11 | le baiser tabou
11
SAUL
QUAND JE SUIS ARRIVÉ en cours ce matin, j'ai tout de suite capté que quelque chose clochait. En effet, les choses ont carrément eu l'air différentes quand Jade a croisé mon regard. On aurait dit qu'elle avait tué quelqu'un et enfermé le corps dans sa voiture.
Ce qui est en soit impossible d'un, parce que Jade n'a pas de voiture et de deux, que ma petite amie n'est pas sociopathe. Enfin j'espère.
Bref, quelque chose clochait, et ce n'était pas ma faute.
Gabriel, lui, comme d'habitude, a tiré la tronche.
— Il rend les notes de physique ? demandé-je de plus en plus stressé.
— Non, il a même pas commencé à les corriger, prévient-il en haussant les épaules.
J'ai soupiré de soulagement. Recevoir des notes moyennes, c'est un peu ma hantise du quotidien. Quand on vise haut, on a peur de tomber bas.
— Eh Jade.
Je l'ai appelée. Elle s'est retournée d'un seul coup, surprise.
— Ton père t'a dit quoi après pour le prof de physique ?
Je lui ai décoché un sourire mais ça n'a pas suffi pour la détendre. La brune a raconté sa soirée minable, puis elle a regardé Gabriel. Et là, j'ai juste capté le problème.
— T'as fait quoi à Jade ? demandé-je à mon voisin de gauche après qu'elle se soit retournée.
— Hein ?
— Tu lui as dit un truc ?
Il a acquiescé.
— Wah mec tu sais vraiment pas me mentir.
J'ai trouvé ça marrant, que, Gabriel — le mec qui ment à tout le monde, qui cache tout comme une brute et se renferme trente fois mille trop sur lui même — puisse être franc avec moi.
— Je dois m'inquiéter ?
— Non.
Le professeur est arrivé et j'ai arrêté de me casser la tête avec les histoires d'ados déterminés. Le cours était chiant mais au moins, j'ai appris à tracer des vecteurs accélération.
***
À LA PAUSE DE DIX HEURES, je suis sorti me prendre un café. Dans la cour, les lycéens se réunissent pour raconter leurs semaines. J'ai tapé la bise à Tina et sa clique, Marin et ses potes et quelques premières. Tout le monde m'a posé des questions sur ce que j'allais faire ce weekend, et je les ai trouvés sympas.
Je sais que Jade ne les aime pas plus que ça, peut-être parce qu'ils se connaissent tous de noms sans vraiment n'avoir jamais appris à se connaître. Moi je les aime bien, ils ressemblent aux gens de mon ancien lycée.
En amitié, je ne me casse pas trop la tête. Je reste qu'avec ceux avec qui j'ai un bon feeling. Je sais que d'ici un an, ces gens, je ne les reverrai plus, alors à quoi bon. C'est toujours ça avec moi, je vois tout d'un œil éphémère, à part mes notes qui me projetteront dans un avenir plus ou moins simple.
Le truc, c'est que viser des bonnes prépas, ça demande du taf. Et sur Paris, j'ai fait que de la merde.
— On fait un petit truc chez moi samedi, si tu veux passer, propose Tina, sourire malicieux aux lèvres.
J'ai bu mon café, content. Elle fait tout le temps des soirées, et même si elles n'ont rien de dingue, sortir, faire la fête ne me dérangent pas plus que ça, tant que je bloque mon dimanche pour la bibliothèque.
— Je peux ramener des gens ?
— Qui ?
— Gabriel.
— Il est déjà invité, il peut pas, soupire-t-elle.
Gabriel, très intégré dans leur bande de potes grâce à Grégoire, est limite pire que Jade. Les gens le kiffent alors qu'il s'en bas les steaks. C'est peut-être pour ça qu'on le trouve stylé. Lui et sa foutue aura de mec cool.
— Et... Jade ?
— Jade qui ?
— Zhang.
— Connais pas, ment-elle.
J'arque un sourcil. Elle sait très bien de qui je parle. Tina connaît Olympe, alors ne pas connaître Jade, c'est juste faire la maligne.
— Je sais pas. Comme tu veux, mais amène de quoi boire.
Je suis reparti vers la classe après avoir entendu la sonnerie. Le seul truc qui me soûle dans leur bande d'amis, c'est leur sentiment d'être au-dessus des autres. Leur superficialité est fatigante s'ils font trop les adolescents qui étalent leurs vies sociales ordinaires. Après, si les mecs sont beaux et les nanas jolies, on ne peut pas leur en vouloir. Ils ont sûrement juste appris à aimer être sous le feu des mauvais projecteurs en grandissant.
— Je t'ai incrust' à une soirée, je préviens Jade en la voyant dormir sur la table.
— Je suis privée de sorties Saul, rappelle-t-elle.
— Fais-le mur ?
— Non, je peux pas.
— On t'aidera, avec Gabriel.
Mentionner son nom la fait soupirer.
— On pourra parler tout à l'heure, toi et moi ?
J'ai dit « oui ». Peut-être qu'elle va rompre avec moi. Ou pire, elle va m'avouer qu'elle aime Gab'. Ce qui n'est rien de spécial, vu le côté prévisible du cours des événements.
— Psst, tu vas pas chez Tina ? posé-je haut et fort à mon voisin.
— Non, lâche Gabriel, sans grand élan de motivation.
— Allez, ça peut être marrant.
— Pas envie de sortir demain soir, réplique-t-il sèchement.
Le cours commence et je le menace avec une paire de ciseaux.
— Mec, t'es timbré, affirme-t-il quand je lui découpe une page de son cahier.
— Pas plus que toi.
Gabriel est ouf. Non, je ne déconne pas. C'est le mec le plus drôle à suivre au monde, avec ses envies de défoncer tout le monde. Les gens de cette classe l'ont quand même élu délégué quoi. Pour vous dire à quel point, il arrive à retourner les cerveaux des gens. Dont les nôtres, à Jade et moi.
***
J'AI PAS LA BONNE DÉFINITION des sentiments et des gens, en général. Dans ma tête, ils se ressemblent tous, malgré eux. Surtout à notre âge. À part Jade et Gabriel, qui sont pires que moi. Jade est ambivertie, positive mais cynique. Elle arrive toujours à me surprendre, même en faisant rien. Gabriel est introverti, pessimiste et blasé. Il est très confus dans sa tête, et ça se voit quand il parle aux autres : ça pue le mensonge. Moi, je suis extraverti, secret et perspicace. Je m'aime bien.
Je vois les choses venir.
Comme là, maintenant, quand Gabriel m'explique au déjeuner qu'il a un crush sur ma meuf et que ça va partir parce qu'il le lui a dit ce matin. Je le savais ! Putain, je suis un génie qui arrive à lire dans les regards des autres.
— Mec, ça va pas partir, déclaré-je clairement.
Le brun n'a pas l'air convaincu.
— Saul, t'es pas vénère ?
— Pourquoi je serais vénère ?
— Mec, t'as pas de sentiments.
J'ai ri. Parce que c'est putain de vrai. Je n'en ai pas beaucoup. Et le plus drôle, c'est que ça sort de sa bouche.
— Tu l'aimes pas ? interroge-t-il plus sérieusement.
— Si ça va. C'est cool.
— Tu joues avec elle ? demande-t-il cette fois, en s'énervant sur son yaourt.
— Non, je teste, c'est tout, c'est juste un essai.
Un essai de romance.
Les histoires d'amour, moi, j'y crois plus trop. L'année dernière, sur Paris, j'ai traversé vents et marées pour retrouver un semblant de moi-même. Quand je suis sorti avec un mec, c'était naze. Quand je suis sortie avec une meuf, c'était chiant. J'ai fait ma première fois avec la meilleure amie d'une de mes demi-sœurs, et le seul souvenir que j'ai de cette instant, ce sont ses pieds immondes.
Depuis, je suis traumatisé des pieds nus.
— J'ai été honnête avec elle, elle est au courant.
Gabriel, confus, a froncé les sourcils.
— Je te cerne pas là.
— Y a rien à cerner.
Et y a littéralement rien.
— Mais si tu veux me la piquer, ça va être compliqué, rappelé-je en étalant mon fromage sur le pain.
— Je viens te dire que je vais rien faire.
— Nan nan nan Gabriel. Te sous-estime pas. Tu m'as fait un coup de chien en avouant tes sentiments ce matin. Bon move, impressionnant.
— Hé mais... ! Je te jure Saul t'es pas croyable.
Il en peut déjà plus de moi. Et ça m'a fait sourire, parce que Gabriel est complètement à fond dans cette histoire, alors que moi, littéralement, je m'en contrefous.
— De toute façon elle me préfère, titillé-je.
— Va te faire foutre.
— Outch, ça fait mal ça, lancé-je en mimant un cœur brisé.
Je n'ai pas non plus envie d'être le méchant de l'histoire. Mais mon côté égoïste fait que j'aime bien garder Jade. Si je voulais vraiment laisser à Gab' une chance de l'atteindre, il aurait fallu que je rompe au plus vite. Sauf si elle me dépasse dans ce processus.
Mais j'ai envie de la garder pour moi, pour l'instant. En tout cas, j'aime bien Jade. Romantiquement, elle est... extra, sans prise de tête. Et l'aspect platonique des choses me plaît. Alors qu'avec mes exs, c'était trop bourré de moments intimes. Et le sexe, au fond, ça me gonfle.
Dit comme ça, vous vous dîtes : « putain mais Saul t'es vraiment louche ». Non je suis juste asexuel. Vous en croiserez dans vos vies, promis.
— Finis ton dessert, commandé-je en le voyant se perdre dans ses pensées.
Grégoire a déposé son plateau à côté du mien.
— Pourquoi Gabriel tire la tronche ? me demande-t-il.
— Oh, rien, il est juste courageux aujourd'hui.
J'ai souri à Gab' et ai tenté de le rassurer avec mes phrases pouraves qui plaisent à tous :
— Mec, te casse pas la tête. Ta bravoure elle va avoir une meilleure note que moi en physique.
***
À LA FIN DES COURS, j'ai attendu Jade devant le portail. Ça a sûrement été une longue journée, alors je lui ai acheté un pain au chocolat à la boulangerie.
— C'est pour toi. Désolé, j'ai croqué dedans, avoué-je en le lui passant.
Ses yeux se plissent. Elle me sourit.
— On peut parler ?
— Oui, lance-toi.
Et elle est restée littéralement silencieuse pendant deux minutes, comme pour réunir tout son courage à deux mains.
— On peut faire une pause, t'sais pour toi et moi ?
— Pourquoi ?
Elle a écarquillé ses yeux, surprise.
— Gabriel t'a pas dit ?
— Tu te barres pour lui ? demandé-je légèrement moins content.
Le truc, c'est que je n'ai pas non plus envie d'être jeté comme une vieille chaussette, même si je l'avais prédit.
— Non ! C'est pas ça. J'aime bien être avec toi, mais j'ai pas envie que tu sois avec moi si je suis ambiguë avec lui... ou juste ailleurs quoi. Fin, j'ai pas envie qu'on se casse la tête.
— Ça me dérange pas. Tu peux rester avec moi.
— Saul...
— Non je te jure. Je peux te laisser du temps, mais voilà, c'est pas ça le problème. Mais la question, c'est est-ce que je peux changer un truc dans ton choix ? T'es sûr de vouloir arrêter ?
— Non mais en mode, une pause quoi ?
— Non, moi j'aime pas les pauses. C'est des ruptures retardées.
Elle m'a souri tristement. Je pense pas qu'elle ait le même avis, mais moi, c'est le mien, et je l'ai nourri.
— Je sais pas quoi te dire, bredouille-t-elle en baissant les yeux.
— Moi si.
Ça l'a déstabilisée. Et j'ai pensé que c'était con que je sois aussi nul avec les gens. Que si j'étais un poil plus sentimental, je l'aurais kiffée comme Gabriel.
— Non mais...
— Bon bah on arrête nos trucs d'ados ? proposé-je simplement.
Jade est restée muette.
— Je viens de me faire plaquer par Saul Mercier ?
— Yep.
— T'es fort putain.
— Je sais.
Elle a ri.
— On peut s'embrasser, en adieu ? Juste un essai, demandé-je sincèrement.
— Ce sera mon premier baiser hein.
— Je suis ton premier copain aussi. C'est cool. Je veux juste avoir une longueur d'avance sur l'autre.
— L'autre ? Ah...
— Allez, laissons une chance au « baiser tabou ».
Jade a réfléchi, puis a dit « oui », sûrement convaincue par mes mots et mon air détendu.
— Tu le fais, assuré-je avec un grand sourire.
— Hein ?
— Tu te mets sur la pointe des pieds et tu m'embrasses.
— J'ai jamais embrassé personne Saul, je sais pas faire.
— Si, tu vas le faire. Là, avec moi. T'es courageuse, faut juste appuyer tes lèvres sur les miennes.
— Je vais pas te faire un smack...
— Non, mais tu fais ce que tu veux Jade. C'est ton premier baiser.
— T'es taré.
J'ai rien répondu pour lui faire comprendre que j'étais sérieux. Quand j'ai eu mon premier baiser, j'aurais bien aimé juste ne pas le faire. À la place, un mec m'a mordu la langue.
Depuis je suis traumatisé des baisers de mecs, aussi.
— Si t'en as pas envie, le fais pas. Si t'as envie, fais-le. Te casse pas la tête. T'es avec moi. Cadeau de fin de relation.
Elle a ri.
Cette fille a le potentiel de devenir ma meilleure amie.
Et sur la pointe des pieds, elle m'a embrassé.
Doucement, avec tendresse, sur le bout des lèvres. Sans langue, puis, avec langue quand j'ai mis la mienne. Elle a fermé les yeux. J'ai fermé les miens. C'était pas trop nul, même très bon. Un peu maladroit à la fin, mais ça allait. Elle a décollé sa face, toute rouge.
— C'était bien, commenté-je.
— C'est vrai ?
— Ouais, grave. Avoue t'as eu des papillons dans le ventre.
Elle m'a donné un coup pour signifier qu'elle me trouvait de nouveau marrant. On s'est regardé, et j'ai éclaté de rire en voyant ses yeux se plisser. J'ai déposé un smack sur son front.
— Merci Jade.
— De quoi ?
— De m'avoir changé les idées. Mais je te préviens, si j'ai de nouveau des mauvaises notes, je te garantis rien.
— T'es con Saul.
— T'es cool Jade.
Au fond, quand elle m'a dit il y a deux mois qu'on ne s'intéressait pas à elle et qu'elle n'était pas assez jolie, j'ai trouvé ça bête. Ma mission, c'était juste de lui donner un peu de confiance en elle. Et c'est cool parce qu'elle m'a offert son premier baiser.
— On reste meilleurs potos hein.
— Oui, dit-elle sincèrement.
J'ai ébouriffé ses cheveux, lui ai proposé de la raccompagner sur le chemin. On a parlé de tout et de rien, comme avant.
Ça fait longtemps que je ne m'étais pas senti aussi fier de moi.
Et puis, je me suis senti intelligent.
nda:
alors ce chapitre?
premier chap' selon le pdv de saul hihi
(moi je le nem, même s'il est grvvvvv "blc de tout")
La suite bien réécrite est publiée aux éditions HLAB. Lien dans mon profil :)
elo
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