L'étrange fille


~Solal~

Sortir le plus vite possible et espérer qu'on ne m'ait pas vu. Je franchis le hall de la cathédrale en premier. Derrière moi, les gens chantent encore. J'ai fait ce que j'avais à faire et je n'ai pas besoin de rester plus longtemps. Je descends rapidement les marches et tourne sur la gauche. Je pars m'asseoir sur l'un des bancs de pierre. Si on peut appeler ça un banc. Je reste là pendant plusieurs minutes, observant la rangée de voitures face à moi. Elles sont toutes noires. Ma couleur préférée. Je ne saurais expliquer pourquoi. Peut-être que je le sais. Mais je n'ai pas envie d'aller chercher dans les tréfonds de mon âme la réponse. J'ai bien d'autres choses à penser. J'ai dix-sept ans et ma priorité n'est clairement pas de chercher le sens de ma couleur préférée.

Les cloches sonnent et je sursaute. C'est la fin de la messe. Les gens sortent. Ce n'est qu'en les voyant que je me rappelle que j'ai pris une feuille de chant à l'entrée. Je ne m'en suis toujours pas débarrassée. Je la roule en boule et la lance dans la poubelle la plus proche de moi. Raté, le vent l'emporte à côté. J'observe les fidèles sortir. Certains ont l'air de sortir d'une séance d'hypnose. On dirait qu'ils se réveillent. Je vois une fille se détacher de la foule. Elle porte une jupe violette et un haut blanc. Elle se déplace d'une démarche assurée. Elle sait où elle va. Et je ne réalise que trop tard que c'est vers moi qu'elle vient.
Je me lève précipitamment et contourne le banc. Surtout, ne pas parler aux gens. Surtout pas.

 — Eh !

Je fais comme si je ne savais pas qu'elle s'adressait à moi. Les mains dans les poches, je m'éloigne d'elle.

 — Eh, j'te parle !

Je l'entends trottiner derrière moi.

 — Mec au tee-shirt noir ! Noir foncé, précise-t-elle.

Je suis bien obligé de m'arrêter. Je passerais vraiment pour un con si je ne savais pas la couleur de mon tee-shirt. Surtout s'il est noir. Je me retourne et attends qu'elle me rejoigne. Je lui fais le coup du regard noir - encore - espérant que ça la décourage. Apparemment pas.

 — Je t'ai vu tout à l'heure pendant la messe. Qu'est-ce que tu faisais ?

 — Je faisais ce que tout le monde fait à la messe, je suppose.

Elle hausse un sourcil. C'est vraiment impressionnant de voir une telle prouesse.

 — On va dire que j'accepte ta réponse. Tu viens souvent ici ?

Je hausse les épaules. Pourquoi parler quand le corps traduit ce qu'on pense ?

 — T'es pas très bavard.

Non, sans déconner.

 — J'ai pas beaucoup de temps, en fait.

 — Tu me fuyais tout à l'heure ? demande-t-elle sans faire attention à ce que je viens de dire.

 — Non.

Ma réponse ne donne pas droit à une autre réponse.

 — J'avais l'impression.

Je ne dis plus rien et elle non plus. On reste plantés là quelques secondes à s'observer. Ses grands yeux bruns me scrutent. C'est vraiment étrange. Elle tourne soudain la tête. Au loin, un homme noir lui fait signe. Elle crie un "j'arrive !" de toutes ses forces et se tourne vers moi.

 — Bon, je vais devoir y aller. C'était cool de se parler !

Elle se retourne et s'en va en courant. Je la regarde s'éloigner, sa jupe s'envolant derrière elle. Quand je ne la vois plus, je me détourne et pars dans le centre-ville.

Quand j'y repense, cette conversation était vraiment bizarre. Ainsi que la fille. Elle m'a couru après juste pour me demander ce que je faisais à la messe. Et moi, je suis resté. Et j'ai écouté. D'habitude, au premier mot débité, je pars sans rien dire. Je n'aime pas que les inconnus me parlent. Ça n'arrive pas souvent, mais assez pour ne pas apprécier. Je ne sais même pas pourquoi je l'ai écouté cinq minutes pour rien. En plus, elle ne m'a même pas dit son prénom. C'était vraiment parler pour rien.

Devant la médiathèque, je m'arrête un peu. Plus jeune, j'aimais bien y aller après les cours et traîner parmi les étagères. Je n'ai jamais rien lu mais la présence des livres me rendait serein. Je crois que c'est parce que ma mère adore lire. Comme je ne pouvais pas la voir, les livres me la prêtaient un peu. Comme si j'étais avec elle. Je traversais chaque rangée de livre, passais mon index dessus et penchais la tête pour pouvoir lire les titres. A un moment, il me semble que j'ai fini par connaître tous les titres. Les Colombes du Roi-Soleil, Les Carcérales, 49 jours, Les désastreuses aventures des Orphelins Baudelaire, Sous la piscine et Nos vies en l'air. Honnêtement, je ne sais pas de quoi parlent ces livres. Je n'ai jamais lu le résumé. Et pourtant, j'ai passé plus de temps avec eux qu'avec mes tuteurs.
Je ne me souviens même plus quand est-ce que j'ai arrêté d'y aller. Sûrement en seconde, quand j'ai rencontré Marius, Adrien et Samuel. Leurs centres d'intérêts étaient bien différents des miens, encore maintenant.

Je me remets à marcher. Je suis resté planté pendant dix minutes, à penser. Dix minutes de passées. Dix minutes de moins là-bas. Dix minutes de plus seul. Je fais le décompte. Je dois passer le plus de temps dehors.

Je contourne la bibliothèque par la droite. Ça me fait faire un détour. Un peu plus de temps, comme toujours. Et puis soudain, ça me prend. J'ai envie de courir. Mes jambes sont trop lourdes et j'ai besoin de les dégourdir. Je lance mes grandes jambes et trottine. Je teste mes chevilles. Au bout de la rue, je tourne à gauche. Je suis en plein milieu de la route, il est dix-neuf heures. Tout est fermé. J'arrive sur la longue route de pavés, bordée par les boutiques. Je bifurque encore à gauche, puis à droite directement. J'accélère d'un coup et sprinte. Je cours le plus vite possible, le plus vite que le peuvent mes jambes. Je cours, je cours, je cours. Et en plein milieu de la place de la mairie, je m'arrête. Je n'en peux plus. Mais j'ai envie de recommencer. Quand je cours, je ne suis plus personne. Mon cerveau se déconnecte et je laisse mes membres se débrouiller. Jusqu'à ce que je ne puisse plus.

Je suis plié en deux, les mains sur les genoux, et je tente de reprendre mon souffle. J'avale de grandes goulées d'air. Il ne faut pas se méprendre. Je n'aime pas courir. Si mon prof de sport me demandait de faire dix tours de terrain, je les ferais en marchant. Mais parfois, l'envie me prend. Ce n'est même pas une envie, c'est un besoin. Et je laisse faire mon corps. Je serais bien incapable de courir cinq cent mètres sans m'arrêter. De toute façon, ça ne m'apporterait pas de satisfaction.

Maintenant, je suis fatigué. Il est trop tôt pour rentrer. Mais Nairobi m'attend. Elle doit se demander pourquoi je ne suis pas sorti sans elle. Je pourrais rentrer, la prendre et repartir. Ça me prendrait quinze minutes de revenir chez moi. Je pèse le pour et le contre. Et puis finalement, il y a beaucoup plus de pour. Après tout, je n'ai rien d'autre à faire. Mes amis sont dans leur famille. Ils ne sortiront pas. Je prends le chemin pour rentrer.

[...]

C'est une petite maison toute blanche. Elle n'a rien d'exceptionnel. La porte d'entrée est coincée au milieu entre deux fenêtres et les bacs à fleurs sont sagement accrochés. J'ouvre le portillon et traverse la courte allée. En deux pas, je suis devant la porte. Derrière, j'entends Nairobi japper. Je souris. J'ai à peine le temps d'appuyer sur la poignée que le labrador me saute dessus. Plus jeune, sa force me faisait tomber par terre. Aujourd'hui, je suis habitué. J'ai grandi et pris du muscle. Je n'étais qu'un pré-ado quand on s'est rencontrés.

Je n'entre pas. A l'intérieur, j'entends les bruits de la télé. Ils savent que je suis là. Je referme doucement et emmène ma meilleure amie. Elle saute autour de moi, secoue sa queue et me lèche les mains. J'essaie de l'éviter et elle se prend au jeu. On tourne à droite et je la laisse faire sa vie. Elle fourre son nez partout, fait ses besoins et trottine. Parfois, elle revient sur ses pas et me lèche la main.

Cette fois, c'est elle qui me guide. Je la laisse choisir le chemin, comme chaque fois. Elle m'emmène à côté du terrain de foot, là où tous les collégiens se réunissent le vendredi. L'herbe est emplie de bâtons. J'en choisis un avec soin et l'agite devant sa truffe. Ses yeux font le va et vient et j'éclate de rire. J'adore quand elle fait ça. Je lève mon bras et lance le jouet le plus loin possible. Nairobi s'élance de toutes ses forces. Au loin, je la vois l'attraper. Je sais qu'elle ne me le rapportera pas. Elle me fixe. Je la fixe et fronce les sourcils. Elle le voit et fait un saut sur le côté. Comme elle, je m'élance et la poursuis. Ça dure cinq minutes. C'est elle qui gagne. Je suis épuisé et je ne l'ai même pas approchée d'un mètre.

 — Allez Nairobi, on rentre !

Elle rapplique aussitôt et on reprend le chemin en sens inverse. Là, ça se voit qu'elle est fatiguée. Elle reste près de moi pendant tout le trajet. Je lui parle. Je lui raconte ma journée et elle m'écoute attentivement. Elle a beau être un chien, je sais très bien qu'elle comprend. On se comprend. Elle n'est pas ma meilleure amie pour rien. En un regard, je vois si elle se sent mal. Et c'est pareil de son côté. Parfois, je suis assis sur mon lit et j'observe le vide. Je réfléchis et j'oublie tout ce qui m'entoure. J'oublie même où je suis, qui je suis. Et puis Nairobi arrive. Elle monte sur le lit et se love contre moi. Elle attend que je lui parle avant de poser sa tête sur mes genoux et de fermer les yeux. Elle attend toujours que j'aille mieux.

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