Le duel

~Erell~

Pour mon plus grand bonheur, et évidemment, c'est ironique, je suis chez mon père. Je ne sais pas pourquoi je déteste autant aller chez lui alors que je donnerais tout pour qu'il remarque mon existence. Et ce n'est qu'en me voyant qu'il pourrait s'en apercevoir. Alba me dirait sûrement que j'abuse et que j'ai de la chance d'avoir un père. En fait, elle me l'a déjà dit une dizaine de fois. Mais je n'y peux rien si j'ai l'impression d'être à des années lumières de lui alors que je me tiens juste à côté. J'aimerais vraiment ne pas ressentir ce que je ressens mais je n'y arrive pas. Il est le seul qui pourrait changer les choses.

Quand je me réveille le deuxième jour des vacances, je fixe le plafond en me demandant si je sors de ma chambre ou si je fais semblant d'être morte. Je n'ai pas le temps de m'interroger plus longtemps parce qu'Adélaïde, ma petite sœur, se met à brailler. Si tôt le matin, ça devrait être interdit de faire autant de bruit. Et j'ai beau me cacher sous mon oreiller ou me boucher les oreilles, c'est toujours pareil. Alors, en posant mon pied gauche en premier, je consens enfin à sortir de mon lit. Le sol est froid sous mes pieds et je grimace. La journée vient à peine de commencer et je ne vois aucun signe qui me dit qu'elle se passera bien. En essayant d'atteindre la porte, je me cogne dans le coin du bureau, que je n'ai pas vu puisqu'il fait noir. Les larmes aux yeux, j'ouvre la porte et la lumière du couloir m'agresse.

Dans le salon, mon père et Catherine sont en train de se préparer pour sortir. Adélaïde est dans la chaise haute et boit bruyamment son biberon. Je reste quelques minutes, plantée entre le canapé et la télévision, jusqu'à ce que mon père me remarque enfin. Il me sourit distraitement alors qu'il cherche je ne sais quoi.

— Tu tombes bien, Erell. On a prévu de sortir avec Cath', tu peux nous garder Addie s'il te plaît ?

Je retiens un haut le cœur en entendant leurs surnoms. Elles ont de la chance qu'il fasse encore attention à elles. Il y a encore quelques années, j'étais à leur place, sans me douter de la chance que j'avais.

— Je veux bien mais...

— Oh merci beaucoup tu nous sauves la vie ! Fais-ce que tu veux avec elle mais fais attention, ok ? Passez une bonne journée les filles !

Il embrasse Adélaïde et il claque la porte derrière Catherine. Je me retiens de m'effondrer en cherchant ce que j'ai bien pu faire de mal pour que tous les hommes de ma vie me rejettent. Peut-être qu'ils se sont passés le mot. Ou peut-être que c'est seulement que je le mérite. Depuis une semaine, j'attends que Solal fasse un pas vers moi tout en sachant très bien qu'il n'en sera rien. Lui ne doit sûrement pas se tourmenter autant, ce doit être fini définitivement dans son esprit. Mais moi, j'ai du mal à comprendre et à accepter. Tout allait si bien entre nous. Il aurait pu me faire comprendre dès le début que c'était peine perdue. Je n'aurais pas... Non, c'est faux. Je n'en aurais fait qu'à ma tête et j'aurais quand même tenté de percer à jour ses secrets. J'aurais quand même essayé de l'approcher si j'avais été prévenue. Enfin, de toute façon je ne peux pas rejouer le passé. Je sais que, naïvement, je vais continuer à espérer. Parce que c'est ce que je sais faire de mieux. Mais pour l'instant, je dois me concentrer sur autre chose. Ce matin, je dois me transformer en nounou et je ne peux pas abandonner ma petite sœur comme ça.

Encore dans son pyjama tout doux, elle tète son biberon jusqu'à la dernière goutte. Après avoir attendu qu'elle finisse, je me rends compte qu'il n'y a plus rien alors que je la prends dans mes bras. Toute contente, elle commence à crier mon prénom dans mes oreilles et à s'agiter.

— On va s'habiller, d'accord ? je lui dis avec un sourire et elle hoche la tête.

Mais avant ça, je dois la changer. Je n'ai pas assez changé de couches dans ma vie pour être une pro mais je me débrouille quand même en priant pour l'avoir mise du bon sens. Ses jambes à l'air, je la tiens fermement contre moi pendant que je cherche des vêtements à lui mettre. Son armoire déborde de couleurs et je finis par dénicher un pull vert amande, ma couleur préférée. La couleur de l'espoir. Et j'en ai bien besoin pour affronter la journée.

— Arrête de bouger comme ça ! Tu ne vas pas passer la journée toute nue quand même !

A mes mots, elle éclate de rire, comme si l'idée lui plaisait. Je profite de ce moment d'inattention pour lui enfiler jean et pull. Puis, je l'emmène avec moi dans ma chambre afin que je m'y habille à mon tour. En cinq minutes, elle a le temps de déchirer une feuille d'un de mes cahiers, de débrancher le fil de mon chargeur et de le mettre à la bouche. Je me retourne juste à temps pour lui arracher et je songe que la matinée va être longue.

Etonnamment, je m'amuse quand même avec Adélaïde et je n'ai le temps de penser à rien tellement je dois la surveiller. Je n'ai même pas le temps de faire mes devoirs alors qu'il ne me reste que quelques jours pour les faire. A midi, je m'attends à ce que mon père et ma belle-mère fasse leur apparition, mais la porte d'entrée reste close. Je ne m'inquiète pas plus que ça mais quand les aiguilles de l'horloge s'arrêtent quarante minutes plus tard et que ma petite sœur me réclame à manger, je décide de les appeler. Evidemment, ils ne répondent pas.

Je fouille donc dans les placards pour trouver des petits pots pour bébé puis je me rappelle qu'ils font eux-mêmes sa nourriture. Je soupire bruyamment et vérifie dans le frigo qu'ils ne m'ont rien laissé.

— Manger ! sanglote Adélaïde dans un coin.

— Oooh, je suis désolée, je me lamente.

Elle éclate en sanglots et j'écarquille les yeux, effrayée. Je ne peux clairement pas la laisser mourir de faim mais je ne sais pas comment la nourrit mon père. Je la prends dans mes bras et la berce pour qu'elle se calme. Je ne crois pas que ça marchera parce que je comprends très bien sa frustration. Moi aussi je commence à avoir faim. J'essaie de rappeler mon père et croise les doigts mais je tombe de nouveau sur mon répondeur. Je réfléchis alors à toute vitesse pour trouver une solution. Je m'approche de la fenêtre pour trouver une idée et c'est là que je vois l'enseigne d'une grande surface. C'est vrai que nous sommes juste à côté ! Je me dépêche de mettre son manteau à Adélaïde, me chausse et m'empare d'un billet qui traîne sur le bar. Puis, je sors en essayant de calmer ma sœur.

En entrant dans le magasin, je la pose et lui prends la main. Elle ne marche que depuis août et ses pas sont encore hésitants. Mais je la tiens fermement et la tire à ma suite pour qu'on se dépêche. Dans le rayon, je lis rapidement les étiquettes des pots et prends celui qui correspond à son âge. Nous nous dirigeons ensuite vers les caisses et c'est à ce moment-là qu'elle décide de piquer une crise. Je prie pour que la file avance vite et la porte à nouveau. Les regards sont rivés sur nous mais je me contente de chuchoter des mots rassurants à Adélaïde.

Quand nous remontons à l'appartement, je trouve la porte d'entrée ouverte. Pendant un instant, je songe que des cambrioleurs s'y sont introduits jusqu'à ce que j'entende des voix paniquées. Il est presque treize heures vingt et ils se sont enfin décidés à rentrer. Je m'engouffre à l'intérieur et mon père et Catherine s'interrompent aussitôt. Le premier a son téléphone à l'oreille et la deuxième soulève tout l'appartement. Je suis la première à faire un geste en fermant la porte avec mon pied. Adélaïde prend le relais en se mettant à brailler de toutes ses forces. Je m'apprête à me pencher vers elle mais Catherine se jette sur elle.

— Ne la touche pas !

— Qu...

— Bordel, mais vous étiez passées où ?! s'emporte mon père en manquant de lâcher son téléphone tellement il brasse l'air.

— Adélaïde...

— Je pensais que je pouvais te faire confiance, me coupe-t-il à nouveau. Et quand je rentre, ta sœur a disparu ! Tu es vraiment irresponsable, c'est pas possible ça !

— Elle avait faim ! je parviens enfin à me défendre.

— Donc tu t'es dit que tu allais sortir comme ça sans prévenir personne ?

— J'ai essayé de t'appeler !

— Arrête de mentir, s'il te plaît.

Il prend sa tête entre ses mains et s'assied dans le canapé. Catherine, elle, commence à nourrir Adélaïde. Moi, je reste immobile dans l'entrée, les bras ballants. Distraitement, je lâche le petit pot et il explose au sol. Mon père se tend comme un élastique et me regarde avec des yeux noirs.

— Tu ne te rends pas compte de la peur que j'ai eue ! J'ai cru que quelqu'un vous avait kidnappées ! Comment est-ce qu'on vous aurait retrouvées ?

— Mais... Je suis seulement allée au magasin !

— Pourquoi faire ?!

Je serre les poings et me retiens de frapper dans un objet. Il me demande de lui rendre des comptes alors que c'est lui qui devrait s'expliquer. Il est parti ce matin sans même me prévenir et je me suis retrouvée toute seule avec un bébé sur les bras.

— Elle avait faim ! je hurle. Y'avait rien dans les placards, j'étais censée faire quoi ? La regarder mourir de faim ? Je suis pas nounou moi, je suis ta fille ! Je suis ta fille au même titre qu'Adélaïde pourtant tu te préoccupes beaucoup plus d'elle. J'ai pas que ça à faire de m'occuper d'elle alors que j'ai des devoirs, je suis pas sa mère ! Si encore tu m'avais prévenue, j'aurais accepté !

— Mais on t'a prévenue ! Hier, on t'a expliqué qu'on avait un truc à faire ce matin.

Je cesse de respirer et tente de me rappeler une conversation de ce genre. Pourtant, j'ai beau me refaire la journée, je suis sûre et certaine qu'il ne m'en a pas parlé.

— Non. Tu me l'as dit ce matin, alors que je venais de me lever ! Tu ne m'as même pas dit bonjour, même pas un regard ! Je ne compte même plus pour toi...

— Bien sûr que si !

— Arrête. Si c'était le cas, tu me parlerais, tu ferais des choses avec moi, tu t'intéresserais un minimum à moi. Là, c'est comme si je n'existais plus ! Et dès que tu me vois, tu me cries dessus, y'a jamais rien qui va.

— Je crois que tu ne comprends pas bien la situation, Erell ! Tu n'es plus une gamine, tu vas bientôt avoir dix-huit ans et Adélaïde en a deux ! Selon ton raisonnement, je ne devrais plus m'occuper d'elle ?

— Je n'ai jamais parlé d'elle, je fais remarquer, toujours en criant. Tu ne me vois même plus, je te parle et la seule personne dont tu te soucies, c'est d'Adélaïde. Avoue que si je n'étais pas dans ta vie, tu te porterais bien mieux !

— Tu es vraiment injuste.

— C'est toi qui l'es. Je n'existe plus, je suis seulement la femme de ménage, la nounou, ce que tu veux mais je ne suis plus ta fille.

Je réussis, je ne sais pas comment, à me calmer. Et puis, je n'ai surtout plus de voix à crier comme ça. Et je suis lassée de tout ça.

— Je ne sais pas comment ta mère t'élève de son côté, mais du mien, je ne tolère pas que tu me parles comme ça !

— Ne parle surtout pas de maman. Elle, au moins, m'accueille tous les jours et m'aime réellement.

— C'est pourtant elle qui t'a laissée pour aller en Espagne.

J'ai l'impression qu'il vient de me frapper et je me plie en deux sous la douleur. Il n'a pas le droit de me rappeler ça. Il n'a pas le droit de faire le concours du meilleur parent. De toute façon, aucun d'eux ne gagnerait.

— Erell... souffle mon père en s'approchant de moi.

— Me touche pas ! je l'en empêche.

Et les larmes aux yeux, le cœur aussi vide que mon estomac, je me rue dans le bureau qui me sert de chambre.

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