L'anniversaire
~Erell~
— Tu préfères quoi alors ? Before you go ou Waves ?
— Je sais pas, je dis en appuyant play sur la vidéo de la chorégraphie de Waves.
Il est bientôt midi et Imane et moi venons de passer la matinée à danser. Depuis qu'Alma nous a annoncé qu'on irait danser pour une audition, on arrête pas de réfléchir à ce qu'on pourrait danser. Bien sûr, elle a déjà choisi. On présentera l'une des premières chorégraphies qu'on a apprises au début de l'année. Par chance, c'est une chorégraphie qu'on apprécie bien. Alma nous a réparti en trois groupes pour que les niveaux se complètent. Chaque groupe fait une chorégraphie différente. Axelle, Carla, Imane et moi avons la plus difficile mais nous la travaillons une heure en plus, quand tout le monde est parti.
On était trop contentes quand Alma nous a annoncé les groupes, mais Imane et moi avons demandé si on pouvait faire un duo. Elle n'était pas vraiment enthousiaste à cette idée mais comme c'est Imane qui a demandé, elle ne pouvait pas refuser. On doit donc travailler deux fois plus pour apprendre les pas, et surtout pour se décider.
— Je préfère la deuxième musique mais la première chorégraphie, j'annonce quand la vidéo se termine.
— Oh, t'es pas chiante toi ! râle Imane et je fais mine de me vexer.
— Choisis alors. Je m'en fiche. Et puis on doit être prêtes pour jeudi prochain.
—Waves, tranche-t-elle alors. Je préfère le rythme.
— Ouais t'as raison. C'est dommage parce que on connaît mieux l'autre mais elle est moins bien.
— Stop, arrête de parler. On part sur Waves.
— Ok, ok ! je capitule.
Je relance tout de même la vidéo pour être sûre de notre choix. J'ai trop peur de regretter. En même temps que les danseuses, je fais danser mes mains et fais le compte à voix haute pendant qu'Imane le fait entièrement.
— Dommage qu'on soit pas chorégraphes. On pourrait l'inventer nous-mêmes, je commente.
— T'es trop optimiste, toi.
— Rien n'est impossible, je déclare en me relevant.
Le bois de la terrasse d'Imane craque lorsque je fais quelques pas pour tester mon équilibre. En ce samedi matin de fin septembre, on sent bien que l'été s'en va. Le soleil est seulement là pour faire joli et si je n'avais pas passé deux heures à tournoyer, je serais déjà rentrée à l'intérieur. Le temps est timide et l'odeur de la pluie de cette nuit est encore là. J'espère juste que le grand froid ne viendra pas trop vite. Je préfère le soleil, la chaleur et les oiseaux qui chantent plutôt que les arbres sans feuilles et les grosses doudounes qui envahissent les rues. Bon, j'avoue que c'est quand même satisfaisant de marcher sur les feuilles d'automne et de les entendre craquer. Rien que de l'imaginer, j'en ai des frissons.
— On met juste la musique et on fait une dernière fois ? me propose Imane.
— Oui, après je rentre chez moi pour fêter l'anniversaire de ma mère.
— Il y aura du monde ?
— Non juste mes grands-parents, la sœur de Marc et mes cousins du coup. Sûrement une ou deux copines de ma mère aussi.
— Dommage que je sois pas invitée, soupire Imane.
— Bien sûr que si tu étais invitée ! C'est toi qui a pas voulu venir, je proteste.
Elle rigole puis nous nous remettons à danser. Des glissades, des sauts de chat, des grands écarts et des pirouettes. Petit à petit, je rentre dans la chanson et dans l'histoire que je m'imagine. Je me greffe à ce que fait Imane et à ce qu'elle m'inspire, j'écoute ce qu'elle fait et je prends tous les éléments en compte. En quelques secondes, je suis autre part. Dans un monde où seule Imane a accès et où on se comprend. Un monde où il ne faut penser qu'à la danse et aux émotions qu'elle nous procure. Un monde où je me sens incroyablement bien.
Lorsque les dernières notes résonnent, Imane et moi échangeons un regard. Il nous faut quelques instants avant de reprendre nos esprits. C'est comme si on se réveillait après un long voyage. Parfois, je me demande ce que serait ma vie sans la danse, sans moyen d'exprimer mes émotions. C'est pour ça que, même si Alma m'insupporte de plus en plus avec ses remarques et ses critiques à propos de mon imagination, je continue d'aller aux cours. Parce que sans la danse, je ne sais pas si je serais véritablement entière.
— On est prêtes, je dis à ma meilleure amie avec un sourire.
On se tape dans la main puis je rassemble mes affaires. Je suis contente qu'on ait pu se voir ce matin et finaliser notre chorégraphie. J'espère vraiment qu'Alma validera notre duo parce que ça me tient beaucoup à cœur.
— Je te raccompagne ?
— Oui !
Même si nous habitons juste à côté, on a pris l'habitude de se raccompagner l'une chez l'autre après chaque visite. Ça nous permet de grapiller encore du temps pour bavarder. Sur le chemin du retour, on reprend une conversation qui dure depuis une semaine :
— C'est vraiment étrange parce que Adrien me parle par message mais pas en vrai. Enfin si, il me parle mais c'est pas pareil. Je sais pas trop comment expliquer.
— Moi je te dis, je pense qu'il veut te pécho. Faut que tu lui dises que ton cœur est déjà pris !
— N'importe quoi. Pour la première proposition et la deuxième. Il a pas l'air vraiment intéressé. Il me parle des cours, me pose des questions sur les devoirs ou les cours. Il critique la prof parfois.
— En même temps c'est vraiment un monstre, commente Imane.
— Pas pire que Madame Brenda, je souffle en levant les yeux au ciel.
On continue sur notre lancée en analysant les actes et les paroles d'Adrien. Dans un autre contexte, je n'aurais pas trouvé son comportement étrange mais il s'avère qu'il me parle de lui et me pousse à parler de moi également. Ce n'est pas comme si ça me dérangeait qu'on soit amis, ou que je lui raconte ma vie, c'est seulement que, lorsque nous sommes en cours, on ne parle jamais de ce qu'on s'est dit par message.
A l'inverse, j'ai beau essayer de faire parler Solal, il ne veut pas du tout. Je croyais qu'après sa crise d'angoisse il me ferait plus confiance, mais j'ai tout gâché en l'espionnant par la fenêtre quand il parlait à l'inconnu. Enfin, je ne pense pas que ce soit entièrement de ma faute. Il était déjà énervé quand il a quitté l'homme qui l'a abordé – je ne sais d'ailleurs toujours pas qui il est – et de toute façon, c'est comme ça que Solal est. Il faut l'approcher doucement et faire attention à ce qu'on dit, pour ne pas lui faire peur. Le problème, c'est que je ne réfléchis jamais avant de parler. Mais si je veux lui faire retrouver le sourire, je vais devoir me calmer et prendre en compte tous ses sentiments. Solal paraît doux et sage alors qu'en vérité, il peut exploser à tout moment. Et malgré ce qu'on pourrait penser, ce n'est pas les autres qui prennent cher, c'est lui-même. Il s'enferme dans son silence et finit par faire des crises d'angoisse, qu'il ne maîtrise pas du tout. Je répète tout cela à Imane, afin qu'on puisse en débattre.
— Tu sais, Erell, tu ne peux pas sauver tout le monde, même si tu en as très envie, se contente-t-elle de me dire. Si Solal ne veut pas, rien ne changera. Mais tu peux toujours essayer.
— Si je peux. Je sais que Solal est super gentil et intéressant au fond, c'est juste qu'il ne veut pas le montrer.
— Tu as raison mais parfois, les gens ont trop souffert pour aller mieux.
Je soupire et nous nous arrêtons devant ma maison. Je ne suis pas du tout d'accord avec elle, je sais que je peux rendre Solal un peu plus heureux, mais je n'ai pas le temps de lui expliquer pourquoi. Imane me serre dans ses bras, me fait promettre de souhaiter un joyeux anniversaire à ma mère et s'éloigne.
[...]
Lorsque je pousse la porte d'entrée, c'est un vacarme monstre qui m'accueille. Manifestement, je suis la dernière à arriver puisque je reconnais la voix de ma grand-mère et que des rires d'enfants me parviennent. Tous les adultes sont rassemblés dans la cuisine et je passe donc leur dire bonjour. Après leur avoir raconté ma matinée, je monte dans ma chambre pour enfiler une robe et coiffer mes longs cheveux, qui sont tout emmêlés à force d'avoir dansé. En traversant le couloir pour redescendre au salon, j'entends de la musique. Vu le style, je sais de suite qu'elle vient de la chambre d'Alba.
— Coucou Alba, ça va ? je demande en passant ma tête dans sa chambre.
Elle est allongée par terre, les bras étendus de chaque côté de son corps et les yeux fermés. Elle sursaute quand elle m'entend et s'assoit rapidement.
— Pourquoi ça n'irait pas ? aboie-t-elle.
— Euh... Je sais pas. Tu viens pas ?
— J'ai pas envie.
Elle se rallonge alors et augmente le son de la musique. Message reçu : elle ne veut pas être embêtée.
— Tu fais ce que tu veux, hein, mais ça lui ferait plaisir que tu viennes à maman. Tu viendras ?
— Humm, se contente-t-elle de répondre.
— Et, Alba ?
— Quoi encore ?
— Si tu as besoin de parler, je suis là.
Elle ne répond pas alors je ferme la porte et m'éclipse. Je vois bien que, sous sa colère et sa haine, Alba se sent mal. Ça dure depuis presque deux ans maintenant mais personne ne sait ce qu'elle a. Elle ne veut pas en parler et dit qu'elle n'a rien du tout mais moi, je ne la crois pas. Avant, Alba était mon alliée, ma meilleure amie, ma confidente, et plus les années passaient, plus elle s'est refermée et s'est éloignée. Avant, elle me disait tout et aujourd'hui c'est à peine si elle sait me parler sans me crier dessus. Elle me fait penser à Solal, à la différence que lui s'enferme dans le silence et elle dans les cris.
— Erell ! Viens jouer avec nous, m'appelle Iseult lorsque je descends au salon.
— A quoi ?
— UNO ! me hurle Lucille en réponse.
Je lève les yeux au ciel et soupire. UNO, ce n'est vraiment pas un jeu, plutôt une déclaration de guerre. Surtout quand on y joue avec Iseult et qu'elle modifie les règles à son grès. Iseult est une vraie tricheuse.
— Pas de triche alors ! j'impose en sachant très bien que ce ne sera pas respecté.
Iseult et mon cousin Joachim se lancent un regard complice et je soupire une nouvelle fois. Pour l'autorité, on repassera. Je m'assois, m'empare des cartes et les mélange, d'une manière peu conventionnelle mais l'intention est là. Je m'apprête à distribuer les cartes mais Iseult me les arrache des mains et s'en charge à ma place.
— Un « s'il te plaît ma sœur chérie je peux distribuer les cartes ? », ne fait de mal à personne, je fais remarquer.
— Exactement ce que j'ai dit.
Je commence à lui répondre mais ma cousine de sept ans m'interrompt :
— Elle est trop belle ta robe, me dit-elle avec un sourire adorable.
— Oh merci Camélia ! je réponds en l'attirant vers moi pour lui faire un câlin.
— On peut jouer ensemble ?
J'acquiesce et je remets donc son tas dans la pioche pour qu'on puisse jouer dans la même équipe. Aussitôt, Iseult se rebelle et affirme que c'est interdit de faire des équipes, ou qu'il fallait au moins la prévenir avant pour que les autres fassent de même. Joachim et Lucille renchérissent, si bien que je n'arrive plus à saisir ce que chacun dit tant ils parlent en même temps. Ou plutôt braillent.
— Arrêtez de crier comme ça ! je hurle par-dessus leurs voix et ils se taisent. Vous voulez faire des équipes ou pas ?
— Non, tranche Iseult, je veux gagner toute seule.
— Oui ! s'exclament Joachim et Lucille en même temps.
Derrière moi, j'entends une voix ricaner. Je me retourne et ai l'honneur de faire face à Léon, assis dans le canapé. Léon, c'est le fils de la meilleure amie de ma mère. Il a mon âge, mais nous ne parlons que lors des fêtes organisées par nos parents.
— Tu viens pas dire bonjour toi maintenant ?
— J'ai l'impression que c'est plutôt toi qui ne veux pas.
— Tu peux parler, en attendant c'est toi qui t'es caché quand je suis arrivée.
— Bon, clôt-il en se levant. Je remarque que vous avez du mal à vous décider. S'il faut, je suis là pour être un des membres d'une équipe, propose-t-il.
— OH OUAIS ! Viens avec moi, Léon ! s'égosille Lucille.
Je lève les mains pour lui faire signe de se taire.
— Est-ce qu'on pourrait éviter de crier s'il vous plaît ? A ce stade-là, c'est sûr que Mamie vous entend alors qu'elle est sourde. Iseult et Joachim, vous vous mettez ensemble, Léon et Lucille, et moi avec Camélia. C'est ok ?
Tous acquiescent, sauf Iseult. Evidemment, il faut toujours qu'elle ait le dernier mot.
— Erell, donne-moi un chiffre.
— 3000, je réponds avec un sourire.
— Non mais entre 1 et 10 ! s'agace-t-elle.
— Ah bah t'as pas précisé. 5.
— Putain !
— Arrête de dire des gros mots, je la reprends.
— Iseult, on t'a tous entendu, s'indigne Maman en entrant dans le salon.
— Mais elle est chiante, Erell aussi !
— C'est pas de ma faute si j'ai dit le bon numéro.
— Arrête de parler comme ça, Iseult. Je te le dis au moins dix fois par jour.
— Mais c'est pas moi, c'est elle, marmonne-t-elle une nouvelle fois et elle a de la chance que Maman ne l'entende pas.
Elle nous annonce ensuite que c'est l'heure de passer à table. Tout le monde râle parce qu'on a même pas joué avec tout ce bazar. Iseult se renferme et commence à bouder tandis que Camélia, Lucille et Joachim se précipitent dans la salle à manger.
— Tu peux appeler Alba, s'il te plaît ?
— Je ne te promets rien, je dis dans une grimace.
Maman m'adresse un sourire triste et se détourne pour rejoindre les autres. Lorsque je redescends sans avoir réussi à convaincre Alba, je la rassure en disant qu'elle se prépare. Et je croise les doigts pour qu'elle le fasse vraiment. Et à table, alors que tout le monde parle, rit et mange, je songe que personne ne remarque vraiment son absence, à part Maman et moi. C'est là que je commence à comprendre ce qu'Alba ressent.
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