Le rapprochement

~Erell~

Après notre rendez-vous raté, j'ai évité Solal au lycée. J'ai prétexté avoir beaucoup de travail et je lui ai fait comprendre que même si les vacances arrivaient à grands pas, mes profs me faisaient crouler sous les devoirs. Heureusement, je n'ai eu besoin de faire semblant qu'une semaine parce que les vacances de la Toussaint étaient déjà là. De toute façon, je crois qu'il s'en fichait. Il n'a pas essayé de me parler en SVT et je suis restée avec Rose à toutes les récréations. Mais même si ça ne fait que quelques jours, il me manque déjà beaucoup. Je dois toutefois veiller à ne pas trop y penser. A la place, je m'efforce de faire comme si tout allait bien et comme si je ne m'étais pas pris de râteau. Pour l'instant, ça marche plutôt bien parce que personne n'a encore remarqué, même Imane. Seules Lou-Ann et Rose se posent des questions mais je leur ai assuré que Solal me faisait la tête et que ça ne servait à rien de tenter quelque chose. Je ne sais pas si elles m'ont crue, mais j'avoue que ça m'est un peu égal, tant qu'elles ne me questionnent pas plus.

Au lieu de passer des heures à penser à ce que j'ai pu faire de mal, je dois m'occuper d'Alba. Je m'étais promis de me rapprocher d'elle pour comprendre ce qu'elle a et l'aider à aller mieux. Ma première semaine de vacances sera donc consacrée à ma sœur.

Le premier jour des vacances, j'entre dans sa chambre, bien décidée à l'en faire sortir. Allongée de tout son long sur son lit, elle écoute de la musique, sûrement à fond dans ses écouteurs. Son chignon fait à la va vite s'agite au rythme de la chanson et ses doigts pianotent à toute vitesse sur son téléphone. Je ne sais pas ce qu'elle y fait, je ne sais même pas si elle s'est fait des amis depuis la rentrée. En réalité, je ne sais quasiment rien sur elle depuis quelques années. Ça me rend triste de voir à quel point nous nous sommes éloignées. Je crois que c'est un peu de ma faute, parce que je ne l'ai pas retenue et j'étais trop occupée avec ma propre vie. Et maintenant, j'ai peur que ce soit trop tard pour lui reparler comme avant.

Pour la faire réagir, j'allume la lumière et l'éteint. Pendant qu'elle retire ses écouteurs, je m'assois au bord de son lit et lui souris.

— Tu fais quoi ? Tu écris à une copine ?

— On peut dire ça, marmonne-t-elle.

Je hoche la tête, à court d'idées pour faire la conversation. J'ai l'impression de me transformer en Solal, lui qui ne sait jamais rien dire. Et puis, cette pensée me fait sursauter et je m'empêche d'y penser plus. J'ai dit que je ne devais plus songer à lui et je dois m'y tenir. Même si c'est difficile.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je m'ennuie, je mens. Tu veux pas faire un truc avec moi ? Genre un jeu de société ou je sais pas, comme tu veux.

— Je peux pas, j'ai des trucs à faire.

Je la fixe en attendant qu'elle change d'avis. Elle roule sur le dos, garde les yeux rivés aux miens puis les ferme en soupirant. Elle observe le plafond puis finit par dire :

— Bon ok, si tu veux...

— Oh, super ! Merci ! je m'exclame. Tu veux faire quoi ?

Elle hausse les épaules, se lève et fait le tour de sa chambre en regardant partout, l'air de chercher une activité à faire. Elle sort une grande feuille vierge de son bureau et me la tend.

— On dessine ?

— Ok, je vais chercher une nappe et la peinture, je dis.

Cinq minutes plus tard, nous sommes assises par terre, penchées sur nos dessins. Aucune de nous deux ne parle. Alba est concentrée et, à l'aide d'un crayon de papier, trace une ébauche. Moi, je ne sais pas vraiment dessiner, alors j'attends que l'inspiration me vienne.

Souvent, lorsque nous étions plus jeunes, nous passions des après-midis entiers à peindre, à inventer et à parler. J'ai toujours été une piètre artiste alors qu'elle offrait les plus beaux dessins à Maman. Je crois qu'ils sont d'ailleurs toujours accrochés sur le frigo, près des diplômes d'équitation d'Iseult, des mots d'amour de Lucille et des photos de mes spectacles de danse. Je suppose que si Alba a voulu que l'on fasse cette activité, c'est pour me rappeler les moments que l'on passait ensemble.

— Le prof d'art m'a dit que j'étais douée, m'annonce-t-elle, sans autre forme d'introduction.

— Au lycée ? je m'étonne. Tu as pris l'option arts plastiques.

— Oui. C'est Maman qui m'a dit que ça pourrait être bien.

— Je ne savais pas, tu me l'avais pas dit. Je ne savais même pas que tu continuais à peindre.

— Je sais. Je pensais que ça t'intéressait pas.

Stupéfaite, je reste là à la regarder dessiner. Elle reste concentrée sur sa feuille et n'a même pas pris la peine de me regarder pour me parler. Je n'arrive pas à croire qu'elle puisse penser que je m'en fiche.

— Et... Tu dessines beaucoup ?

— J'ai plein de croquis dans un carnet. J'en ai même deux maintenant. J'aimerais bien en faire quelque chose mais je sais pas quoi.

— Comment ça ?

— Je sais pas, m'avoue-t-elle en levant les yeux vers moi.

— Je peux les voir ?

Elle me fixe, hésite mais se lève pour me rapporter un épais carnet de sa table de nuit. Elle l'ouvre, le feuillette et me le tend. Aussitôt, elle se replonge dans son esquisse, comme si elle ne voulait pas voir ma réaction.

La couverture du cahier est noire, toute simple. Avec des lettres enfantines, Alba a gravé son prénom ainsi qu'un coucher de soleil, ou peut-être le lever, je ne sais pas trop. Avec une précaution infinie, je tourne la première page. Je manque de le faire tomber lorsque je découvre le premier dessin. C'est l'image d'une petite fille recroquevillée sur elle-même, seule au milieu de la page. Pas une couleur, pas un fond. Juste un corps fait au crayon de bois.

— C'est juste un dessin, s'empresse de me préciser ma sœur en voyant que je ne bouge plus.

Mais elle comprend que je ne la crois pas et, prenant peur, m'arrache son carnet des mains. Et je sens que, pour aujourd'hui, c'est tout ce que je pourrais tirer d'elle.

[...]

Le lendemain, j'engage mes petites sœurs pour approcher Alba. Je sais très bien qu'en une nuit, sa rancune ne sera pas partie. Si je débarque tout seule dans sa chambre, elle va penser que je mijote quelque chose. Et comme c'est le cas, je préfère qu'elle ne le sache pas. Par chance, c'est une journée calme que nous avons et, par la fenêtre, je ne vois pas le vent faire bouger les plantes. C'est donc parfait pour que nous fassions ce que j'ai prévu.

Dans ma chambre, je donne les dernières indications aux filles :

— Lucille, c'est toi qui demandes à Alba, ok ? Tu dis que t'as trop envie et en plus ça fait longtemps et que nous on veut bien, du coup elle est obligée de venir.

— Oui t'inquiète, j'ai compris. De toute façon, j'en avais envie quand je me suis levée ce matin.

Je lève les yeux au ciel parce que je sais très bien que ce n'est pas vrai. Mais comme elle trouve que mon idée est géniale, elle veut que ce soit elle qui l'ait trouvée. Toutes les trois, nous sortons de ma chambre. Iseult est surexcitée et sautille sur le chemin. On dirait que je lui ai promis de l'emmener à Disney. Lucille toque et entre la première dans l'antre d'Alba. Je jette un coup d'œil à l'intérieur mais reste sur le pas de la porte. J'ai l'impression que nous sommes de nouveau hier : elle est exactement dans la même position, allongée sur son lit. J'en viens même à me demander si elle a bougé depuis.

— Alba, il faut que tu viennes jouer avec nous au badminton s'il te plaît ! Il nous manque un joueur ! supplie ma petite sœur.

Et comme je l'avais prévu, Alba accepte, non sans râler un peu. De toute façon, elle ne peut rien refuser à Lucille. Déjà parce qu'elle est trop mignonne, et ensuite parce que c'est sa préférée. Enfin, je sais qu'elle est très proche d'elle, beaucoup plus que d'Iseult ou moi.

Nous passons l'après-midi à nous envoyer le volant et à intervertir les équipes, sans relâche, dans les rires et les discussions. Ça me fait plaisir de les voir comme ça, parce que ça me faisait quand même un bout de temps que nous n'avions pas été si proches, toutes les quatre en même temps. Pour le coup, j'ai eu une très bonne idée. Alors que nous sommes prêtes à abandonner, épuisées, ma mère et mon beau-père viennent se joindre à nous et nous finissons la soirée en famille. Quand je vais me coucher le soir, j'hésite à aller discuter avec Alba mais je renonce à cette idée. Elle n'a pas l'habitude d'être autant avec nous et je crois que je dois la laisser souffler un peu.

Je passe la semaine à me rapprocher d'Alba. Nous allons nous promener, faire les courses et jouer à des jeux vidéo. Le samedi soir, veille du départ chez mon père, j'ai l'impression d'avoir retrouver notre ancienne relation. Mais je ne dois pas m'arrêter là, parce que je sais que je n'ai pas du tout résolu le problème.

Il est près de minuit quand je sors de ma chambre, à pas de loups, pour aller voir Alba. Je sais qu'elle ne s'endort jamais avant deux heures du matin. Pourtant, sa chambre est vide. Je continue de marcher dans le couloir et du haut de la mezzanine, je la vois recroquevillée sur le canapé. Comme sur son dessin. Devant elle, l'écran de la télé l'éclaire faiblement.

Je la rejoins et m'assieds près d'elle. La télé diffuse un diaporama de photos. Des photos de nous deux, quand nous étions toutes petites. Parfois, Maman nous accompagne, ou bien nos grands-parents. Je l'entends renifler et je n'hésite plus : j'étends mon bras autour de ses épaules et la sers contre moi.

— Je sers à rien, chuchote-t-elle. Je suis toute seule, tout le temps.

— N'importe quoi...

— Si. Je suis la pièce rapportée de la famille. Iseult et Lucille ont Maman et Marc, toi tu as ton père et moi personne. Mon papa ne voulait même pas de moi et Maman, je lui suffisais pas.

— Tu te trompes. Je suis comme toi, mon père s'en fiche de moi, il a deux nouvelles femmes dans sa vie et je compte pas. Quand je vais chez lui, c'est à peine s'il voit que je suis là. Je me rappelle très bien qu'il disait que j'étais la femme de sa vie, sa petite fée. Et puis il a arrêté de m'aimer.

Mes lèvres tremblent et je me retiens de ne pas pleurer. Moi qui pensais réconforter Alba, je me retrouve dans le même état qu'elle. C'est étrange de lui confier ça, de dire mes doutes à voix haute. Maintenant, je ne peux plus faire machine arrière. C'est réel.

— D'accord, dans ce cas t'es comme moi, si tu veux. Mais à côté, tu as Imane et toutes tes amies. Moi...

— Tu as bien une copine, non ? Comment elle s'appelait la fille que tu avais invité à ton anniversaire, y'a deux ans ? Zélie ? C'était ton amie.

Elle ricane et reprend doucement :

— C'était. Elle m'a mis tout le collège à dos, je sais même pas pourquoi. J'avais rien fait de mal. Et même au lycée, elle dit des trucs sur moi et personne veut me parler.

J'étouffe une exclamation, surprise.

— Mais... Pourquoi tu nous l'as pas dit ?

— Parce que ça servait à rien. Et je croyais que c'était de ma faute, dit-elle en haussant les épaules.

— Elle est dans ta classe ?

— Oui.

— Elle dit quoi sur toi ?

— Que... Elle dit que je suis nulle et que je ne mérite pas d'avoir des amis, parce que même mon père voulait pas de moi.

Je tourne la tête vers elle et observe le torrent de larmes dévaler son beau visage. Je me mords la lèvre pour ne pas l'imiter. Je n'ose même pas imaginer ce qu'elle a dû ressentir depuis tout ce temps. Et moi, obnubilée par ma vie, je n'ai pas vu à quel point elle allait mal. J'en ai mis du temps à essayer de comprendre.

— Je suis désolée Alba... Je suis tellement désolée...

Je me mets à pleurer aussi, alors que ça ne m'arrive jamais devant les autres. Je la sers fort contre moi et je lui promets que je vais arranger les choses. J'irai parler à cette Zélie et je lui passerais l'envie de s'en prendre encore à ma sœur. Elle ne sait pas dans quoi elle s'est embarquée.

— Alba, je reprends après un long silence. On t'aime tous ici. Maman, Lucille, Iseult, Marc. Moi. On est là pour toi, ok ? T'es peut-être une pièce rapportée mais on serait pas la même famille sans toi. Et si tu veux croire que t'es toute seule, t'as le droit. Mais s'il te plaît, n'oublie pas que je suis dans la même situation que toi. On a grandi ensemble et avant que tu arrives, Maman était même pas avec moi. Je lui en veux un peu, mais si elle était pas partie en Espagne, tu ne serais pas là. Et sans toi, je ne sais pas ce que je ferais.

— C'est vrai ? s'assure-t-elle d'une petite voix en reniflant.

— Bien sûr que oui. Tu es ma sœur préférée, c'est toi ma meilleure amie.

Pour la première fois depuis longtemps, elle lève les yeux vers moi et me sourit. Un vrai sourire, un sourire sincère. Et je pourrais me remettre à pleurer juste pour ça.

Mais quand je remonte dans ma chambre, bien plus tard, je fonds en larmes dans le noir. Pas pour Alba, mais parce que je repense au garçon qui m'a repoussé. Je n'aurais jamais pensé être rejetée par Solal. Je pensais qu'il me comprenait, à sa manière. Je pensais qu'on se complétait et qu'on était fait l'un pour l'autre. La chute, c'est ce qui arrive quand on y croit trop. J'aime dire qu'il faut croire en soi pour réussir ce qu'on veut. Ce que je voulais, c'était juste être aimée. Être comprise. Je joue toujours ce rôle auprès des autres, je les comprends, je les aime et je les encourage à aller mieux, à croire en eux. La vérité, c'est que je fais semblant d'appliquer mes conseils. Au fond de moi, j'ai besoin des autres. J'ai besoin d'une personne qui ferait tout pour moi. J'aurais aimé que cette personne soit Solal. Mais il m'a clairement fait comprendre qu'il avait fait une erreur en m'embrassant. Et encore une fois, je me retrouve seule.

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