Le brookie
~Erell~
Je n'ai qu'à traverser deux rues pour me rendre chez Imane. J'adore le fait qu'on puisse se voir à n'importe quelle heure de la journée, sans même se le demander, parfois. Trois cents mètres – on a compté – ce n'est vraiment rien. Quelques fois, je me demande quelle vie j'aurais eu avec une autre meilleure amie, vivant beaucoup plus loin. Ça aurait été vraiment différent et heureusement que j'ai mon Imane si près de moi.
Depuis petites, rien n'a changé. Enfin, peut-être une chose : avant, on s'appelait sur nos téléphones fixes pour savoir si on pouvait se voir, maintenant on a juste à s'envoyer un message. Beaucoup plus rapide et moins stressant. J'avais toujours peur que ce soit le grand frère d'Imane qui me réponde. Plus jeunes, on s'est passionnées pour la création de chorégraphies de danse, pour la cuisine et les revisites de recettes, pour les courses de vélo dans le quartier et pour le chant, bien que nos voix soient horribles. Aujourd'hui, rien n'a changé. Bien sûr, nos chorégraphies sont plus belles, nos recettes meilleures et nos courses plus rapides et heureusement. Par contre, nos voix sont toujours horribles. Tant pis pour notre carrière de chanteuses.
Sa maison se dessine devant moi et j'accélère le pas. J'ouvre le portillon, avance dans l'allée, toque deux coups et entre. Imane, l'oreille fine, dévale les escaliers pour me rejoindre.
— Coucou, me fait-elle de sa douce voix.
Le temps de dire bonjour à ses parents et on se retrouve enfermées dans sa chambre. J'enlève ma veste en jean et me jette sur le tapis moelleux beige. Imane s'assied sur son fauteuil, aussi confortable que le tapis, et se moque de mes retrouvailles avec son tapis.
— Arrête, il m'a vraiment trop manqué, dis-je en lui lançant une peluche dans la tête.
— Depuis mercredi dernier ? Tu parles !
— C'est vrai ! D'ailleurs, je t'avais parlé de l'exposé avec Solal ce jour-là. Et on s'est vus chez mon père samedi.
— Je sais, tu me l'as déjà dit. Par contre tu m'as rien raconté encore.
— Ok, mais ce matin en tout cas il était pas du tout pareil que tout seul avec moi. Il était même pire. C'est vrai que lundi soir il était un peu dans le même état. J'avais pas fait gaffe, il a vraiment dû le prendre mal le coup de mon père et Catherine.
— Et donc, samedi, il s'est passé quoi ?
— Olala, oui je me dépêche !
Je lui raconte donc tout ce qu'elle veut savoir, dans les moindres détails. Le début qui était un peu gênant, les questions de mon père et de ma belle-mère et sa réaction, son attitude en classe lundi et ce matin.
— C'est vraiment bizarre parce que je pensais que je l'avais un peu déridé quoi. Il m'a parlé et a même rigolé avec moi ! Je sais pas si tu te rends compte mais venant de Solal c'est exceptionnel. Même à Lou-Ann, qu'il connaît depuis un an, il parle pas.
— S'il est si renfermé, c'est pas étonnant qu'il te parle, et l'instant d'après il devienne une carpe. Il doit avoir peur, peut-être, réfléchit Imane.
— Ouais, je sais pas. Franchement j'ai envie de frapper mon père ! Il avait jamais fait ça.
— En même temps t'as jamais invité personne chez lui.
— Je comprends pourquoi, je soupire. En plus il m'a affirmé que c'était mon petit copain, comme s'il connaissait mieux ma vie que moi.
— Il est assez mignon aussi, me dis pas que t'aimerais pas le pécho, me demande-t-elle avec un coup d'œil appuyé.
— Arrête, stop !
— T'es quand même allé lui parler après la messe, c'était bien pour une raison ! argue-t-elle.
— C'est vrai, mais c'était juste pour rigoler aussi.
— Mouais.
— C'est vrai, j'insiste.
Elle éclate de rire devant mon visage peu convaincant. Je fronce les sourcils et la menace de m'en aller si elle continue à se moquer de moi. Elle ne s'arrête que lorsque je propose qu'on prépare le goûter. Aussitôt, elle saute sur ses pieds et dévale les escaliers. Je n'ai même pas le temps de dire un mot qu'elle est déjà en bas. Je la rejoins dans la cuisine.
— On fait quoi ? je demande.
— On peut refaire la brioche si tu veux. Mercredi t'avais pas l'air emballée par la nouvelle recette que j'ai trouvée.
— Non. Trop de brioche tue la brioche. Et puis en vrai ça allait. On se rapproche de la perfection.
— Pff, tout ça parce que c'est pas toi qui l'a trouvée.
— Même pas vrai, je rétorque en croisant les bras sur ma poitrine.
— Bon, on fait quoi du coup ?
— Des cookies !
— Des brookies plutôt ?
— Oui !
Les brookies sont un mélange de cookie et de brownie. Ça peut paraître étrange au premier abord mais en réalité c'est super bon. Surtout quand on ne sait pas se décider. On a eu l'idée de cette recette parce que je voulais des cookies et Imane voulait des brownies. On a donc la moitié d'une préparation cookie et brownie et on a fait en sorte de mélanger tout ça. En vrai, on a pas vraiment inventé le concept. C'est dommage parce qu'on croyait vraiment avoir révolutionné le monde de la pâtisserie. Mais d'autres ont été intelligents avant nous. Un jour, on inventera notre spécialité, j'en suis sûre ! On y arrivera.
On a déjà un carnet presque entier de recettes et d'innovations culinaires. On n'a pas encore testé par manque de temps. Et surtout parce qu'on préfère être sûre de ce qu'on fait. Mais il faudrait essayer un jour. En tout cas, j'ai hâte qu'Imane et moi devenions des stars de pâtisserie. A défaut d'être chanteuses...
Les saladiers sont sortis et les ingrédients prêts à être utilisés. Chacune de nous s'occupe de sa partie de recette, comme chaque fois. En même temps, on parle, on s'emprunte la farine ou les œufs et on essaie de ne pas s'emmêler. Etrangement, je trouve que ça ressemble à une valse. Même s'il y a des ratés en matière d'organisation, chaque pas est à sa place. C'est rassurant de savoir que tous les mouvements sont les mêmes et ont leur place.
En vingt minutes, la valse est bouclée et le gâteau attend dans le four. Je m'assieds sur un tabouret haut et m'appuis à la table de la cuisine pendant qu'Imane vérifie que le four est à la bonne température.
— Eh mais j't'ai pas dit ! s'exclame-t-elle pendant que je scrolle les réseaux sociaux.
— Quoi ?
— Axelle m'a dit hier que Alma prévoit de nous faire passer une audition !
— Sérieux ? Mais pourquoi elle l'a pas dit dans le groupe snap ? je m'étonne en cliquant justement sur la conversation en question.
— Parce qu'on était en train de parler à ce moment-là et comme son père est resté discuté avec Alma, elle a su comme ça.
— C'est génial ! J'ai déjà trop hâte !
— Moi aussi j'étais trop contente quand elle me l'a dit. Apparemment ce serait vers octobre ou novembre dans la région.
— J'espère qu'elle nous en dira plus rapidement !
— Et j'espère que la chorégraphie sera bien. Imagine elle nous colle la même que y'a deux ans, elle était trop nulle !
Je grimace en me rappelant qu'Alma nous avait fait danser sur du moderne et que ça avait été un carnage. Personne n'avait aimé mais personne n'avait rechigné. Jusqu'à ce que je soupire quand elle avait annoncé, une énième fois, qu'on allait revoir la partie la plus fatigante de la chorégraphie alors que je la connaissais par cœur. Là, elle m'avait crié dessus en disant que si je n'étais pas contente, je n'avais qu'à partir et que personne ne me retenait. Ah et aussi, que si moi ça ne me plaisait pas, ça ne voulait pas dire que c'était le cas pour tout le monde. Sauf que si elle avait regardé un peu mieux les autres danseurs, elle se serait aperçue que tout le monde en avait ras la casquette. De toute façon, c'est toujours moi qui me prends tout puisque je suis la seule à dire ce que je pense vraiment.
Le bipbip du four interrompt mes pensées. Imane sort le plat du four et je sors deux assiettes ainsi que deux verres et du jus d'orange.
— Ça sent trop bon ! je m'extasie en inspirant à grands poumons.
— Attends que ça refroidisse un peu, me sermonne Imane en rigolant.
Je hausse les épaules et rétorque que ça refroidira directement dans mon estomac. Mais effectivement, quelques secondes plus tard, j'avale mon verre de jus d'orange en entier pour atténuer la douleur de la brûlure.
— Je vais attendre un peu. J'ai pas si faim que ça finalement, j'annonce après mon petit manège d'une voix digne.
— C'est ça oui, se moque Imane.
— Bon, sinon. Tu penses qu'on fera une chorégraphie en classique ou en moderne pour l'audition ?
— J'espère en classique parce que j'en ai marre du moderne. Et puis j'ai payé pour faire du classique moi.
— C'est vrai qu'elle abuse avec son moderne. Mais on pourrait lui proposer de faire la choré qu'on avait vu sur YouTube ! Tu sais celle qu'on avait apprise sur la chanson de Lewis Capaldi. Before you go je crois.
— Oh mais ce serait trop bien ! Mais je suis pas sûre qu'elle accepte. Surtout si c'est une chanson et pas une musique.
— Qui ne tente rien n'a rien, je lance avec un clin d'œil. On a qu'à manger et aller répéter après. On lui demandera et on lui montrera directement nous-mêmes. Elle verra qu'on est investies.
Elle accepte et on se tape dans la main, excitées à l'idée de pouvoir peut-être faire un duo.
— Qu'est-ce qu'il se passe de si génial ? demande le frère d'Imane d'une voix traînante lorsqu'il apparaît dans la cuisine.
— Rien du tout, répond ma meilleure amie.
— Oh tiens vous avez fait un gâteau, fait-il en se servant.
— Eh ! je l'arrête d'une tape sur la main.
— Quoi ?
— « Oh mais que vois-je ? Imane et Erell ont préparé un merveilleux gâteau. Les filles, vous êtes si exceptionnelles que je n'ose vous demander si je peux prendre une part. Ayez l'indulgence de m'y autoriser, s'il vous plaît ».
Le silence se fait et j'attends qu'il répète ma phrase. Il me fixe avec un sourire moqueur.
— Aller, c'est à ton tour de le dire, le presse Imane.
— Ja-mais-de-la-vie.
Il éclate de rire et s'empare du plus gros bout avant de repartir dans sa chambre.
— T'es chiant Najeb ! crie Imane.
— La prochaine fois tu feras toi-même ton goûter ! je renchéris.
— C'est ça, quand vous serez pâtissières tiens ! rétorque-t-il depuis l'étage du dessus.
— Ah bah ce sera bientôt du coup !
Il ne répond plus et Imane soupire. Najeb nous fait le coup à chaque fois que je viens. C'en est insupportable. Il se sert sans rien demander et repart, tout content. Si ça ne tenait qu'à moi, je ferais en sorte qu'il n'en mange jamais. Mais les parents Nejem s'y opposent fermement. Ben oui, le pauvre, il peut bien manger du gâteau lui aussi. Il ne va pas nous regarder notre succulant goûter pendant qu'il se contente d'un vulgaire bout de pain. Le pauvre Najeb, vraiment.
En regardant l'heure, Imane s'aperçoit qu'il est presque dix-sept heures. Elle commence donc à me presser pour qu'on se dépêche de goûter. Il ne nous reste que peu de temps pour danser comme on l'a prévu. Un autre jour, j'aurais pu rester plus tard mais comme demain c'est jeudi, je dois rentrer tôt pour préparer mes affaires. Et finir mes devoirs. Oui, oui, c'est sérieux avec moi.
J'engouffre donc ma part de gâteau en même temps de débarrasser ma table. Je mets nos assiettes dans l'évier et Imane se charge de nettoyer la table.
— Eh regarde, m'appelle-t-elle soudain. T'as reçu un message Insta de Adrien. C'est qui ?
— Adrien ? Je connais pas d'Adrien je crois.
— C'est pas le pote de Solal ? Celui que tu m'avais dit qui fait SVT avec toi ?
— Ah oui t'as raison ! Pourquoi il m'envoie un message ? je m'interroge, perplexe.
— Il te demande si t'as copié le dernier cours de SVT parce qu'il l'a pas, m'informe Imane en ouvrant la conversation.
Je lui prends mon téléphone des mains et parcours son message. Je lève les yeux vers Imane, les sourcils froncés. Pourquoi Adrien m'envoie un message à moi alors qu'il pourrait demander à Solal ou Samuel ? Surtout que Solal est bien plus sérieux que moi là-dessus. A voir la tête d'Imane, je sais que je ne suis pas la seule à ne rien comprendre.
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