L'audition
~Erell~
Je passe les premières semaines de novembre à préparer l'audition de danse. A chaque cours, le stress et la hâte se font ressentir. Tout le monde ne vit plus que de ça. En tout, c'est le cas pour moi. Je mets toute mon énergie à danser et à stresser. Le reste passe à la trappe et il faut dire que ça m'arrange bien. Je n'ai pas du tout envie d'avoir le temps de penser à mes problèmes. Je préfère me concentrer sur mes petites victoires. Comme par exemple le fait qu'Alba s'ouvre de plus en plus à moi et qu'elle sourit un peu plus souvent. Si personne ne fait de remarque à la maison, je vois bien comment Maman passe d'Alba à moi en essayant de trouver ce que j'ai bien pu faire pour la transformer. En vérité, je n'ai rien fait du tout, à part l'écouter. Parfois, les gens ont seulement besoin de ça. Ils font ensuite leur déclic seuls.
Ma deuxième victoire tient sur le fait qu'Alma, ma professeure de danse, me fait de plus en plus confiance. Au fil des cours, elle me fait moins de remarques et me félicite. En tout cas pour notre duo avec Imane. Je crois qu'elle est fière de nous. Et moi aussi je le suis, parce que nous sommes sur la même longueur d'onde. Tout ce que nous faisons est basé sur les gestes de l'autre et nous formons une bonne équipe grâce à notre écoute mutuelle. Je crois que si ce n'était pas moi qui dansais, j'adorerais nous voir.
Concernant notre quatuor, avec Axelle, Carla et Imane, il est tout aussi beau mais Alma n'en est pas autant satisfaite. Il faut dire que nous n'aimons pas vraiment la chorégraphie alors ça doit se ressentir un peu. Néanmoins, nous faisons tout pour l'améliorer et prendre en compte les remarques. La date de l'audition approche à grands pas et plus les jours passent, plus nous nous affirmons. Deux jours avant le fameux samedi, Alma nous annonce que nous sommes tous prêts et qu'elle est contente de notre travail. Elle nous rappelle les horaires et par la même occasion, nous dit que nous avons tout à gagner : de l'expérience, et pour les meilleurs, une place dans un conservatoire réputé. Si je sais que je n'aurais pas cette place, j'espère quand même la décrocher. Non pas que je veuille absolument devenir danseuse professionnelle, mais je sais que ça me plairait beaucoup. Réussir l'audition signifierait avoir une idée de mon avenir. Et la perspective de passer ma vie à danser m'enchante beaucoup.
La veille, je dors chez Imane. Ses parents nous emmèneront et Alma nous ramènera. Nous sommes allongées dans son lit, les yeux rivés sur le plafond. La faible lumière qui émane de la lampe de chevet nous permet de nous amuser un peu. Avec nos mains, nous créons des formes en même temps de nous confier. Les ombres chinoises ont toujours été une de nos traditions quand nous dormions ensemble.
— Je stresse tellement que j'ai limite pas envie d'y aller, m'avoue Imane.
— Moi, c'est tout le contraire. J'ai super hâte. Je sais qu'on va bien s'amuser.
— Et si on est pas à la hauteur ? Si j'oublie un pas et que je gâche tout ? s'inquiète-t-elle en formant un crocodile qui fait claquer sa mâchoire.
— On peut pas savoir à l'avance si notre chorégraphie vaut le coup par rapport aux autres. Par contre, je suis sûre que tu ne te tromperas pas. Ça t'es jamais arrivé et puis, même si t'emmêle, ce n'est pas grave. Le principal, c'est que tu donnes tout ce dont tu es capable sur le moment. Et puis, je ne t'en voudrais pas du tout. Ce sera notre faute à nous deux puisqu'on danse ensemble.
Elle réfléchit à mes paroles et même si elle n'est pas totalement convaincue, je sais que j'ai réussi à la rassurer.
— N'empêche, on a jamais dansé pour quelque chose d'aussi important.
— C'est vrai, je ris. Les seuls trucs incroyables qu'on a faits, c'était les spectacles de fin d'année !
— Mais ils nous ont laissé de bons souvenirs quand même.
— Ouais. J'espère que cette année on pourra aussi faire notre duo.
— Ce serait génial !
Nous continuons à parler et à inventer des histoires avec nos mains. Et puis, nous finissons par nous endormir.
[...]
Le lendemain, comme prévu, nous nous levons vers sept heures et nous préparons rapidement. Le silence envahit la maison d'Imane et pour la première fois, je suis incapable de parler. J'essaie d'avaler quelque chose mais j'ai tellement mal au ventre que j'ai peur de tout vomir. Ma meilleure amie est dans le même état que moi et nous n'arrivons même pas à nous rassurer l'une l'autre. Le calme qui règne est angoissant et les murs semblent aspirer toute notre négativité pour se rapprocher de nous. Finalement, nous sortons à l'extérieur, après avoir vérifié cent fois que nos sacs sont prêts, avec nos justaucorps, nos pointes et nos épingles à nourrice.
Dehors, le temps frais me permet de respirer mieux et je soupire de toutes mes forces. A côté de moi, Imane fait la même chose, exactement au même moment. Nos regards se croisent et nous éclatons de rire. Le père d'Imane nous observe étrangement, comme si nous étions devenues folles. Mais il semble rassuré que nous soyons encore capables de rire. J'en suis surprise autant que lui. Notre fou rire aura au moins eu le mérite de nous détendre parce que nous recommençons à parler dès que nous soyons attachées. Evidemment, on évite soigneusement le sujet de la danse et en profitons pour envoyer un message à Axelle et Carla pour savoir si elles sont parties. Elles nous répondent en nous envoyant des vidéos de leurs voitures et le trajet passe à une vitesse folle à force de leur parler.
Quand nous arrivons, une heure plus tard, au théâtre, tout le monde est déjà là.
— Pas trop stressés ? nous demande Alma après avoir fait l'appel.
— Euh, si ! je réponds après avoir jeté un coup d'œil à mes amies.
— Je m'en doutais. Bon, je vais vous faire rentrer dans les loges. Il y a une pièce pour les filles et une autre pour Benjamin et Timéo.
Elle pousse la porte de l'énorme bâtiment et nous la suivons tous. Lola vient se placer à côté de moi et me dit :
— Je crois que c'était pas une très bonne idée que je vienne...
— Pourquoi ?
— Je vais tout rater, je sais très bien. Puis, je suis nulle.
— N'importe quoi ! Tu danses très bien, sinon tu ne serais pas dans notre cours. Je te rappelle qu'on est le plus haut groupe. Et on est d'ailleurs le seul à passer ces auditions. Ça veut dire que tu es assez douée pour les faire. Sinon, Alma ne t'aurait pas mis à nouveau avec nous.
— C'est vrai ? Tu penses que je suis capable de réussir ? Et d'avoir une place au conservatoire ?
— Pour le conservatoire, je ne sais pas. Même moi, je pense que je ne suis pas à la hauteur pour plaire à ce point au jury. Mais tu vas donner tout ce que tu as et t'amuser alors le principal c'est que tu sois fière de toi à la fin.
— Et si Alma pense que c'était une mauvaise idée que j'y aille ?
— Honnêtement, je ne pense pas que ce soit le cas, je dis d'une voix ferme pour bien lui faire comprendre. Tu sais comment elle est. Si quelque chose ne lui plaît pas, elle n'hésite pas à le dire. Tu le saurais depuis longtemps si tu n'étais pas douée.
Elle acquiesce, me sourit et me remercie. J'espère vraiment qu'elle va s'amuser et réussir parce que je la trouve douée, moi. Mais je comprends qu'elle doute, parce que moi aussi je doute. Et je trouve qu'Alma ne nous pousse pas assez vers la confiance en nous. Elle n'est presque jamais contente de nous.
— Voilà pour les garçons, dit-elle justement en ouvrant une porte. Vous posez vos affaires et vous nous rejoignez à côté s'il vous plaît.
Nous faisons deux pas de plus et nous retrouvons dans nos loges. Sur le mur en face nous, une rangée de tables se succède et des miroirs sont posés au-dessus, avec des grosses ampoules, dignes des films. Deux canapés et quelques fauteuils sont disposés à droite et à gauche et des penderies font face aux miroirs. Nous nous empressons toutes d'entrer en nous extasiant. D'habitude, nos loges sont seulement une immense salle, découpées en différents endroits pour les différents groupes. Là, j'ai l'impression d'être une vraie danseuse. Et à en voir les mines réjouies des autres, je comprends que c'est aussi leur cas.
— C'est trop trop trop beau ! s'exclame Carla en tournant sur elle-même, son sac menaçant de me frapper.
— Nous voilà prêtes à être danseuses étoiles, renchérit Axelle.
— Si on pouvait faire des auditions tous les jours, j'en ferais juste pour les loges ! plaisante Amélie.
— On peut ranger nos affaires dans les penderies ? demande timidement Pauline, pour qui tout cela est nouveau.
Alma hoche la tête et nous nous précipitons pour accrocher nos justaucorps. Nos quatre tenues bleu équateur posées, Axelle, Imane, Carla et moi nous empressons de disposer sur les tables brosses, épingles, laques et maquillage. Alma interrompt rapidement notre manège pour nous expliquer le déroulé de la journée.
— Les trios et les quatuors passent ce matin donc Axelle, Imane, Erell, Carla, Lola, Pauline et Juliette, vous devez être à dix heures dans la salle qui jouxte les coulisses. Vous passerez dans l'ordre affiché sur les murs. Evidemment, je serais avec vous. Les duos, donc Benjamin, Timéo, Perrine, Amélie et Imane et Erell vous serez l'après-midi. Treize heures dans la salle pour les filles et quinze heures pour les garçons. Les résultats seront à dix-huit heures. Je vous laisse vous préparer, vaquer à vos occupations, visiter, bref faites ce que vous voulez. Les filles, je vous veux à l'heure, finit-elle en s'adressant à nous.
Nous acquiesçons tous et elle nous laisse seuls. Je calcule combien de temps il nous reste avant de passer sur scène et comme j'estime qu'on a le temps, je propose aux filles d'aller repérer les lieux. Nous sortons et nous retrouvons dans un couloir bondé de danseurs. Tout le monde s'affaire, pressé, dans un froufrou de jupettes. Si la plupart sont habillées avec de simples justaucorps, certaines danseuses ont revêtu un tutu long ou un tutu plateau. L'allée sent la laque, si fort que je fronce le nez, alors que j'adore cette odeur. Elle se mélange également au parfum des danseurs, ce qui donne un résultat assez étrange. Les cheveux sont tous rassemblés en chignon et quelques paillettes viennent agrémenter leur coiffure. Je souris devant ce spectacle. Je m'y sens à ma place et je me demande comment j'ai pu manquer ça pendant toutes ces années.
Nous nous frayons un chemin à travers les ballerines pour arriver dans une grande salle. Des canapés sont placés au centre et sur un pan du mur, un grand miroir le recouvre. Des barres sont accrochées et quelques danseurs s'échauffent. D'autres sont assis et font en boucle leur chorégraphie avec leurs mains.
— Les coulisses doivent être juste à côté, je glisse à l'intention de Carla.
— Perspicace, réponds Axelle, juste à côté.
Carla sourit et s'approche de la porte ouverte pour aller vérifier. Je me dirige, accompagnée d'Axelle, vers les barres, tandis qu'Imane atteint les feuilles collées au mur. Sûrement les heures de passage. Je me place en cinquième position, pose délicatement ma main gauche sur la barre et ouvre mon bras droit en même temps que ma jambe gauche, pour arriver en première position. Axelle m'imite et nous faisons les pliés.
— Vous me stressez trop ! s'écrie Imane en nous rejoignant.
— Détends-toi alors !
— Merci du conseil.
— Non, vraiment, je dis. Tu vas finir par exploser. En plus, tu transmets ton stress à tout le monde.
Derrière Imane, je vois Carla arriver, sur la pointe des pieds. Elle abat brutalement ses mains sur les épaules de ma meilleure amie et crie « Bouh ! ». Imane sursaute si fort qu'elle est prête à toucher le plafond. Bien sûr, elle hurle de toutes ses forces et les têtes se tournent vers nous. Rouge de honte, elle se retourne, évite Carla et s'enfuit dans le couloir. Je m'arrête net et échange un regard avec Carla et Axelle.
— J'y vais, je fais en la suivant.
Je la trouve dans la loge, aux côtés de Pauline, Amélie et Juliette, en train de se coiffer. Concentrée, elle relève ses cheveux noirs en une queue de cheval haute.
— Ça va ?
— Non. Ça va trop mal se passer. J'ai trop peur, j'ai envie de partir et de pleurer, m'avoue-t-elle.
— Viens.
Je la prends par la main et la fait asseoir sur le canapé. Je fais de même et croise mes jambes en tailleur. Face à face, j'attrape ses deux mains et les sert.
— Ferme les yeux.
Elle s'exécute et je fais de même.
— Imagine-toi à la mer. Comme pendant les vacances. On était à la plage et on se baignait. Il faisait chaud, les vagues nous emportaient et je buvais la tasse tout le temps. Alors, on se mettait sur la bouée et on dérivait dans la mer.
— Et on rigolait.
— Ouais, on rigolait. Maintenant, continue de te rappeler de ça et en même temps tu respires comme moi, fort. On inspire et on expire.
Nous faisons cet exercice pendant cinq minutes et quand je la sens plus calme, je le clôture. Je me penche vers elle et lui chuchote :
— Tu es la plus douée du cours, tu vas tout déchirer.
— Merci, me sourit-elle en me tirant à elle pour me faire un câlin.
Axelle et Carla reviennent et nous nous préparons. Une fois le maquillage fait, nos chignons attachés et nos justaucorps enfilés, nous partons nous échauffer sur les barres. Quand on nous appelle pour entrer sur scène, nous sommes sereines, mais tout de même fébriles.
La scène est éclairée par un énorme projecteur et nous nous plaçons comme prévu. Nous esquissons une légère révérence en direction du jury, plongé dans le noir. Puis, la musique s'élève et nous nous perdons dans la chorégraphie.
[...]
— Dépêchez-vous, je vais rater l'audition, je hurle pendant que je cours, à Axelle, Carla, Benjamin, Timéo, Lola et Juliette.
Nos sandwichs à la main, nous nous ruons à travers les rues pour atteindre à temps le théâtre. Nous avons tous décidé d'aller dans une boulangerie pour acheter à manger mais, ne connaissant pas la ville, nous nous sommes trompés de chemin. Et me voilà sacrément en retard pour danser. Je cours de toutes mes forces et je prie pour arriver rapidement. Alma va me tuer.
Cinq minutes plus tard, nous faisons irruption dans le hall. Je n'ai même pas besoin de la chercher, ma professeure est là, en train de faire les cents pas, son téléphone à la main. Quand elle me voit, elle s'approche à grandes enjambées. Pas besoin d'être devin pour savoir ce qu'il va arriver.
— Erell ! Mais où étiez-vous ? Ça fait vingt minutes que je vous appelle et que je vous cherche. Tu disparais avec six danseurs et tu ne reviens même pas à l'heure ! C'est pas sérieux, Erell ! Je vous donne une chance de faire ce que vous aimez et voilà comment tu me remercies.
— Mais... Je... C'était pas ma faute, je tente de me défendre pendant que tout le monde se fait petit derrière moi.
— Ce n'est jamais de ta faute, de toute façon ! Mais en attendant, c'est toi qu'ils suivent dès que tu as une idée derrière la tête. Tu peux gâcher tes opportunités, mais n'entraîne pas les autres, s'il te plaît, fait-elle d'une voix froide.
— Ils ont décidé eux-mêmes, je n'ai rien fait !
— Arrête ton manège. Tu es totalement irresponsable et ton comportement te rend immature. Et je crois que tu dois des excuses à tout le monde ! Mais on a pas le temps pour ça, tu ferais mieux de te dépêcher de rejoindre Imane pour passer.
Je reste une seconde à ingurgiter ses paroles puis, les larmes aux yeux, je me précipite vers les loges. Comme d'habitude, c'est moi qui prends tout, alors que nous étions six à partir. Je ne suis pas seule et ils sont assez grands pour décider d'eux-mêmes. Mais bon, tout retombe toujours sur moi. C'est bien la première fois qu'on dit de moi que je suis irresponsable, quoique mon père serait d'accord avec elle après ce qu'il s'est passé pendant les vacances... Le pire, c'est qu'elle me crie dessus devant tout le monde, comme si je n'avais déjà pas assez honte. Et personne, pas même mes amies, ne me défendent. Alors qu'elle rejette la faute sur moi. Et si elle essayait de creuser un peu, elle se rendrait compte que c'était l'idée d'Axelle, et pas la mienne. Et si on s'est perdus, c'est parce que personne n'a fait attention au chemin. Nous sommes tous responsables dans l'histoire. C'est écœurant que je sois jugée la seule coupable.
Dans la loge, j'essaie de mettre tout cela le plus loin possible dans mon esprit et chasse mes larmes. Rapidement, je me déshabille, et alors que j'empare de mon justaucorps, Imane pousse la porte, la mine détruite. Elle lève les yeux vers moi et je vois qu'elle aussi à pleurer.
— Laisse tomber, crache-t-elle et je suis surprise par son ton.
— Quoi ?
— C'est fini. Tout le monde est passé, c'est au tour des garçons. On passe pas.
— Attends, je me dépêche, je suis bientôt prête !
— Erell. Je te dis que c'est fini. J'ai demandé à attendre jusqu'à la dernière minute mais pourquoi tu aurais droit à un traitement de faveur ? La seule chose que je te demandais, c'était d'être à l'heure.
Ma bouche s'ouvre pour répondre quelque chose, mais je ne trouve rien à dire. Mon justaucorps s'échappe de mes mains et les larmes reviennent, plus fortes. Ce n'est pas tant la perspective de ne pas danser notre duo qui me fait mal, mais plutôt le fait qu'Imane me croit responsable elle aussi. Et la lueur de déception que je note dans ses yeux. Elle reste loin de moi, comme si j'avais la peste. Quand elle ressort, après avoir pris toutes ses affaires, je me laisse tomber sur le canapé. J'ai tout gâché. Encore.
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