L'arrangement

~Erell~

— Maintenant que maman est partie, tu peux bien me dire ce qu'il se passe, à moi, non ? s'enquiert Iseult tandis que nous nous dirigeons vers le box de sa jument préférée.

— Essaie de deviner, je dis, plus par réelle lassitude que par compétition.

— Tu étais en couple avec Solal et il t'a trompé alors maintenant tu as complétement perdu goût à la vie et tu rêves de te jeter par la fenêtre ?

Le pire, c'est qu'elle a l'air excitée par cette idée. Je roule des yeux et m'empêche de sourire. Je dois continuer à jouer la sœur déprimée. C'est marrant parce que j'ai piqué ce rôle à Alba et, depuis que je l'ai encouragée à se défendre contre Zélie et à aller vers les autres, elle semble heureuse et épanouie. Je ne peux m'empêcher d'être fière d'elle. Et même si ça me rend heureuse de la voir parader avec ses nouvelles copines, ça ne fait que renforcer mon sentiment de solitude. Evidemment, j'ai Lou-Ann et Rose avec moi, qui comprennent parfaitement la situation et qui sont là pour moi, mais ce n'est pas pareil. Perdre Imane, c'est perdre toute ma vie.

— Alors ? Raconte ! Je croyais que j'étais ta sœur préférée, tu dois me le dire !

— Tu sais, je le dis à tout le monde ça, je lui avoue.

— QUOI ?! Espèce de traître. Mais ne change pas de sujet. Raconte-moi.

— Ok, je capitule.

Après tout, c'est dans une idée de libération que j'ai accepté d'aller avec maman et elle à leur cours d'équitation. En même temps, ça fait presque deux semaines que je n'ai pas mis les pieds à la danse, ni même hors de chez moi à part le lycée, alors maman m'a presque obligée à venir, pour me bouger un peu. J'ai bien essayé de résister en lui disant que je ne voulais pas compromettre leur activité mère-fille qui dure depuis déjà trois ans, mais elle m'a dit que je n'allais rien déranger du tout, pour une seule fois. Et puis, Iseult m'a suppliée, ou plutôt hurlé, de venir. J'ai bien dû me rendre à l'évidence que je n'avais pas le choix et qu'elles avaient sûrement raison : je dois prendre l'air.

Quand Iseult ouvre la porte du box, je commence à lui raconter ce qu'il s'est passé. L'audition, les loges, le stress, la boulangerie, le retard, Imane, Alma, la dispute et la rage de ma meilleure amie. Pour une fois, ma petite sœur reste silencieuse et ne m'interrompt pas. Elle écoute attentivement en même temps de brosser son poney. Elle le tire ensuite à l'extérieur en même temps que je finis mon récit. En attendant sa réaction, j'approche une main prudente vers les naseaux de Groseille. Elle me renifle et consens à ce que je la caresse.

— Tu devrais en parler à maman, répond simplement Iseult en me donnant une bombe.

— Me parler de quoi ? demande justement la principale concernée alors que je secoue la tête.

Je n'ai aucune envie de mettre maman dans la confidence, déjà parce que nous sommes un peu en froid à cause de mon père, et aussi parce que je ne veux pas qu'elle pense du mal d'Imane. Et surtout parce qu'elle verra à quel point ça m'affecte.

— Depuis le truc de la danse, Imane lui fait la gueule parce qu'elle croit que c'est de sa faute, résume Iseult et je me retiens de lui plaquer la main sur sa bouche pour qu'elle se taise.

— C'est pour ça que tu...

— Que je quoi ? je l'interromps.

— Comment est-ce qu'Imane peut penser ça ?

— J'en sais rien, je suis pas dans sa tête.

Je me détourne, claque la bombe sur ma tête et m'éloigne à grands pas vers le manège. Tant pis si je n'emmène pas le cheval sur lequel je suis censée monter. A l'intérieur, je suis assaillie par l'odeur encore plus forte des chevaux. Mes bottes s'enfoncent dans le sable mais je n'en tiens pas compte et vais m'asseoir sur une malle, qui doit sûrement contenir tous les objets pour le cours. Je compte dans ma tête les secondes, pour voir combien de temps maman va mettre pour accourir. Parce que je sais qu'elle va me suivre. Elle met plus de temps que je l'avais prévu, et j'en suis presque déçue. Mais quand elle entre, Iseult sur les talons, elle tient par la bride deux chevaux.

Je leur jette à peine un coup d'œil, concentrée à me morfondre.

— Viens là, m'appelle Maman tandis que ma petite sœur enfile ses pieds dans les étriers.

Je m'approche d'elle et elle m'explique comment faire pour monter. Quand je suis perchée sur mon cheval, elle me dit :

— On va aller voir Alma pour parler de tout ça. Ce n'est pas normal qu'elle te refuse encore dans le cours alors qu'elle n'avait même pas précisé comment se passait le repas.

— Non, c'est bon, c'est pas grave. Je vais me débrouiller...

— Non, je ne te laisse pas gérer ça seule. On ira ensemble.

Je hoche la tête et la remercie intérieurement. Elle a compris sans que je n'aie besoin de dire quoi que ce soit. Je doute qu'aller parler à Alma fera changer les choses, même si je l'espère, mais au moins nous ne restons pas plantées sans rien faire. Et maman est de mon côté, au moins.

Le temps que je me familiarise avec mon fidèle destrier, les autres élèves du cours arrivent. Maman nous donne les ordres et montre quelques mouvements, que nous reproduisons. Pendant près d'une heure et demie, je m'amuse comme une folle avec Iseult et j'en oublie même mes émotions.

[...]

Une fois devant le bâtiment qui abrite la salle de danse, j'hésite, pas tellement certaine que notre geste arrange les choses. Maman et Marc sont déjà rentrés et moi, je tremble de peur alors qu'il y a à peine trois semaines, je tremblais d'excitation à l'idée de pousser les portes. Là, j'ai très envie de partir en courant et d'arrêter tout. Solal aura beau dire que je suis forte et courageuse, je ne suis pas sûre que ce soit l'exacte vérité. De toute façon, il n'est pas très objectif.

— Aller, viens Erell ! m'encourage maman quand elle voit que je n'ai pas fait un pas.

— On va lui montrer de quel bois se chauffe la famille Loy ! renchérit Marc en jetant un coup d'œil à Maman.

Je consens enfin à rentrer et m'arrête net en comprenant ce qu'il vient de dire. Pas la famille Bardoy, comme il aime l'appeler en mélangeant son nom et celui de maman, mais la famille Loy. Il n'a dit que son nom. Et c'est cet élément qui me permet de résoudre en un éclair l'enquête.

— Attendez... Vous... ?

Ils m'encouragent tous les deux avec un sourire éclatant à finir ma phrase.

— Vous allez vous marier ?! je m'écrie.

— Oui ! répondent-ils en chœur, comme deux enfants.

— Oh, mais c'est génial ! Je suis trop contente pour vous !

Je me précipite sur eux pour les embrasser et les féliciter encore plus. Après ses relations ratées, je pensais que Maman ne voudrait plus jamais s'engager devant la loi. J'étais même étonnée qu'elle n'ait pas encore sauté le pas avec Marc mais comme elle m'avait dit vouloir être sûre, je pensais qu'elle attendrait encore plus longtemps. Si elle a accepté, c'est donc seulement parce qu'elle sait que Marc est la bonne personne et qu'elle est heureuse avec lui. Je suis donc très heureuse pour elle qu'elle trouve enfin le bonheur, sans être dépendante de la personne qu'elle aime, comme ça a été le cas dans le passé.

— Tu es la première personne au courant, m'avoue Maman en essuyant une larme d'émotion. Je suis contente que tu ne le prennes pas mal.

— Oh non, au contraire ! Pourquoi est-ce que je n'aurais pas été contente ?

— On ne savait pas trop, par rapport à ton père, explique Marc. Si tu étais passée au-dessus de tout ça, ou si ça te ferait du mal.

— Non, pas du tout. C'est bien mieux comme ça, je leur assure. Mais depuis combien de temps vous l'avez décidé ?

— Le jour de ton audition. Tes sœurs n'étaient pas à la maison alors j'ai préparé la surprise à Marc.

— J'ai gâché toute l'annonce, alors ? Avec mes histoires...

— Ce n'est pas vrai, réfute Marc. Certes, on aurait aimé vous le dire plus tôt, mais ce n'est pas de ta faute. Tu n'as rien fait et nous ne voulions pas précipiter les choses tant que tu n'allais pas bien.

— J'allais très bien, je me défends.

— Au contraire de ce que tu penses, nous te connaissons bien et on sait déceler certains signes quand tu ne vas pas bien, Erell.

Je baisse les yeux vers mes baskets, une vue bien plus intéressante que les regards perçants de maman et Marc. La conversation s'arrête ici et nous nous rappelons des raisons de notre venue. Alors que je m'apprête à suivre maman vers la salle, je suis arrêtée par l'appel de mon nom. Ce sont Axelle et Carla, qui se précipitent sur moi, leur sac de danse à la main.

— Erell, comment tu vas ? Ça fait un bail qu'on t'a pas vue ! fait remarquer Carla.

— Pourquoi tu nous as pas donné de nouvelles ? demande Axelle, presque comme un reproche.

— Parce que je pensais que vous me faisiez la gueule. Et je n'ai plus le droit de venir aux cours.

— Comment ça ? s'étonne Axelle.

Je leur raconte rapidement l'histoire et m'aperçois qu'elles n'ont pas du tout la même version. Alma a dit à tout le monde que j'avais quitté le cours et que je ne souhaitais pas revenir de l'année. Elle les aurait même obligés à avouer que c'était à cause de moi qu'on était arrivés en retard. Si mes amies n'ont rien dit, les plus jeunes comme Lola et Timéo, par peur des représailles, ont approuvé, alors même qu'ils n'en pensaient pas un mot.

— Et vous, vous en pensez quoi ?

— On était là. C'était pas de ta faute, mais celle de nous tous. On aurait dû vérifier le chemin plusieurs fois au lieu de vouloir revenir selon nos souvenirs.

— Je suis vraiment désolée d'avoir rien dit ce jour-là, s'excuse Carla. On était tellement surprises qu'on a rien su dire. Mais à aucun moment on a pensé que c'était de ta faute.

— Merci, je souris.

Je les accompagne dans les vestiaires pendant que nous continuons à parler de l'histoire. Comme elles arrivent toujours très tôt, les vestiaires sont vides mais nous nous mettons quand même à chuchoter, parce que la pièce résonne et que mes parents discutent avec Alma à côté.

- Et Imane, qu'est-ce qu'elle a dit ? j'ose enfin demander.

— Euh, rien de particulier. Elle ne nous parle plus vraiment en ce moment, elle est bizarre.

— C'est qu'elle doit être vraiment énervée contre moi, je soupire.

— Vous ne vous parlez plus ? s'étonnent les filles.

— Elle m'en veut, elle pense que c'est de ma faute et que j'ai tout gâché.

— Pourtant, dès qu'Alma parle de toi en mal, elle la fusille du regard. C'est la seule émotion qu'on arrive à détecter chez elle en ce moment.

— Parce qu'Alma dit des choses sur moi ? je m'étrangle.

— Ben, parfois elle fait des allusions à ce qu'il s'est passé, puis d'autres elle corrige quelqu'un en disant que tu aurais fait pareil et qu'il ne faut pas prendre exemple sur toi.

— Elle est un peu obsédée par toi, je trouve, commente Axelle.

— C'est trop bizarre...

Je les laisse se changer et sors du vestiaire pour méditer et rejoindre mes parents. Elles me souhaitent bon courage et répètent que je leur ai manqué et que ce n'est pas pareil sans moi. Sans le savoir, elles me donnent ainsi assez de force pour aller affronter ma professeure. Dans le couloir, je croise Lola, qui ose seulement me sourire. J'ai l'impression qu'Alma a un peu retourné le cerveau de tout le monde. Surtout d'Imane, quand je vois à quel point elle m'en veut alors qu'elle a toujours été compréhensive.

Je toque à la porte de la salle et entre. Alma est en train de parler, l'air plutôt énervé et mes parents écoutent attentivement. Je lance un fier « bonjour » et vais rejoindre la conversation.

— Avec Erell, ça n'allait pas depuis déjà quelques temps, conclut Alma, sans même me jeter un regard.

Je me retiens de répondre, n'ayant pas le début de la discussion.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas lui en avoir parlé ? demande Marc. Ce n'est plus une enfant, vous auriez pu discuter avec elle de ce qui n'allait pas, et je suis sûre qu'elle se serait améliorée.

Je hoche la tête pour confirmer ses dires. Quand je fais des erreurs et qu'on me les reproche, je fais toujours en sorte de ne pas les reproduire. Mais évidemment elle ne peut pas le savoir.

— Je ne lui en ai pas parlé parce qu'elle n'écoute rien. Je ne vais pas gâcher mon temps à essayer de la raisonner. Elle ne sait que parler et n'écoute jamais. Je ne sais pas comment ça se passe avec vous, dit-elle, en jugeant beaucoup trop à mon goût l'éducation qu'ils me donnent.

— Elle est pourtant très intelligente, assène maman. Je crois que vous n'avez pas vraiment essayé de la raisonner.

— Nous ne connaissons alors peut-être pas la même Erell. Je n'ai aucune idée de la façon dont vous l'avez élevée, mais à l'extérieur de chez vous, elle est différente.

Je reste bouche bée devant sa critique évidente. Comment peut-elle se permettre de discuter l'éducation de mes parents, seulement parce qu'elle me déteste ?

— Alma, vous connaissez Erell depuis des années, vous l'avez vu grandir. Ne me dites pas qu'elle est mal élevée parce que vous ne vous êtes jamais plainte d'elle, même à nous. D'autant plus que, vu le temps qu'elle a passé ici, vous avez aussi contribué à son éducation, tonne maman, en gardant néanmoins son calme.

— Très bien. De toute façon, je crois que vous n'êtes pas là pour parler de ça, change Alma de sujet. Ce qu'elle a fait à l'audition, c'était très grave et ça montre sa volonté de ruiner tous les efforts des autres. Imane n'a pu danser, et Timéo et Benjamin étaient tellement stressés par ce retard qu'ils ont tout raté.

— Je n'ai rien voulu gâcher, j'avance. Si tu veux tout savoir, j'ai dû leur crier de se dépêcher pendant tout le trajet parce que certains flânaient en mangeant leur sandwich. Et ce n'est pas moi qui ai voulu passer par le chemin où nous sommes passés. Oui, j'aurais pu vérifier qu'on allait bien au bon endroit. Mais à ce moment-là, je pense que nous sommes tous responsables de ce retard. Tu n'as même pas essayé de savoir le pourquoi du comment.

— Enfin, Erell, c'est évident que c'est toi qui commandes là-dedans. Tu devrais éviter de rejeter la faute sur les autres, parce que ça ne fait qu'aggraver ton cas. Tous tes amis ont dit que c'était de ta faute.

— Axelle et Carla n'ont rien dit, elles. Redemande-leur, elles diront que je n'ai rien fait. Et je ne les ai certainement pas briefées sur ce qu'elles devaient te dire, parce que ça fait deux semaines qu'on ne s'est pas parlées.

Mes parents acquiescent, en accord avec mon idée. Alma dit qu'elle ira le faire, mais que nous devons partir parce que le cours doit commencer. Avant de nous mettre à la porte, elle me rappelle tout de même que je dois m'excuser si je veux revenir dans le cours. Je hoche la tête, pour lui faire plaisir, alors que je n'ai aucunement l'intention de m'excuser pour quelque chose dont je ne suis pas responsable.

Nous sortons, abasourdis par les reproches d'Alma. Personne ne dit rien jusqu'à être dehors, et c'est là que je vois Imane. Le sourire qui orne son visage à chaque fois qu'elle se rend à la danse est absent. Je m'en veux aussitôt de lui faire subir tout ça. Si j'étais moins autoritaire, personne n'aurait pensé que c'était de ma faute.

Quand elle arrive à ma hauteur, j'attrape son bras pour qu'elle se tourne vers moi. Nous nous fixons quelques instants et c'est comme si nous étions des inconnues. Mais je refuse que ça se finisse comme ça. Alors, je prends une grande inspiration avant de dire quelque chose que je déteste :

— Je suis vraiment désolée, Imane.

Ses yeux s'écarquillent, presque imperceptiblement. Elle sait à quel point ça me coûte de m'excuser, parce que je ne le fais jamais. Et je lui ai dit des centaines de fois que je refusais toujours de le faire.

— Je ne veux pas te perdre, je répète devant son silence.

Elle ferme les yeux pour acquiescer mais ne réponds pas. Puis, elle se détourne et entre dans le bâtiment, ses cheveux noirs flottant derrière son dos. Je ne peux m'empêcher d'espérer que c'est une bonne réaction pour qu'on se réconcilie. Je n'ai plus qu'à attendre qu'elle fasse un pas vers moi, notre amitié est entre ses mains.

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