08 | l'heure


08

JADE


J'AI FAIT LA MERVEILLEUSE CONNERIE d'oublier de surveiller l'heure...

De base, c'était Rayan qui devait marcher avec moi jusqu'au dernier bus. Mais l'ayant raté, Gabriel et Saul se sont portés volontaires pour me raccompagner à pied.

Mes parents vont me laminer.

— Ils vont me défoncer.

J'ai répondu à l'appel de mon père, alors que la musique battait encore dans tout l'appartement d'Olympe. J'ai eu l'air con à m'excuser et perdre mes mots en chinois. J'ai oublié le couvre-feu et mes parents vont littéralement me priver de sortie, à vie.

— Comment vous faîtes vous pour les convaincre de vous laisser sortir ? demandé-je exténuée de devoir batailler avec mon père et ses idées sur le monde.

— On est des mecs, c'est plus simple, avoue Saul.

— Moi je demande pas, réplique Gabriel.

Cette dernière réplique fait tilt dans ma tête. Faire le mur ? C'est un peu ce dont je rêve de faire depuis que j'ai treize piges. Faire comme les autres pour le coup. Être rebelle et fuir le temps d'une soirée ma maison. Mais je n'ai jamais eu le courage de le faire, surtout que mes parents ont des sommeils plutôt légers. Alors, j'ai vite abandonné l'idée.

— On peut faire une pause ? demandé-je trop fatiguée pour continuer à trotter.

Les deux repèrent un banc et je m'y installe, sans trop savoir ce que je fais entre les deux, alors que je n'ai rien demandé.

— Vous aviez pas à me raccompagner vous savez. Rayan l'aurait fait.

— Oui mais je suis ton mec. Et je suis quasi en couple avec Gab' aussi alors t'es obligée de nous supporter tout le trajet, explique Saul un peu bourré.

Je me moque de sa remarque, me tournant vers Gabriel.

— Tu me piques mon mec ?

Le brun lève les yeux au ciel mais ne répond pas. À la place, il frappe simplement le dos de Saul.

— Est-ce que je suis bourrée ?

Saul pouffe de rire.

— Non ?

— Alors pourquoi je parle toujours pour rien dire avec vous ?

— Peut-être parce que tu te sens bien ?

Me sentir bien serait plutôt un euphémisme. En fait, j'ai littéralement l'impression d'être libre. Même si le regard de Gabriel appuie là où ça fait mal... là où ça m'a pris du temps pour passer à autre chose.

Parce qu'avoir un crush c'est plutôt facile, mais l'effacer, c'est se faire mal par sa propre volonté.

Et là, j'ai arrêté d'avoir mal. Mais j'ai peur que ça réapparaisse. Parce qu'il m'a souri, ou parce qu'il mentionne de temps en temps sa famille avec une voix triste. C'est ça aussi le problème avec lui, c'est qu'il est touchant malgré lui.

— Faut y aller, remarque-t-il.

Saul et moi l'écoutons et nous nous remettons à marcher.

La nuit est douce. Pas de pluie, ni de vent. Quand je relève la tête, les étoiles ont l'air de disparaître. C'est triste. Des lumières qui s'éteignent, des étoiles qui meurent, des systèmes qui tombent dans l'oubli.

— Passe une taffe.

Gabriel s'est allumée une clope. Il fume beaucoup plus que je n'aurais cru. Saul tire dessus et je les regarde se la passer, sans hésiter.

— Je peux essayer ?

On s'arrête et Gab' me regarde avec de drôles de yeux.

— T'as jamais fumé ?

— Non ?

— Pourquoi tu veux essayer ? interroge Saul.

— Fumer c'est mal, mais je veux savoir pourquoi tout le monde aime.

— C'est nul. C'est juste pour faire passer le temps, avoue Gabriel.

Il sort une cigarette, me la passe. Le petit objet traîne dans mes mains mais je la lui rends.

— T'es pas trop conne pour essayer. C'est bien, affirme le brun.

— Mais vous êtes tous les deux cons à fumer.

Saul fait mine d'être attaqué, se plaignant de ma violence. Gabriel, lui, acquiesce. Il a l'air d'être d'accord.

Saul essaie de me faire un croche-pied, que j'évite de justesse. Je ris et me demande si je ne suis pas en train de réveiller des pâtés de maisons.

D'un autre côté, tous les habitants ont l'air d'être endormis quand le blond de sent inspiré pour nous poser une question existentielle sur la vie :

— Vous vous posez souvent des questions sur les adolescents ? Et le sens de notre existence ?

La question sort de nulle part et on attend tous les trois bêtement qu'un feu rouge passe au vert.

— Tout le temps, répond Gabriel.

— Trop souvent, avoué-je en bredouillant.

C'est le moment que choisit Saul pour se lancer dans ses grands discours. Il fait toujours ça quand on est à trois. Pas à deux. Comme s'il cherchait à nous impressionner ou nous révéler qui il est. En fait, Saul est mystérieusement fascinant.

— Y a des tonnes de raisons pour lesquelles je me réveille chaque matin. Mais étrangement, c'est toujours la même qui me fait avancer. Et vous savez c'est quoi ? C'est l'humanisme. Y a des gens, c'est la foi. Moi, je vois le monde comme un gros puzzle. Et nous, les pièces de celui-ci. Et sans nous, le puzzle il serait vide, jamais fini. Donc on laisse une trace sur Terre, quand même, un bout de puzzle au moins. Parce qu'on a la chance d'être humain.

C'est du Saul tout craché et ça me fait réfléchir longuement une nouvelle fois.

— Vous vous souvenez de ce que j'ai dit la dernière fois ? Comme quoi j'avais envie de marquer l'histoire ?

— Ouais, réplique Gabriel.

— Bah, au fond, c'est pas ça mon objectif. C'est juste que ça va en opposition contre ma peur de l'oubli. J'ai tout le temps peu d'être oubliée, d'être rejetée ou d'être incomprise. Alors j'essaie toujours de tout comprendre, de tout observer et tout anticiper. Parce que ça m'aide. Et puis, j'y crois, à mes petites idées.

On attend une réponse de la part de Gabriel, qui ne vient pas.

— C'était comment la vie à Paris ? demandé-je en direction du nouveau, pour combler le blanc.

— Idyllique. Non, bruyant. Ou plutôt, épuisant.

— Et ici, t'aimes bien ?

— Ça va. Vous êtes là.

On n'est pas si proche que ça. Mais quand Saul le dit, on a l'impression d'être amis depuis la nuit des temps. Alors qu'on n'est même pas amis.

Un court silence nous enveloppe avant que Gabriel ne prenne la parole :

— Moi, j'ai pas l'impression qu'on est dans un puzzle ou qu'on doit marquer quoi que ce soit dans nos vies. Je pense juste qu'on a un rôle et c'est d'aimer ou de pas abandonner ceux qu'on aime ou en qui on croit. C'est pas plus compliqué que ça. Le sens de notre existence, c'est d'aimer notre prochain.

L'entendre de la bouche de Gabriel, c'est comme se prendre un coup de pied au cul. Et je sais que tout ce qu'il dit est pertinent, parce qu'il donne toujours l'impression d'avoir raison. Mais Saul n'est pas du même avis.

— Mais des fois, aimer les autres, ça a ses limites. On finit par souffrir. Et ça donne plus envie de vivre.

Il l'a dit d'une voix si triste que j'ai attrapé sa main, pour la foutre dans la mienne malgré le froid. C'est ce que font les petites copines.

— Mais on peut pas aimer sans souffrir, termine Gabriel, en me regardant.

Les discussions philosophiques se sont enchaînées et j'ai participé de temps en temps. Mes points de vue sur toutes les questions ne sont pas aussi tranchés que ceux des garçons et durant ce trajet pour rentrer chez moi, j'ai grandi un peu. Parce que les écouter, c'est apprendre un peu plus sur le monde et l'univers qui m'entoure. Ou mieux comprendre qui je suis, au fond.

***

JAAAAADE ! Maman m'a dit de te réveiller !

Chêne fait tout pour me casser les oreilles. Il essaie même de m'étouffer sous les draps, après avoir pincé mes avant-bras avec un peu trop de force selon moi.

Fatiguée et avec un petit mal de tête, je tente d'ouvrir mes yeux. Mes paupières sont encore lourdes, j'ai l'impression que je vais m'écrouler si je me relève.

— Il est bientôt midi, lève-toi, papa est fâché, prévient ma grande sœur en entrant dans ma chambre.

Je n'ai littéralement aucune intimité.

— Je sais je sais. Je suis au courant que je suis dans la merde hein.

En laissant mon petit frère s'affaler sur mon ventre, je vérifie l'écran de mon portable. En rentrant hier, je me souviens qu'il m'a glissé des mains. Saul en a même ri. En parlant de lui, j'ai reçu une photo Snapchat de lui et du brun, tous les deux en train de tirer la tronche en rentrant.

« Merci de m'avoir raccompagnée hier soir, vous êtes des gentlemen »

J'envoie ce message groupé, sans m'attendre à grand chose. En attendant, la colère gronde à l'étage d'en-dessous, où mon père m'attend sûrement pour m'étriper.

Après m'être relevée, brossé les dents, expliqué à ma sœur le pourquoi du comment, je décide de descendre les marches de la mort.

Mon père est assis dans son fauteuil et ma mère sort sa tête de la cuisine en me voyant.

Je déclare :

— 对不起... 我错了。下次会看好时间!

« Désolé, c'est ma faute. Je regarderai l'heure la prochaine fois ». S'il fallait le traduire à Chêne, dont le chinois est de moins bon niveau, ce serait sûrement de cette manière-là.

— Tu as dépassé les limites jeune fille, débute mon père.

Il est à cran.

— On s'est inquiété toute la soirée. Ta mère... n'a pu fermer les yeux que quand tu es revenue. On avait négocié une heure du matin. Ce qui est très tard, déjà. Tu es arrivé à deux heures et demi.

— 太不像话了, commente ma mère.

Le ton monte plus vite que prévu. L'expression qu'emploie ma mère prouve que j'ai dépassé les bornes. Et ça me fait mal, parce que je déteste le conflit et que j'ai juste envie de prendre la fuite.

— Je ne le referai pas. C'est juste que j'ai pas fait attention hier...

— 你十七岁了。都长大了。。。

Ma mère rappelle que j'ai dix-sept ans et que je suis assez grande pour respecter les horaires. Seulement, j'ai merdé et maintenant faut assumer.

Trente minutes plus tard, lorsque je rentre dans ma chambre, mon ventre est encore tordu de honte. C'est compliqué d'être dans une famille stricte et de se sentir coupable. Je ne peux pas sortir souvent et même quand je sors, je ne peux pas faire tout ce que j'aimerais pouvoir faire. Hier soir, j'aurais dû faire gaffe. Mais bon, je suis privée de sortie pour au moins deux mois et j'ai perdu la confiance de mon père. Ça pourrait paraître exagéré, mais mes parents ont dû faire un effort pour me laisser rentrer à une heure du matin.

Et j'ai abusé sur ce coup.

Dans mon lit, je me demande ce que ça ferait de vivre dans une autre famille. Du plus loin que je me souvienne, il y avait des phases de mon existence où mon plus grand rêve était de quitter mes origines et cette famille. J'avais envie d'être blanche, d'avoir des grands yeux colorés, des cils longs et des familles qui voyagent tout le temps. J'avais envie d'être comme les autres quand j'étais enfant. Parce que j'étais « l'autre ».

En grandissant, tout a paru différent. J'ai commencé par apprécier mes yeux, ma double culture, apprenant à mieux comprendre mes parents immigrés. Il y a un sentiment de fierté qui coule dans mes veines quand je les regarde accomplir ce qu'ils ont rêvé. Fonder une famille, ici en France.

Et puis, aujourd'hui, j'aime qui je suis. À peu près. Mais j'en veux plus à mes origines.

— Je peux entrer ? demande ma sœur après avoir toqué.

— Oui.

Line s'installe à côté de moi et me laisse poser ma tête sur son épaule. C'est réconfortant.

— C'est juste papa maman qui font les relous. Tu verras, bientôt ils te laisseront vivre ta vie sans soucis.

— Je sais, mais je m'en veux, avoué-je tristement.

— Culpabilise pas. T'as rien fait de mal.

Line n'est pas très proche de moi en temps normal. On ne se ressemble pas trop. Ma grand sœur est trop réaliste, terre-à-terre, sérieuse dans ses études. Elle excelle partout et fait son possible pour remplir tous les critères de la perfection. J'ai aussi arrêté de me comparer à elle en grandissant. Je ne peux pas atteindre son niveau, même avec tous les efforts du monde.

— Le secret, c'est de se souvenir qu'ils font tout ça parce qu'ils nous aiment. Et que s'ils s'inquiètent, c'est parce qu'ils tiennent à nous.

Je lui souris, tristement. Elle a raison. Il faut trouver un juste milieu avec des parents qui s'inquiètent trop souvent. Ce n'est même pas une question de confiance... C'est juste leur instinct de protection.

— Pfff faut que je commence mes devoirs. Donne-moi du courage Line...

— Si tu veux, tu peux venir bosser dans ma chambre, je suis sur mon ordi là de toute façon. Chêne est déjà en train de faire ses exos.

J'acquiesce, intéressée par son offre. Ma sœur fait plus d'efforts que prévu, ça me touche.

— Merci.

— T'inquiète pas Jade, c'est rien.

Et je finis par me rallonger dans mon lit, en train d'essayer de comprendre la soirée de la veille. Où j'ai pris la main de Saul. Où j'ai compris que Gabriel avait un cœur. Où j'ai pas regardé l'heure.

Une soirée parmi d'autres... mais qui a l'air d'avoir promis de grandes choses. Comment la formation définitive d'un autre trio ou la transition entre ce que j'ai l'habitude d'être et qui je vais voir apparaître en moi en grandissant.



nda: et vous, vous avez des parents + ou - stricts? des idées sur le but de notre existence? 

 elo

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top