Le passé


~Solal~

— Euh... Oui c'est moi.

Je sens Erell se crisper lorsque l'homme me tend sa main droite. Je ne réfléchis pas et fais de même. Nous nous serrons la main. Pendant quelques secondes, il reste là, avec ma main dans la sienne, à me fixer. Je finis par me dégager et baisse les yeux au sol. Erell a peut-être raison : il veut sûrement me kidnapper. Je relève la tête et la secoue. Impossible. De toute façon, s'il esquissait un seul geste pour m'emmener, il n'y arriverait pas.

— J'aimerais te parler. Ça ne te dérange pas ?

Je fronce les sourcils et hoche la tête de droite à gauche.

— Euh, pardon mais vous êtes qui ? s'interpose Erell en faisant un pas en avant.

Les yeux du vieil homme passe d'Erell à moi et de moi à Erell.

— Tu es sa petite amie ? Vous allez très bien ensemble, répond-il seulement en me faisant un clin d'œil.

— Quoi ? N'importe quoi ! s'exclame Erell en me lâchant le bras.

— Pas du tout ! je riposte à mon tour.

Si je sortais avec Erell, je ne tiendrais même pas une seconde. Au bout de la deuxième, elle me rendrait déjà dingue. Dingue dans le sens de fou. J'ai déjà un peu de mal à la supporter avec ses bavardages incessants, alors je n'imagine pas si on passait encore plus de temps ensemble. Non, impossible !

— Si vous le dites, nous accorde l'homme en haussant les épaules. Pouvons-nous parler seul à seul, Solal ? Je sais que c'est un moment délicat mais je vais tout t'expliquer. En privé, rajoute-t-il en jetant un regard à Erell.

— Euh... D'accord.

— Où est-ce que nous pourrions aller ? Chez toi ?

— Non ! Enfin, je veux dire que c'est trop loin. Il y a un parc juste à côté, on pourrait y aller, dis-je en montrant du doigt la direction.

— Très bien, allons-y.

Il prend la tête de la marche et se fond parmi les lycéens pour descendre aux arrêts de bus. Erell m'arrête alors que je commence à le suivre.

— T'es dingue, tu vas pas rester seul avec lui ! Tu sais même pas qui c'est.

— Tu veux qu'il me fasse quoi ? S'il essaie, je serais déjà loin en train de m'enfuir.

— Comme tu veux. J'appellerai la police si je le vois être trop menaçant.

— Je te rappelle qu'il veut qu'on discute que tous les deux.

— Je sais. Mais j'habite juste en face du parc dont tu as parlé.

Je lève les yeux au ciel devant sa paranoïa. Quoi que je dise, elle n'en démordra pas alors autant accepter. Nous nous mettons alors en route pour rejoindre le fameux parc.

Dix minutes plus tard, Erell est rentrée chez elle et je me suis acheté un sandwich. Je n'aurais sans aucun doute pas le temps de rentrer chez moi avec cette discussion et il me restait un peu d'argent alors autant l'utiliser.

Je m'assois sur un banc, en face de l'étendue d'herbe, à bonne distance de l'homme. Mieux vaut rester prudent toutefois.

— Je suis si heureux de t'avoir retrouvé, Solal ! Je te cherche depuis la rentrée et j'ai trouvé dans quel lycée tu étais samedi soir. J'ai passé toute la semaine à te chercher.

Je manque de m'étouffer avec mon sandwich en entendant ses paroles. Quand je me suis calmé, je lui demande :

— Qui êtes-vous ?

— Je suis ton grand-père.

Cette fois, mon sandwich reste en suspens dans l'air. Les yeux écarquillés, je le fixe en essayant de trouver quelque chose qui puisse me le prouver. En vain. J'ai beau le scruter, je ne vois pas en quoi il pourrait être le père de ma mère. Il n'y a aucune ressemblance entre eux deux que j'en viens à douter. Mais étrangement, je sens qu'il dit la vérité. Je pense que s'il me voulait du mal en me mentant, il aurait déjà eu mille occasions de le faire. J'attends donc qu'il développe et qu'il m'explique ce qu'il fait là.

— Je sais que c'est difficile à croire ce que je te dis, reprend-il, mais c'est la vérité. Je suis bel et bien le père de Colin.

Je mets un instant à me rappeler qui est Colin. Et puis je me souviens d'un après-midi glacial et sombre que ma mère avait passé à pleurer pendant que des hommes portaient un cercueil. J'avais deux ans et j'entendais ma mère sangloter le nom de mon père : Colin. C'est le souvenir le plus lointain dont je me souvienne. Je ne sais même pas à quoi ressemble mon père ni si nous étions proches ou non.

— Est-ce qu'il vous ressemblait ? je ne peux m'empêcher de demander.

— Tu peux me tutoyer, voyons. Je m'appelle Maurice. Excuse-moi, je n'ai pas pensé immédiatement à me présenter.

Il se tait et laisse son regard se perdre derrière moi.

— En réalité, je ne sais pas. Je n'ai pas vu Colin depuis ses dix-huit ans, dit-il dans un soupir. Je sais que tu ne dois pas comprendre grand-chose alors je vais tout t'expliquer.

Je hoche la tête, accroché à ses lèvres. J'ai tellement envie d'en savoir plus que j'en ai oublié mon repas, depuis cinq minutes. Je le porte à ma bouche au moment où Maurice reprend.

— Une semaine après sa majorité, Colin s'est disputé avec nous, sa mère et moi. C'était à cause... C'était à cause de broutilles. Nous ne voulions pas qu'il fasse des études d'art, comme il en rêvait depuis des années, mais plutôt des études de médecine, ou bien de droit. C'est difficile de trouver un métier avec des études aussi instables et je ne voulais pas qu'il échoue et qu'il veuille changer de voie. C'était plus logique de commencer directement par de vraies études.

Instinctivement, je secoue la tête. Les études ne définissent pas les gens et les gens doivent choisir ce qui leur plaît. Je déteste entendre Marius me dire que ses parents veulent choisir son parcours pour lui. Malgré mon désaccord avec ce qu'il dit, je l'écoute attentivement.

Il me raconte qu'après ça, il n'a plus jamais parlé à mon père. Avec son épouse, ils ont reçu un faire-part de mariage venant de mes parents mais ils n'y sont jamais allés. Et après, plus rien. Chacun a vécu sa vie de son côté, comme des inconnus, sans se soucier de ce que devenait l'autre. Un jour, on leur a annoncé que leur fils venait de mourir.

— Colin fumait beaucoup. Il a eu un cancer des poumons et... Et voilà. Cette addiction était aussi source de dispute à la maison. Il y a eu beaucoup de cris pendant son adolescence...

Il a l'air d'être chargé de regrets, ce qui est compréhensible. Je le réalise encore plus lorsqu'il m'avoue qu'ils ne sont pas allés à l'enterrement.

— On n'a même pas soutenu Marcelle. Rien du tout.

Il fond en larmes et je me retrouve les bras ballants, sans savoir quoi faire. Je lève les yeux vers la maison d'Erell, sans doute dans l'optique de demander de l'aide. Je sais qu'elle aurait su quoi faire. A la fenêtre, je vois une ombre se baisser brusquement et les rideaux se balancer. Je fronce les sourcils. Elle nous espionnait. Elle a de la chance de s'être cachée et que je ne l'ai pas vu clairement parce que sinon... Elle ne m'aurait tout simplement plus vu pendant des semaines.

— Je suis désolé, fait Maurice en reniflant, et je me rappelle qu'il est toujours là.

Il sort un mouchoir en tissu de sa veste et se mouche vigoureusement dedans. Je ne peux m'empêcher de reculer de quelques centimètres.

— C'est pas grave, je réponds finalement.

— Je ne savais même pas que tu existais... Quand Odile, mon épouse, est décédée, j'ai décidé de rechercher Marcelle pour connaître un peu plus mon fils. C'était il y a trois mois. Je ne l'ai pas trouvée en revanche, ton nom est tout de suite apparu et m'a amené au site de ton lycée. C'était un article qui parlait du concours d'écriture que tu as gagné l'année dernière.

— Quand je faisais HLP... je marmonne pour-moi-même. En réalité, je suis arrivé deuxième, je corrige.

— Peut-être, mais tu étais premier du lycée, ça c'est sûr.

Je croque dans mon dernier bout de sandwich et avale une gorgée de ma bouteille d'eau. Je me répète dans ma tête ce que je viens d'apprendre. Même si j'y crois, quelque chose dans cette histoire est étrange mais je ne parviens pas à savoir de quoi il s'agit. Il m'a trouvé grâce au site du lycée. Mais un nom et un prénom ne définissent pas qu'une seule personne.

— Comment vous pouvez être sûr que c'est moi ?

— Des Solal Phlix, il n'en existe pas sur toute la Terre, tu sais, fait-il dans un sourire. Et puis, tu ressembles beaucoup à ton père au même âge.

— Vraiment ?

— Les mêmes yeux noisette, les mêmes cheveux bruns décoiffés sans cesse... répond-il en me contemplant. Enfin, ton père avait les cheveux plus longs, quand même. Aux épaules, il me semble. Ça aussi, c'était un sujet de dispute quotidien.

Le silence se fait. Lui a l'air de retomber dans ses souvenirs et moi j'essaie d'intégrer ce que je viens d'apprendre. Je ne sais pas quoi en penser. La nouvelle est si brusque, si inattendue que j'ai du mal à croire que je ne rêve pas. Parce qu'après tout, j'en ai déjà fait des rêves comme ça. Des rêves où un inconnu venait me ramener à ma famille, où ma mère revenait me chercher, s'excusait et où nous vivions heureux tous les deux. Des rêves où mon père ressuscitait et où on formait enfin une famille avec mes deux parents. Et tout ça n'a jamais été réalité. Jusqu'à aujourd'hui.

Il faut que je m'en aille. Malgré le vent qui agite les arbres et l'herbe, je me sens étouffé. Il faut que je réfléchisse à tout ça, seul. Je ne peux pas rester avec Maurice, je ne veux pas qu'il me raconte encore d'autres choses. Je me lève brusquement, lance mon sac sur mon dos et rassemble mes déchets.

— Attends, m'arrête Maurice. J'ai une dernière chose à te demander. Dis à ta mère que je suis désolé et que j'aimerais bien la voir. S'il te plaît.

Je secoue la tête avec aigreur. Ainsi donc, il ne sait même pas que je ne vis pas avec elle.

— Ma mère a fait une dépression après la mort de mon père. Elle a tenté de suicider et ça a failli marcher. Elle est hospitalisée depuis 2008, je lâche d'un ton acerbe.

Je me détourne violemment et m'éloigne rapidement de lui. Comment peut-il oser venir dans ma vie comme ça et faire comme si de rien n'était ? Comment peut-il faire comme si toute ma vie était normale ? Ma seule famille a toujours été ma mère, et je ne l'ai quasiment pas connue. Depuis mes dix ans, je ne l'ai pas revue et pourtant, j'espère chaque jour la revoir. Et cet homme vient me voir seulement pour se faire pardonner et mieux connaître son fils. Les autres ne comptent pas le moins du monde pour lui.

Je sens mes joues s'humidifier et j'essuie mes larmes. Il faut toujours que ça se termine comme ça.

— Solal ! Attends-moi Solal ! hurle Erell derrière moi.

J'entends ses pas courir vers moi et je me retourne vers elle.

— Laisse-moi tranquille, Erell. Sérieusement, laisse-moi tranquille. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

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