Chapitre 5

   Je serre les dents pour retenir le gémissement qui menace de s'échapper de ma gorge. Mes blessures au dos me font atrocement souffrir alors que Outace les désinfecte, comme tous les jours depuis maintenant presque une semaine. La douleur se fait moins présente au quotidien, j'ignore si c'est grâce aux soins de l'Aelez ou seulement parce que je m'habitue. Il m'a prévenue qu'au vue de l'ampleur des dégâts, j'en souffrirai toute ma vie et qu'on ne pouvait pas y faire grand chose. Alors je dois simplement apprendre à faire avec.

   - Elles sont presque toutes refermées, m'informe Outace derrière moi. Tu te régénère enfin à vitesse normale.
- Je me régénère ?
- Oui, les Nafifs guérissent vite, mais pas autant que les Erevents. D'ici un ou deux jours tu n'aura plus que des cicatrices.
- Je suppose que c'est une bonne nouvelle...
- Oui, je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus. L'effet de mes soins au Leporementium est limité sur toi, ça serait vraiment pratique si tu pouvais avoir un connecté.
- C'est quoi un connecté exactement ? Tu en as déjà parlé avec Hiro.
- Il ne te l'a pas expliqué ? Attend que je finisse et je m'en occupe.

   Il attrape des bandages sur son bureau et recouvre mon dos et mes épaules avec, ne laissant aucun centimètre de peau apparent. La chaleur de ses mains venant se poser une dernière fois sur mes blessures m'indique qu'il utilise une dernière fois sa magie, ou de son vraie nom son Leporementium, pour calmer la douleur. Je me détend enfin, rassurée que ma séance de torture quotidienne soit finie. Outace prend une chaise et s'assoit en face du lit sur lequel je suis assise depuis maintenant vingt minutes. Les soins prennent du temps, pour qu'ils soient efficaces il faut laisser le temps à nos Leporementium respectif à Outace et moi d'entrer en contact puis de s'harmoniser. Sans quoi, sa magie est inefficace.

   - Tu te demande peut-être pourquoi mes pouvoirs ont aussi peu d'effets sur toi ? commence-t-il, ses yeux vairons rouge et violet viennent se planter dans les miens, accaparent toute mon attention.
- Non... Ce n'est pas normal ?
- Non, normalement cela ne prend pas autant de temps à un Aelez pour harmoniser son Leporementium à celui d'un Nafif, bien que ça dépende de ses capacités. 
- Alors pourquoi ?
- Parce que j'ai un connecté, mes pouvoirs sont donc réellement efficaces sur lui, et personne d'autre.
- Et c'est quoi un connecté ? demandé-je tandis qu'on entre enfin dans le vif du sujet.
- Lorsqu'un Aelez naît en même temps qu'un Nafif, ce qui est très rare tu dois t'en douter, leur Leporementium sont similaires et ne s'harmonisent qu'entre eux. A tel point que l'Aelez hérite également des sensations de son connecté. Autrement dit, il ressent ce que ressent l'autre, mais peut l'atténuer si cela devient trop gênant.
- Donc tu as un connecté ? C'est qui ?
- Hiro bien sûr.
- Bien sûr, répété-je, presque honteuse de ne pas l'avoir deviné.

   Outace se relève après avoir terminé ses explications, il ne veut probablement pas trop s'attarder, son emploi du temps est largement plus chargé que le miens. En effet, je passe mes journées dans ma chambre, de temps en temps Hiro vient me voir quand il a quelques minutes à lui, étant trop accaparé par ses responsabilités de Chef de Guerre pour pouvoir être plus présent. Il m'accompagne dans les couloir, nous visitons la Base, j'apprend à me réhabiliter à la vie en communauté et il continue de m'apprendre ce que je dois savoir sur les non-humains. Car oui, il n'y a pas que les Nafifs, les Aelez et les Erevents. Il existe de nombreuses autres espèces, certaines cohabitent avec les humains et d'autres, comme nous, s'en cachent. Toutes ces histoires sont intéressantes, j'écoute bien plus que quand j'avais six ans, et je pose énormément de questions. Est-ce parce que j'ai grandit ? Probablement. 

   Je sors du bureau d'Outace et me dirige vers le réfectoire où Hiro m'attend pour manger. Il refuse que je reste seule dans les couloir au risque de me perdre et il tient à toujours avoir connaissance du lieu où je me trouve. Son inquiétude me fait plaisir, et je comprend ce qu'il ressent, mais il le dit lui-même. Nous vivons dans une période difficile, en guerre, perpétuellement sur le qui-vive. Si je veux continuer de vivre avec les miens, je vais devoir me battre à leur côté, bien que cette idée ne m'enjaille pas vraiment. Cela ne m'effraie pas autant qu'avant, j'ai désormais huit années d'expérience, je connais l'adrénaline de la bataille, la peur que l'on peut ressentir, le goût du sang. Je n'appréhende plus autant le jour où je devrai risquer ma vie pour protéger celle des autres.

   Quand j'arrive dans la grande salle, une douce odeur de crème et de champignons vient me titiller le nez. Puis c'est le brouhaha qui vient emplir mes oreilles, les cliquetis des couverts et les voix joyeuses de mon peuple qui parle. D'après Hiro, tout le monde est de bonne humeur en ce moment car nous avons gagné la dernière bataille contre les Erevents, bataille qui date d'il y a deux mois. Nous n'avons compté que peu de blessé et aucun mort grâce à une nouvelle tactique qu'Hiro a mis au point. Il ne m'a pas expliqué les détails, mais il a piqué ma curiosité. Grâce à la confiance que les Nafifs ont en leur Chef de guerre, ils sont détendus et profitent de ce temps de paix éphémère. 

   Je me dirige vers une table ronde, dans le fond de la pièce, où se trouve Hiro ainsi que d'autres Nafifs et une Aelez. Il tapote la chaise à côté de lui pour m'inviter à m'asseoir, je m'y installe doucement afin d'éviter que mon dos n'entre en contact avec le bois du dossier. Il reprend ensuite sa discussion avec la femme à ma gauche, dont le tatouage s'étend sur son épaule et son omoplate dans une forme de phoenix. Je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il est plus petit que le miens, alors qu'elle est bien plus âgée que moi. Hiro m'a expliqué que notre tatouage grandit jusqu'à ce que notre corps arrive à la limite de ses capacités de stockage de Leporementium. Ainsi, plus il est grand, plus nous sommes considérés comme puissants, mais malgré ce fait je ne peux pas imaginer l'idée que je sois plus forte que cette femme au visage sévère et doux en même temps.

   La jeune Aelez m'observe, en face de moi. Ses yeux m'inspectent, l'un doré, pétillant de malice et de grâce, et l'autre d'un blanc pure, vitreux sans être effrayant. Quand elle me remarque, un sourire s'étend sur son visage, deux fossettes viennent se former sur ses joues rondes. Ses ailes s'entrouvrent tandis qu'elle se lève pour s'approcher de moi. Elle me tend la main et je m'empresse de la serrer poliment.

   - Enchantée El-Yah, j'ai beaucoup entendu parler de toi, me dit-elle sans que son sourire ne disparaisse.
- Enchantée... Vous êtes ?
- Vous ? On ne se vouvoie pas ici voyons ! rie-t-elle. Je m'appelle Angel Sali.
- Angel ? C'est pas un peu cliché ? grimacé-je.
- Mes parents étaient très clichés, avoue-t-elle en soupirant, la voix remplie d'humour.
- Étaient ?
- Oui, ils sont morts.

   Je grimace un peu plus face à son manque de tact, elle me répond immédiatement, sans qu'aucune once de tristesse ne vienne ternir ses yeux clairs. Je bégaie un instant avant de reprendre.

   - Désolée...
- Ne le sois pas, en sept-cents ans on a largement le temps de s'en remettre, me rassure-t-elle dans un grand sourire.
- Sept-cents... ?

   Je m'étrangle face à ce chiffre incroyable. Cela représente des dizaines et des dizaines de générations, de nombreux événements historiques, l'évolution de l'homme et de la civilisation. Est-elle réellement en train de me dire que c'est son âge ? Est-elle réellement en train de me dire qu'elle a plus de sept-ans ans ? Qu'elle serait née au moyen-âge ? Mon silence amuse certains qui gloussent face à mes yeux exorbités et ma bouche restée ouverte. Je me tourne alors subitement vers Hiro, n'ayant plus qu'une question en tête.

   - Quel est ton âge ?
- Je ne suis pas aussi vieux qu'elle, je te rassure, dit-il en riant. J'aurai cent-trente ans cette année.
- Cent-trente... répété-je, toujours choquée.

   Je me rend compte que ma conception du temps doit être bien différente de la leur. Ils n'ont cessé de m'expliquer qu'ils n'avaient toujours connu que la guerre, certain ont donc passé des siècles à se battre. Comment peut-on supporter une telle vie ? Comment peut-on sourire encore comme Angel le fait en ce moment ? Ils ont vécu tant de choses qu'ils doivent avoir accumulé un savoir considérable et suite à cela, une grande sagesse. Pourtant aucun ne semble avoir perdu la gaieté et la folie due à leur jeunesse apparente. Est-ce une façade ? Cachent-t-ils en réalité toute la douleur qu'ils ont enduré au cours de leur longue vie ?

   - Pourquoi tu as l'air plus vieux qu'elle alors que tu es plus jeune ? demandé-je soudainement à Hiro après quelques secondes de réflexion, ce qui engendre quelques gloussements amusés.
- Nous ne vieillissons pas tous à la même vitesse, m'explique-t-il. Et notre ralentissement ne commence pas au même âge.
- C'est-à-dire ?
- J'ai commencé à vieillir plus lentement à vingt-et-un ans. Et toi Angel ?
- A seize ans.
- Moi aussi je vais vieillir plus lentement ? l'interrogé-je, aussi inquiète qu'excitée.
- Oui, mais je ne pense pas que ton ralentissement ai commencé, et on ne peut pas savoir à l'avance à quelle vitesse tu vieillira. 

   Je baisse la tête. Mes émotions vacillent entre panique et joie. Suis-je prête à endurer une vie aussi longue ? Serais-je capable de survivre à de nombreuses pertes, à endurer des années, des décennies, des siècles en portant les marques de mon passé sur mon corps ? Et en même temps, n'est-ce pas là le temps dont j'ai besoin pour me remettre convenablement de ces atrocités commises par Valak ? Pour reprendre ma vie en main, me reconstruire, retrouver le bonheur perdu ? Faire des rencontres, des découvertes et trouver un but ? Je ne rêve alors que d'une chose, c'est de ne pas traverser tout cela seule, bien qu'en ce moment je n'ai en aucun cas le sentiment d'être délaissée. Hiro m'accompagne et m'accompagnera partout. Grâce à lui, je ne serai jamais seule.

   Angel pose sa main sur mon épaule pour attirer mon attention. Elle me sourit poliment avant de s'asseoir à côté de moi. Elle pique un champignon dans mon assiette, assiette que je n'ai toujours pas touché depuis que je suis arrivée, me faisant froncer les sourcils. 

   - Si tu ne mange pas je le ferai volontiers à ta place, dit-elle d'un ton rempli d'humour. Je peux te poser quelques questions ?
- Bien sûr, dis-je en prenant enfin une bouchée de mon plat.
- C'est au sujet de tes pouvoirs. Vois-tu, je fais des recherches sur les gênes des élémentistes et j'ai appris il y a huit ans que tu en étais une, malheureusement tu as disparue avant que je ne puisse t'interroger à ce sujet.
- Ah... Mais vous-... tu sais, je ne m'y connais pas du tout. C'est Hiro qui m'a dit que j'en étais une, mais je ne sais pas vraiment ce que cela signifie.
- Il ne t'as rien expliqué ? Hiro, tu abuses !
- Je ne veux pas la noyer d'informations ! se défend l'intéressé. Il y a encore tant de choses à lui expliquer, il vaut mieux y aller petit à petit.

   Je ris devant leur familiarité. Hiro est le chef de guerre, et à aucun moment je n'aurai pu imaginer quelqu'un lui parler aussi familièrement, d'égal à égal. Mais il est vrai qu'hormis un respect plus que palpable, personne ne semble ressentir une quelconque gêne ou même peur à son égard. Aucun ne le voit comme un supérieur mais plutôt comme un camarade respecté pour ses capacités. Je souris. C'est vraiment une grande famille alors.

   - Tu me laisses encore tout le travail, râle Angel avant de reprendre tout son aplomb, ses yeux se mettent alors à pétiller. Tu veux que je te raconte tout ce que je sais ?
- Si ce n'est pas trop compliqué... grimacé-je.
- Mais non, au contraire, c'est très simple ! Est-ce que tu connais les elfes ?
- Ça existe ?
- Plus maintenant, mais autrefois oui. C'étaient des créatures aux pouvoirs élémentaires, ils pouvaient invoquer un élément en l'appelant par son nom en elfique. Certains pouvaient même en invoquer plusieurs ! Mais au fil du temps, la race a disparu, mais leurs gênes ont persistés. Désormais, ceux qui sont leurs lointains descendants ont hérités de leurs pouvoir et sont appelés élémentistes, ou élémentaristes s'il peuvent invoquer tous les éléments mais il n'en existe plus depuis longtemps.
- Je suis la descendante des elfes ?
- Tu n'est pas la seule, il y a aussi Disio dans ton groupe il me semble. Je crois même que vous avez le même élément. Tu invoques le feu, non ?
- Oui. Est-ce que cela veut dire que Disio et moi sommes de la même famille ?
- Non, vos ancêtres elfes sont trop lointains et il y a peut de chance que ce soit le même ou qu'ils aient un lien de parenté. Vous avez seulement le même pouvoir, mais le tiens semble plus puissant vu la taille de ton tatouage.
- Ca a un lien ?
- Bien sur. Tu sais que plus leur tatouage est grand, plus les Nafifs peuvent utilisé de Leporementium. Donc plus il est grand, plus tu peux utiliser tes pouvoirs et en plus grande quantité.
- C'est compliqué tout ça, j'ai encore du mal à comprendre...
- C'est normal, tu n'es encore qu'une novice. Mais un jour, tout sera clair pour toi, ne t'en fais pas. Cela te semblera aussi clair que pour nous.
- J'espère...

   Je soupire bruyamment. Si seulement je pouvais faire un bond dans le temps et aller directement à l'époque où je serai totalement familière à cet univers. Malheureusement, de ce que j'en sais en tout cas, le voyage dans le temps reste impossible malgré l'existence de la magie. Je vais donc devoir faire comme tout le monde, emmagasiner chaque jour un peu plus de savoir jusqu'à ce que ma tête explose, puis me coucher en espérant que mon cerveau ce sera apaisé dans la nuit. Et je pense que c'est suffisant pour aujourd'hui. On m'a expliqué ce qu'étaient que les connectés, j'ai appris que les Nafifs, les Aelez et probablement les Erevents pouvaient vivre jusqu'à plus de mille ans puis on m'a raconté l'origine des élémentistes et l'ancienne existence des elfes. J'ai rempli mon cota journalier de révélations et je n'ai qu'une envie, c'est me détendre. Faire des choses normales, discuter banalement avec une amie ou juste ne rien faire, bien que je sais pertinemment que je ne tiendrai pas en place.

   Plus j'y pense, plus je suis certaine de savoir qui pourrait me permettre de passer du bon temps sans prise de tête. Et cela fait huit ans que je ne l'ai pas vue, n'ayant pas eu le plaisir de la croiser depuis que je suis rentrée de mon séjour en enfer. Elle a dû bien grandir depuis le temps, et j'ai hâte de la revoir, de discuter avec elle comme avant, comme deux amies parfaitement normales. Je finis rapidement mon assiette et demande à Hiro de me mener à elle. Il sourit immédiatement, probablement rassuré de voir que je sociabilise à nouveau. Nous arpentons donc quelques couloirs jusqu'à une salle d'entraînement. J'arque d'abord un sourcil, pas certaine d'être au bon endroit mais Hiro ouvre la porte. J'aurai dû m'inquiéter un peu plus, parce que la petite fille a bien grandit.

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