Le premier cours


~Solal~

Comme d'habitude, la rentrée a été éprouvante. Dès que les profs nous ont lâché, j'ai tracé jusque chez moi, presque sans un regard pour mes amis. Pendant deux heures, j'ai écouté nos deux professeurs principaux – pourquoi deux, je n'en ai aucune idée – en me retenant de vomir. Je sentais mon déjeuner faire des sauts périlleux dans mon estomac. A mesure que je m'éloignais du lycée, ils ont diminué. Mais même chez moi, je ne me sens pas vraiment bien.

Allongé sur mon lit, le bras pendant dans le vide, je tente de réguler ma respiration après ma presque course pour revenir ici. J'entends la porte s'ouvrir et Nairobi pose ma main sur le haut de sa tête avec sa truffe. Mécaniquement, je la caresse. Elle n'a pas l'air satisfaite parce qu'elle s'éloigne, prend son élan, et me saute dessus. En plein sur le ventre. Je retiens une injure et avale ma salive. Elle s'allonge sur le dos, à côté de moi, et se colle. Dans cette position, elle ressemble vraiment à une humaine, couchée avec son meilleur ami. Je souris en imaginant l'image qu'on renvoie. Deux êtres vivants paumés.

 — Tu crois que ça ira mieux un jour ?

Elle gémit et je prends ça pour un non. Plutôt rassurant.

 — Si les prochains jours je suis pas là, c'est parce que je suis en cours. Je t'abandonne pas, hein. Je travaille juste.

Elle tourne sa tête vers moi et nous nous retrouvons truffe à nez. Elle me fait des yeux doux.

 — Je peux pas faire autrement. J'aimerais bien.

Elle soupire.

 — T'inquiète pas, un jour on partira loin et je te ferais découvrir le monde. On se promènera chaque...

Au mot « promener », elle se redresse vivement, agrippe ma main et me tire. Je crois que je n'ai pas utilisé le bon terme.

 — Ok, on va se balader...

Je me lève et elle saute comme une folle autour de moi. Je souris. Elle a sûrement raison : après une bonne promenade, j'irai mieux.

[...]

En fait, pas vraiment. Mes émotions m'ont tellement fatiguées aujourd'hui que j'ai eu du mal à jouer avec Nairobi. On est rentrés plus tôt que prévu. C'est vraiment rare. Et puis, au fond de moi, j'ai toujours une boule au ventre. Je sais qu'elle restera encore quelques temps. Le temps que je m'habitue aux cours. Je me donne une semaine seulement.

De retour dans ma chambre, Nairobi va se coucher sur mes draps et moi, je m'installe à mon bureau. J'allume la petite lampe pour éclairer la pièce dans le noir. J'ouvre les tiroirs et en sors des palettes noires, un crayon, des tubes et des pinceaux. Je lève la tête vers le miroir accroché au-dessus du bureau et me fixe, cherchant l'inspiration.

J'attrape le tube beige foncé, celui se rapprochant le plus de mon teint, et applique quelques gouttes sur mon visage. J'étale avec un pinceau et tente de fondre le fond de teint dans ma peau. Etant satisfait, j'ouvre ma palette et une multitude de couleur s'offre à moi. Je prends du noir et l'étale sur mes paupières de l'intérieur vers l'extérieur. Je m'arrête deux centimètres après la fin de mon œil et exécute ce mouvement jusqu'à ce qu'il soit entièrement noir et bien opaque. Ensuite, je change de couleur pour du doré et l'appose par-dessus le noir. Cette fois, je ne couvre que l'intérieur de la paupière. Je ferme un œil, tourne la tête dans différents sens et juge mon œuvre. Pour l'instant, ça me va.

Avec l'eye-liner, je trace le contour de ce que je viens d'appliquer. Je m'y prends à deux fois pour avoir une belle ligne. Pour finir, je couvre mes lèvres de noir. Le miroir me renvoie une assez belle image. Mais je ne suis pas entièrement satisfait. Je fixe mon matériel, cherchant ce qui ne va pas. Et puis je trouve. Je m'empare du crayon noir et le pose sur ma joue. Je le tourne sur lui-même afin de faire un rond. Sans m'en rendre compte, j'appuie fort. J'en fais un autre, me troue presque la peau. J'ai l'impression que les trous de mon cœur s'envolent vers ma joue. Le poids sur mes épaules s'allège à mesure que je dessine mes ronds. J'en fais des petits, des moyens et des grands.

J'en suis à mon dernier lorsque quelqu'un toque à ma porte. Je sursaute et mon crayon dérape. Je me tourne vers le mur, à l'opposé de la porte et fais semblant de chercher quelque chose pendant que Jean ou Alexandre rentre.

 — On mange.

 — J'arrive.

Il referme la porte et je soupire. J'espère qu'il n'a pas fait attention au maquillage sur le bureau. Sinon, je lui sortirais une excuse.

Je m'observe dans le miroir. Mon œuvre était plutôt jolie avant qu'on m'interrompe. Tant pis. Le principal, je suppose, c'est que je me sens mieux à présent. Je range mon matériel et me démaquille rapidement. Il reste encore quelques traces, que je vais effacer à l'eau dans la salle de bains, avant de passer à table.

 — Comment s'est passé ta journée ? me demande Alexandre avec entrain.

Je hausse les épaules.

 — Allez, ça ne pouvait pas être pire que d'habitude !

Je me contente de me servir une part de gratin dauphinois. Alexandre continue joyeusement de faire la conversation. Je crois qu'il a oublié de faire la transition entre les enfants de sa classe et moi. Il essaie de mettre l'ambiance comme si j'avais huit ans.

 — Vous vous souvenez du petit Kilian d'il y a deux ans ? Il bougeait tout le temps et m'en faisait voir de toutes les couleurs. Il ne se passait pas un jour sans qu'il ne se bagarre !

 — Celui dont sa mère est venue se plaindre parce que, je cite, personne ne l'aimait ? s'informe Jean.

 — Celui-là même. Et bien cette année, figurez-vous que j'ai son petit frère, Lucas. Après l'appel, on rentre dans la classe, je me présente et puis je leur demande s'ils ont des questions à me poser. Il m'a dit : Monsieur, Kilian il m'a dit que vous êtes méchant et que c'est trop nul d'être avec vous.

Jean manque de s'étouffer avec sa patate et je retiens un sourire.

 — J'étais très gêné, je ne savais pas où me mettre. C'est la sœur d'un autre qui m'a sauvé en lui affirmant que j'étais très gentil. Je me suis dit qu'il ne fallait pas que je tire de conclusions hâtives, c'est normal qu'il répète ce que lui raconte son frère, mais à la première récré, je l'ai vu faire un croche-pied à son copain. Il s'est bien ramassé dès le début.

 — Bonne année en perspective, commente Jean.

Ils continuent de faire la conversation pendant que je passe des morceaux de patates à Nairobi.

 — Comment vont Marius, Adrien et Samuel ? m'interroge soudain Alexandre.

Je n'ai eu droit qu'à cinq minutes de répit.

 — Ça va.

 — Ils sont dans la même classe que toi ?

 — Sam' ouais, les autres non.

 — Ah mince, vous pourrez toujours vous voir à la récré.

 — C'est ta dernière année, il faudra que tu te concentres sur le travail, fait Jean en s'étirant.

 — J'ai toujours travaillé.

 — C'est vrai, mais n'abandonne pas en si bon chemin.

Comme si je comptais abandonner.

 —Tu as une idée de ce que tu veux faire après ?

Je secoue la tête. Les questions qui fâchent arrivent à grands pas après celle-là. Je me lève alors pour clore la discussion et débarrasse ma table. Nairobi me suit et je lui donne à manger. Pendant qu'elle engloutit son repas, je lave mon assiette et mes couverts et les pose sur l'égouttoir. Comme chaque fois, je lève les yeux sur le tableau accroché au mur. Il représente une femme et son enfant, d'une manière abstraite. Comme chaque fois, mon cœur se serre et je fais le lien avec ma mère. Je ne peux pas m'empêcher de l'observer dès que je me trouve dans la cuisine. Parfois, j'essaie de lutter mais mon regard finit toujours par aller du côté du tableau. C'en est épuisant.

Je m'arrache à sa contemplation et emmène Nairobi dans le jardin pour qu'elle fasse ses besoins. Je n'ai pas la force de la sortir dehors encore une fois. Assis sur la marche qui mène à l'extérieur, j'attends qu'elle apparaisse à la porte-fenêtre. Et je songe que l'été me manque déjà.

[...]

Me voilà à la première journée entière de cours. Comme mardi midi, je prends le chemin du lycée après avoir promis à Nairobi de revenir rapidement et entendu Alexandre me souhaiter une bonne journée. Sur le boulevard, les voitures défilent. Je les observe rouler, ralentir, s'arrêter au feu et repartir. Dans leur véhicule, les gens tapotent le volant de leurs doigts ou jette un œil à leur portable. Certains se retournent vers la deuxième rangée et leur bouche s'ouvre. Ils crient contre leurs enfants qui, je suppose, n'ont aucune envie d'aller à l'école. Comme moi. J'aime travailler mais l'ambiance, les profs et les gens en général ne me plaisent pas là-bas.

Le soleil est déjà haut dans le ciel nu mais l'ombre des arbres me prive de sa chaleur. Il ne fait pas froid mais je frissonne. La route jusqu'au lycée est bordée d'arbres, je n'aurais donc pas le privilège de sentir les rayons jaunes sur ma peau. De toute façon, à force de marcher, je me réchaufferais bientôt.

Après quelques mètres, j'arrive au rond-point de l'Europe, décoré par le drapeau de l'Union Européenne et de quelques pays y faisant partie. Je le traverse et passe devant le skate-park où nous étions avec Marius, Samuel et Adrien il y a quelques jours. J'y vois Nairobi courant parmi les fleurs, et puis je cligne des yeux et elle s'efface. Finalement, je ne sais pas qui de nous deux est le plus malheureux d'être séparé de l'autre.

Dix réflexions et une cinquantaine de voitures plus tard, j'atteins ma destination. Comme j'arrive tout pile, je ne vois pas les gars avant de rentrer en cours. Tant pis, je vais rejoindre Samuel directement.

Mon emploi du temps affiche un cours de spécialité, LLCE anglais, c'est-à-dire Langues, Littérature et Culture Etrangère. En anglais, du coup. Mon emploi du temps me révèle donc que je ne vais pas rejoindre Samuel, parce que nous ne sommes ensemble qu'en classe entière, vu qu'on a pas les mêmes enseignements. Le seul qu'on a en commun est SVT, d'ailleurs Adrien le fait aussi.

Je me dépêche de rejoindre ma salle qui se trouve, comme par hasard, tout en haut. Quand j'arrive, les élèves sont seulement en train de rentrer et je me glisse à l'intérieur. Rapidement, je fais un tour de chaque élève présent.

 — Solal ! m'appelle quelqu'un.

C'est Marius. Il m'attend au bout de la salle, au dernier rang. Je fronce les sourcils quand j'arrive à son côté.

  — Je savais pas qu'on avait LLCE ensemble, je dis.

 — Moi non plus, je viens de le découvrir, me répond-il avec un sourire.

Les cours seront déjà moins ennuyants avec lui. Je sors mes affaires et m'assieds pendant que Marius me raconte comment ses frères se sont transformés en monstres la veille. J'écoute distraitement mais retiens quand même que Charles et Alix ont voulu faire de leur maison une galerie d'art avec des feutres. Le prof d'anglais finit par l'interrompre en nous souhaitant la bienvenue et en commençant l'appel.

 — Tu te rappelles, me glisse Marius après avoir été appelé, que c'était notre prof en seconde ?

Je hoche la tête. Bien sûr que je me souviens, c'est même grâce à lui que j'ai choisi cette spécialité l'année dernière. Et même si ce n'était plus lui mon professeur, j'ai gardé anglais au lieu de HLP, qui était une spécialité de Lettres. Je suis soulagé que ce soit Monsieur Beyle cette année. Il note bien, explique clairement et ses cours sont bien construits. Même ses tâches finales sont intéressantes à faire. Avec lui, je suis sûr de réussir mon année.

 — C'était pas avec lui qu'on devait écrire une chanson ?

 — Si, on l'avait fait sur Nairobi, je précise.

Je souris en y repensant. Nous avions dû créer une pochette, comme celle d'un album, et y laisser les paroles. J'avais passé tout un après-midi à mitrailler Nairobi avec mon téléphone. Elle n'arrêtait pas de bouger et j'avais réussi à faire de belles photos seulement en lui brandissant un bout de viande devant sa truffe. On avait eu la meilleure note et pour remercier Nairobi, on l'avait emmenée se balader dans toute la ville. Elle n'avait jamais eu une si longue promenade.

 — Bon, on va commencer par remplir une fiche de renseignements, enfin vous allez. Vous écrivez votre nom, votre classe, vos spécialités, votre passion et les études ou le métier qui vous intéressent. Au travail.

Je soupire et sors une feuille de mon trieur. Je déteste faire ça, c'est inutile. Ce n'est pas comme si notre vie personnelle les intéressait réellement. Dans certains cours, ils demandent même notre adresse et la composition de nos familles. Encore heureux que Monsieur Beyle ne veuille pas savoir ça.

— Tu mets quoi comme passion ? me chuchote Marius, qui a déjà presque tout rempli.

— Rien, j'en ai pas.

— T'en as forcément une. Moi je mets skate.

Je hausse les épaules. Ma passion c'est d'être avec Nairobi, c'est tout.

Deux longues heures plus tard, la sonnerie annonce la récréation. Marius et moi rangeons nos affaires le plus vite possible et sommes les premiers à sortir. Comme d'habitude, on se rend à notre muret préféré. Je m'assieds dessus et me félicite d'être le premier arrivé avec Marius. Il n'y a que deux places pour s'asseoir et Marius, Adrien, Samuel et moi nous battons en permanence pour nous y asseoir. La règle est « premier arrivé, premier servi ».

En attendant Adrien et Samuel, Marius continue de me raconter sa journée d'hier. Il en est à me décrire l'état de sa cuisine – saccagée par ses frères – lorsque nos deux amis arrivent enfin, accompagnés de deux filles. Je dévisage la première jusqu'à la reconnaître : c'est Lou-Ann, la petite amie de Samuel.

 — Salut les gars, lance Marius. Et les filles aussi.

 — Salut, répond la fille que je ne connais pas. Je suis Erell, une amie de Lou-Ann.

 — Comme elle a pas d'amis, elle reste avec moi.

 — Eh ! Bien sûr que si j'ai des amis, se défend-elle.

Elle demande à savoir nos prénoms et lorsque je lui dis le mien, elle lève ses yeux vers moi et me fixe. Il me faut plusieurs secondes pour réaliser que c'est la fille que j'ai rencontrée à la cathédrale la dernière fois que j'y suis allé.

 — On se connaît, non ? fait-elle en plissant les yeux.

Je hoche la tête.

 — A la...

 — Oui c'est ça, je la coupe.

Je vérifie que mes amis n'écoutent pas notre conversation. Je n'ai pas vraiment envie qu'ils apprennent que je vais à la messe. Non pas qu'ils aient un problème avec la religion. Et puis, je ne suis même chrétien.

 — C'est marrant qu'on se retrouve ici. Je n'aurais jamais pensé que tu étais au lycée.

Je ne sais pas quoi répondre alors je garde le silence.

 — Je t'ai vu entrer mardi à la rentrée. Je me disais que je te connaissais et Lou-Ann m'a dit qui tu étais.

Elle n'a pas l'impression de parler dans le vent ?

 — Tu fais quoi comme spés ? T'es en quelle classe ?

 — C'est un interrogatoire ? je lâche, parce que je n'en peux plus.

 — Désolée, je voulais pas te faire peur.

Je tourne la tête pour clore la discussion et elle recule pour entrer dans le cercle que forme les autres, en pleine conversation sur je ne sais quoi. La dernière fois, elle avait l'air chiante, mais là elle l'est encore plus. Je ne la connais pas et elle vient me raconter sa vie comme si ça m'intéressait. Le pire, c'est qu'elle me pose des questions et qu'elle veut que je parle. J'espère que la prochaine fois Sam ne ramènera que Lou-Ann.

Je n'écoute pas la conversation que les autres ont, mais je sais que c'est elle qui la mène. Elle parle fort, fait de grands gestes et ne s'arrête jamais. On dirait qu'elle veut attirer l'attention de tout le monde et je déteste ça. Elle ne peut pas se contenter de se taire ?

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