02 | le coup de gueule
02
JADE
UN TRUC QUI ME SOÛLE, c'est quand les gens se plaignent du fait que je parle beaucoup de cours. Mais ces gens, voilà, je ne les connais pas. Et que si je viens leur parler de la vie au lycée, de leurs profs et de leurs cours, c'est pour taper la discut' sans que tout soit trop gênant.
Prenons l'exemple de Marion, qui s'est faite plaquée par Grégoire et qui est très très mal. Ce matin, au lycée, j'ai dû attendre avec elle devant le bureau des surveillants, pour faire signer un bulletin de retard. Mais, j'étais pas mal obligée de lui dire coucou parce que même si on n'est pas amies, elle reste une des potes éloignées d'autres potes d'Olympe.
OK, je connais des détails sur sa vie amoureuse dont je pourrais parler, mais est-ce que je vais en parler ? Non. Alors j'ai demandé un peu comment ça se passait la ES. Et là, trois heures après, j'apprends qu'elle me trouve chiante parce que je lui ai parlé de cours. Merci bien, mais j'allais pas lui demander : « tu vas faire quoi avec Grégoire ? » alors qu'elle allait clairement pas se confier à moi.
Donc, voilà, coup de gueule du jour.
— Saul, passe-moi un bout de ton cookie, ordonné-je à la recherche de réconfort.
Olympe, qui est dans sa période égocentrique, ne parle que d'elle. Dans ce genre de moments, je laisse couler et attends. Elle redevient normale quelques jours après, souvent quand elle a des examens et qu'elle s'en fiche des ragots.
— Eh ! Tu m'écoutes pas, se plaint la blonde.
Autre problème à gérer ce matin : les tensions et crises de ma meilleure amie. J'aime beaucoup Olympe, vraiment. Et quand je l'ai ramassée à la petite cuillère l'année dernière avec tous ses drames familiaux, il a fallu que je m'adapte à cette boule d'énergie. Le fait est qu'Olympe me paraît toujours trop chiante quand je suis de mauvaise humeur, et supportable quand je suis de bonne humeur. Et rappelons-le, aujourd'hui, je pète pas la joie.
— Ouais, ouais, j'ai compris pour Jeanne et Grégoire....
Franchement, cette histoire de triangle amoureux bidon : je m'en fous. Finalement, Jeanne Dubois a donné une seconde chance à Grégoire vu qu'il l'a clairement choisie plutôt que Marion. Des deux cas, j'ai plutôt l'impression que c'est Marion qui s'en tire bien. Mieux vaut laisser les gens problématiques entre eux et s'éloigner de tout ce qui peut être toxique au plus vite.
— Tiens.
Saul me passe son morceau de cookie, et je lui souris, contente du partage. Je croque dedans en observant Gabriel regagner sa place, à côté du blond. Les deux ont avancé de plusieurs rangs ces derniers temps, ce qui m'arrange. Saul a toujours pleins de cookies.
— Ch'est trop bon, affirmé-je en reprenant un morceau.
Le blond sourit pendant que je croise le regard interrogateur de Gabriel. Toujours à me juger, lui. Je pousse un soupir, m'accroche sur ma chaise et me tourne vers lui.
— Tu fais quoi ? demandé-je tranquillement.
Peut-être qu'il est devenu supportable ces derniers temps...
— Pas tes affaires, répond-il sèchement.
Ou pas.
Je lève les yeux au ciel. Toujours aussi chiant. Enfin, je le connais pas très bien Gabriel. Juste de loin. Je sais à peu près tout ce que tout le monde sait sur lui. Sauf que j'ai plusieurs années à mon actif passées à l'observer à la dérobée. Beaucoup de détails ne m'échappent pas physiquement, comme son grain de beauté, vers le cou, ses yeux qui s'assombrissent quand on le soûle. Et surtout, le fait qu'il ne sourit pas vraiment, voire très rarement. Et encore, on parlerait plus de grimace, ou de quasi-rictus. Mais pas de sourire qui rayonne de joie. Enfin, Gabriel n'est pas quelqu'un de très joyeux habituellement.
— C'était sympa ta soirée, remarque Olympe, pour alléger l'atmosphère.
— Non c'était nul, répliqué-je de but en blanc, sans cesser de le défier du regard.
De toute façon, dans un an, je le recroiserai plus. Et n'oublions pas que je suis d'humeur maussade, ce qui me pousse toujours à être plus honnête et impitoyable que d'habitude.
— T'étais même pas invitée, réplique-t-il en levant les yeux au ciel.
Saul, toujours avec ses cookies, observe la scène. Je croise un instant son regard, et nous éclatons de rire tous les deux, sans faire exprès. Son expression ahurie est excellente.
— Autre chose Jade ? demande Gabriel en sortant son trieur.
Je lui accorde un sourire forcé.
— J'adore ta nouvelle coupe. C'est sympa les trous vers le front.
Il n'a même pas de calvitie. C'est juste que le taquiner est trop tentant.
— Ha-ha-ha, tu devrais faire de l'humour.
La discussion a débouché sur cette fin tragique, et sans me trouver forcément drôle, je me suis retournée vers le tableau, le cœur aussi lourd que blessé. En fait, c'est comme si la Jade du passé reste attristée par cette antipathie apparente, mais que la Jade d'aujourd'hui s'en bat clairement les steaks.
***
SAUL S'EST TRÈS BIEN INTÉGRÉ. Tellement bien, qu'il a clairement plus de potes, contacts que moi, en deux semaines. Tant mieux pour lui.
Mais il traîne plutôt avec nous, et c'est sûrement parce qu'on est dans la même classe et qu'on mange souvent ensemble. Même si j'ai vu qu'il parlait en privé à quelques ES, dont Tina.
Ce qui est incroyable dans ce lycée rempli de monde, c'est que beaucoup tournent grâce aux histoires d'amour. Mais moi je vis très bien sans, toujours aussi célibataire depuis ma naissance. Je sais pas si le fait de ne jamais être tombée amoureuse est une aubaine ou quelque chose de regrettable. Mais en tout cas, je suis encore en vie et c'est plutôt sympa.
— Jaaaaaaaade, appelle Olympe en essayant de rabibocher nos petites tensions.
Je ne peux m'empêcher de sourire, cédant toujours rapidement à ses caprices.
— Oui ?
— Tu me fais la gueule ?
— Non, t'inquiète.
Ce qui rend Olympe attachante, c'est son sourire. Il est très expressif. Elle a un sourire un peu pour tout le monde, qui rayonne quand c'est devant un beau gosse ou des amis. Aujourd'hui, il rayonne quand je lui dis que je ne lui fais pas la gueule. Et moi, ça me fait sourire aussi.
***
CET APRÈS-MIDI, en cours de TP, je rencontre un petit souci. Madame Œillet, toujours un peu fofolle, a la bonne idée de nous faire tirer nos places de binômes selon des numéros marqués sur des balles de ping pong. Je tire un « 4 » et me retrouve donc avec Lisa, une fille trop carrée pour ne pas écouter en cours.
Saul tire un 3, et se retrouve devant nous. En me retournant pour demander une feuille simple pour le TP, je croise le même chieur. Encore lui, il est vraiment partout.
— Oh putain encore toi, grogné-je en le voyant.
Gabriel tire la tronche.
— Tiens.
Il me passe une feuille simple, et je souris sans faire exprès, touchée par son mouvement anticipé. Je ne m'y attendais pas.
— Pour une fois que t'es pas con.
— Chut, souffle Lisa en soupirant.
La prof est déjà en train de dicter quelque chose. Et je repense à ce que Saul a dit à la soirée, comme quoi j'aurais foutu un râteau à mon voisin de derrière en 3ème.
Ce qui est totalement faux. Sauf si ma mémoire me joue vraiment des tours. Et puis, la troisième, dans mes souvenirs, c'est vachement loin. Surtout que je ne me connaissais pas si bien que ça à l'époque, encore en train de gratter et peaufiner les facettes de ma personnalité.
— On doit faire quoi ? demandé-je à Lisa.
— Faire les fiches du gneiss et du migmatique. Faut ressortir celui du granite aussi, explique-t-elle en réglant déjà le microscope.
Ah, encore des roches. Je me laisse retomber sur la chaise, observant mon demi-groupe dans la salle. Saul, déjà très concentré sur les échantillons de roche, écoute attentivement les instructions de la prof'. Moi, à côté, j'ai l'air juste... paumée.
Lisa fait tout. Et vu qu'elle est chiante, elle me laisse rien toucher. Derrière, sur la paillasse 5, Margaux a changé de place vu qu'un binôme n'a pas de manuel. Gabriel est désormais seul.
— Je peux venir à côté de toi ?
Le brun fronce les sourcils.
— Non ?
— S'te plaît, Lisa est chiante, chuchoté-je assez doucement pour qu'elle ne m'entende pas.
— J'ai entendu, rétorque Lisa.
Les joues rouges mais amusée, j'attrape mes affaires et m'installe derrière.
— Tu forces, remarque Gabriel.
— Au moins, je peux toucher le microscope.
Et faut savoir, que je règle très bien les choses au microscope.
— T'as des crayons de couleur ? demandé-je poliment.
— Tiens, sers-toi.
Je souris. Il n'est pas trop ingrat cet après-midi.
— Tu deviens plus gentil, c'est très anormal.
— C'est juste que t'es moins chiante en TP.
Ça me fait rire intérieurement. Je pourrais prendre ça comme un compliment.
S'il faut décrire Gabriel quand il observe une roche sur la paillasse, il faut d'abord remarquer qu'il est absolument basique physiquement. En fait, avant de le détester, je le trouvais beau. Mais pas beau, d'une beauté parfaite, mais beau d'un charisme cool. Il coupe un peu le souffle quand il commence à parler de sujets qui lui tiennent à cœur. Le brun a toujours un point faible pour les animaux.
— Sinon faut que t'arrête de raconter de la merde sur moi.
— De quoi ? demande-t-il en dessinant son feldspaths.
Je vais oser. Et de toute façon, j'ai plus d'élans de courage quand j'aime pas la personne en face. C'est profitable de détester quelqu'un de temps en temps.
— Comme quoi je t'ai foutu un râteau.
Et là, quelque chose d'incroyable se produit.
Gabriel me sourit.
Mais pas du sourire attendrissant. Non, du sourire mesquin, espiègle et surpris. C'est tellement rare que j'en ai un frisson le long de la colonne.
— Tu m'as souri ! lancé-je sans faire exprès.
Son sourire s'évanouit.
Le brun arrête alors de dessiner.
— Je t'ai pas souri, de quoi tu parles ?
— Si, là, refais ce que t'as fait, ton sourire pédant là.
Il lève les yeux au ciel et tout revient à la normale. Il me faut quelques secondes pour avaler toutes les informations. Gabriel m'a souri. Pas du plus sourire au monde, mais quand même, c'est tellement inespéré que ça me choque, littéralement.
— Je souris souvent tu sais.
— Menteur, tu souris pas. T'es plus blasé que moi.
— Tu souris tout le temps toi.
— Je sais, j'ai menti. Comme toi.
Gabriel n'a pas oublié l'autre remarque, et rebondit dessus :
— Pour l'histoire du râteau, je vois pas de quoi tu parles. Tu m'en as foutu un.
Trois secondes. C'est ce qu'il me faut pour rester estomaquée et pétrifiée sur place.
— De quoi tu parles ?
— Laisse tomber.
Je passe le restant de l'heure à me perdre dans mes idées, à me ressasser la 3ème, à la recherche du moment dont il parle. Mais rien, le néant.
— Julien et Grégoire m'avaient forcé à t'envoyer un message. Plus grosse connerie de ma vie. J'étais même pas intéressé, assure-t-il.
Même sans le vouloir forcément, ça reste un peu blessant.
— Jamais reçu de message de ta part.
— Tu m'as foutu un énorme vent.
— Peut-être parce que c'était le mauvais numéro ?
On oublie vite l'SVT pour se concentrer sur ce sujet. C'est comme si j'oubliais d'un coup que j'étais moi et que je parlais du passé avec l'autre con. Et subitement, ça réveille une once d'espoir qui meurt sur-le-champ. Parce que c'est con mais j'ai appris à ne plus l'apprécier plus que ça, et ai eu l'habitude de le mépriser tout le temps.
— Vieux machins de 3ème. Le collège, ça craint de toute façon, lâche-t-il en sortant une feuille.
Oui ça craint, j'ai passé mon collège à te kiffer comme une bouffonne pour finalement apprendre trois ans plus tard que t'as essayé de me proposer un plan. Super. La vie est trop bien faite.
— Lisa tu peux me passer ta fiche s'te plaît ?
Étant trop en retard, j'ai besoin de son aide. Aide qu'elle ne donne pas, encore vexée, ce qui est compréhensible. À la place, c'est Saul qui me passe ce qu'il a fait et je lui souris, contente d'avoir un autre allié dans cette vie maladroite.
***
LINE A UN COPAIN. Enfin, ma grande sœur fréquente quelqu'un.
Ce soir à table, tout le monde parle de ça, parce qu'elle veut enfin bien nous le présenter. De toute façon, j'avais cramé depuis quelques mois. Elle avait recommencé à piquer dans mes affaires, sans raison.
— 是中国人吗?
« Il est chinois ? » si je traduis ça littéralement. Maman reste inquiète, elle préférerait qu'il soit chinois pour communiquer avec lui en mandarin.
— Non, 妈妈。法国人。
Ah, c'est un blanc. Un Français, comme explique ma sœur. Dans la famille, j'ai toujours parié que ce serait moi, celle qui tomberait in love d'un caucasien. Ma mère tire subitement la tronche. Je comprends en quelque sorte, elle aurait préféré pouvoir discuter facilement avec le jeune homme.
— Son nom ? Il fait quoi comme études ?
— Benjamin. Il est en école d'ingé, explique Line simplement.
Chêne, à coté, a du mal à attraper le tofu avec ses baguettes. Je lui cherche une cuillère. Aujourd'hui, c'est un peu la dèche, maman a sorti le tofu et la sauce soja dans une assiette, puis une omelette dans l'autre plat, avec tous les restes d'hier.
— 会说中文吗?帅吗?
Je souris. « Il sait parler chinois ? Il est beau ? » Ma mère en pose des questions...
Ma sœur répond qu'il parle un peu mandarin et qu'il est pas mal. Line lui montre une photo sur son portable. Je fonds. Ma mère l'examine, l'air sceptique.
— OK.
Avec Chêne, on éclate de rire.
Est-ce que maman a vraiment lâché un « OK. » devant sa tête ? Si j'étais Line, j'aurais déjà été en train de creuser un trou pour me cacher.
— Ses parents font quoi ? questionne mon père.
L'interrogatoire continue, jusqu'à ce qu'on apprenne que Benjamin est végétalien.
— Ça veut dire quoi ? demande Chêne.
— Ça veut dire qu'il va galérer pour manger la cuisine de maman, expliqué-je au cadet.
Line me foudroie du regard. Bah quoi ? C'est vrai. Maman est plus silencieuse que prévu, tandis que papa a l'air de réfléchir. Au fond, les deux la soutiennent quoi qu'il arrive.
— Très bien que t'aies un 男朋友, Line. Mais bon... tu fais la vaisselle ce soir, prévient mon père d'un air grave.
J'ai souri. Les habitudes ne changent pas, et pour une fois que c'est pas moi !
Au passage, j'ai expliqué que « nan peng you » voulait dire "petit ami" à mon frère, totalement perdu. Il a alors annoncé, qu'il avait une petite copine en primaire aussi, nommée Cindy.
Donc dans la famille Zhang, je suis bel et bien la seule célibataire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top