviens parfaitement de ce moment, en Argentine. Où les frères Redington ont atteint le sommet de leur gloire avec ce doublet sur le podium. C'était extraordinaire.

Gérard Tillier s'approche du bar pour se servir son scotch préféré. Il n'a pas vraiment changé. La mâchoire volontaire et les traits burinés, il a le visage d'un homme qui s'est battu pour en arriver là. Je le trouve beau, avec ses yeux verts perçants, sa carrure d'athlète et sa barbe grisonnante.

— Tu en veux ?

D'habitude, j'évite les alcools forts. Mais là, l'occasion est exceptionnelle. Je n'ai pas vu mon père depuis trois longues années. Alors, je hoche la tête.

— S'il te plait.

Il me tend un verre rempli de liquide brun, avant de le cogner avec le sien dans un bruit de clochette.

— Ma merveilleuse fille est de retour. Je suis comblé.

Je souris alors qu'il m'attrape pour me serrer enfin dans ses bras.

— Oh... tu m'as manqué poupée.

— Toi aussi papa. Mais je ne suis pas si merveilleuse, tu sais.

Il s'écarte et prend un air offusqué.

— Comment ? Je te rappelle tout de même que tu es placardée sur tous les abribus depuis presque trois ans, chérie.

— Oui. Enfin, je ne sauve pas des vies, non plus...

— Taratata. Dis-moi plutôt comment s'est passé ta première journée à TDSR.

Je préfère garder pour moi une partie de la vérité.

— C'était bien, merci. J'ai vu quelques collègues sympas.

Devant ma réponse évasive, mon père insiste.

— Tu as pu voir toute l'équipe ?

— Non. Juste les celle de la partie administrative. Je pense que j'irai dans l'atelier dans les prochains jours.

Le sourcil levé de mon père est sans équivoque. Il sait que la situation est assez délicate. Je suis partie fâchée, il y a trois ans. Et Kellen Redington y était pour beaucoup. Pourtant, il n'insiste pas et m'invite à m'asseoir sur le sofa.

— Bien. Alors nous voilà voisins, à présent, dit-il en s'installant à côté de moi.

Il y a trois jours, j'ai pris possession de la villa Topaze, qui se situe sur la propriété, à quelques centaines de mètres du domaine principal. C'est une petite maisonnette chaleureuse avec juste ce qu'il me faut d'espace. Et surtout, elle dispose d'un énorme jacuzzi et d'une pergola couverte de chèvrefeuille.

— Oh, mais ne t'inquiète pas. Je compte bien m'inviter ici de temps en temps.

Mon père m'attrape par les épaules et m'embrasse sur la joue.

— Tu as intérêt.

Ma mère entre alors dans la pièce, apportant avec elle, son aura bienveillante.

— Ah vous êtes là. Je commençais à m'ennuyer, toute seule dans la cuisine...

— Oh, mais tu n'as pas d'invité ce soir, chérie ?

Ma mère sourit et s'installe sur les genoux de mon père. J'ai toujours admiré leur relation fusionnelle et passionnée.

— Non. Les garçons boycottent, je crois.

Je lève un sourcil.

— Les garçons ? Vous hébergez encore des gars de l'écurie ?

Mes parents ont toujours eu l'habitude de proposer des chambres d'hôtes aux jeunes pilotes et mécaniciens de l'entreprise. C'est une sorte de tradition et ça permet à mon père de souder les équipes.

Ma question semble pourtant les perturber. Car ils se lancent un coup d'œil rapide qui ne me dit rien qui vaille.

— En fait, on a transformé la villa d'Opale en deux appartements. Et nous avons des locataires depuis presque un an maintenant.

Oh...

— Transformé la maison ? Tu veux dire que vous avez ... ?

Ma mère secoue la tête avec une expression horrifiée.

— Nous n'avons pas touché à la chambre de Liam..., répond mon père d'une voix douce. Elle est restée intacte.

Je soupire, le cœur battant.

— Et vous comptiez me le dire quand, exactement ?

Ma mère pose sa main sur mon bras.

— Aly...

A cet instant, un affreux doute s'empare de moi. Non ! Ne me dites pas que...

— Qui sont les locataires ?

Ma mère entortille le tissu de sa robe dans ses doigts. Pourquoi ai-je le sentiment que la suite ne va pas me plaire ? Voyant qu'elle ne répond pas, je me tourne vers mon père.

— Papa ?

— Angel et Kellen.

Je me redresse d'un bond, comme si le canapé avait subitement pris feu.

— Bordel !

Je m'attendais à tout, sauf à ça ! Kellen vit ici !

— Chérie !

Je reste quelques secondes à les regarder fixement, sans bouger. Puis, je soupire un grand coup avant de me laisser retomber mollement sur le canapé.

Non. Je ne vais pas laisser cette situation balayer mes bonnes résolutions. Cela fait trois ans maintenant. Trois ans que je fais un travail sur moi-même pour dépasser le drame qui a bouleversé nos vies.

Je me suis fait la promesse de repartir à zéro. Alors je ne vais pas tout remettre en question pour un malheureux problème de voisinage !

Je vide mon verre d'une traite.

— Non. C'est ok. Il n'y a pas de problème.

Ouais. Aucun problème. Maintenant, il ne reste plus qu'à m'en convaincre.

***

20h45.

Laury-Anne va bientôt arriver. Et contre toute attente, je suis tout excitée à l'idée de sortir avec elle.

J'ai digéré la nouvelle des locataires en même temps que les tacos de ma mère. Et finalement, je me dis que la présence de Kellen à quelques mètres, me permettra peut-être de passer à autre chose.

En tout cas, c'est décidé. Cette soirée en compagnie de mon amie signera la première étape de ma nouvelle vie.

J'ai hâte. Et à voir le soin que j'ai pris à me préparer, je sens que je suis sur la bonne voie.

Allez Alabama ! Il est temps de tourner la page.

Sauf que les démons sont tenaces. Ils s'agrippent à vous, vous maintiennent la tête sous la surface. Et malgré tous vos efforts, ils vous gardent prisonnière de leur emprise.

Alors que j'applique un dernier voile de poudre en attendant Laury-Anne, le visage de Kellen s'invite dans le miroir.

Lorsque je l'ai revu, l'autre soir, j'ai cru que mon cœur allait lâcher. Toute la souffrance a ressurgi du plus profond de mon être et m'a littéralement submergée.

Et pourtant, je me suis jetée dans ses bras comme s'il était ma bouée de sauvetage. Quand j'y repense, j'ai presque honte.

Parce que je m'étais promis de garder mes distances. Non pas par amertume, mais pour me protéger.

Après ces trois années, j'ai enfin décidé de pardonner à Kellen Redington. La mort de son frère a été une épreuve pour nous tous. Et même s'il m'a accusée ouvertement d'être responsable de cette tragédie, j'ai choisi d'enterrer ma rancœur.

Non, ce qui me fait peur, ce n'est pas lui. Mais moi. Moi et les putains d'émotions qui me labourent la poitrine à chaque fois que je le vois.

Cet homme a pris mon cœur depuis bien trop longtemps pour que je puisse balayer mes sentiments aussi facilement. C'est trop fort. Trop puissamment ancré dans mes entrailles.

Oh bon sang. Je crois que je suis vouée à souffrir. Encore. Je sais qu'il éprouve de l'affection à mon égard. Parce que, pour lui, je suis et resterai la petite amie de son frère. Il me l'a encore affirmé l'autre soir.

Aly... Tu es comme une sœur. La seule avec qui je peux partager mon amour pour Liam.

J'ai cru que j'allais m'effondrer en l'entendant dire ça. Bordel ! S'il savait...

Mais il ne saura pas. Jamais je ne lui dirai la vérité. Pour Liam. Pour Angel. Et pour moi.

Notre secret restera enfoui. Pour toujours !

Un coup de klaxon dans la cour me ramène brusquement à la réalité. Et mon reflet dans la glace me renvoie une vision pathétique de moi-même.

Merde ! Je ne me suis même pas rendu compte que je pleurais.

J'essuie rageusement mes larmes avant d'aller accueillir mon amie sur la terrasse.

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