Chapitre 45

   Le vacarme est assourdissant, les gens ne cessent de passer et repasser devant moi, comme une marée de couleur qui me donne le tournis. Chaque humain est concentré sur son téléphone ou le regard fixé sur l'écran d'affichage annonçant les horaires des prochains vols. Le miens est dans une vingtaine de minutes, à destination de l'aéroport de Marrakech. Une fois arrivée je devrais me diriger vers l'Est à l'aveugle pour retrouver Galaad Drachen au milieu du désert du Sahara. Malgré le fait que j'ai plus de précisions sur son emplacement, les informations le concernant ayant disparu nous nous fions uniquement aux souvenirs d'Oktar pour le retrouver.  M'aventurer dans un tel milieu hostile sera une première pour moi, il faudra que je laisse la place à Haïlwidis dès que nous serons seule étant donné qu'elle résiste bien mieux à la chaleur. Sa peau noir et sa faculté à s'adapter à tous les environnements lui donnent des capacités de survie hors du commun qui nous seront très précieuses, et mes pouvoir d'élémentariste garantirons notre alimentation quotidienne en nous permettant de trouver des ressources en toute circonstance. Je n'ai pas peur de laisser ma vie dans cette aventure, je sais ce dont je suis capable et que je m'en sortirai quoiqu'il arrive. Mais Oktar est bien moins confiant que moi.

   Ce dernier ne me lâche pas d'une semelle même à l'intérieur de l'aéroport, j'ai déjà eu du mal à le convaincre de me laisser faire le voyage seule cela me semble impossible de lui faire mes adieux maintenant. Il a passé des semaines à me préparer au départ, à m'apprendre les bases de l'arabe, des techniques pour survivre en milieu hostile, comment interagir avec un humain sans avoir de problèmes. J'ai pu à mon tour maitriser la transformation en dragon et avec Hal' nous avons appris à bouger correctement sous cette forme et nous battre un minimum, mais pour ce qui est de voler c'est une autre histoire. Oktar nous a expliqué que notre forme de dragon est bien plus massive que ce à quoi il s'attendait, cela est dû à notre grande réserve de Leporementium, notre taille pourrait même encore augmenter avec le temps. J'ignore si c'est une bonne ou une mauvaise nouvelle, j'ai donc décidé de ne pas m'en préoccuper, mais le fait est que je n'ai pas pu expérimenter le déplacement aérien à cause du risque d'être vue. Je ne pense pas que cela me manquera dans le désert, mais le Nafif en était inquiet, il garde ce goût amer de ne pas avoir pu finaliser ma formation. Mais malgré toute cette préparation et son acharnement, j'ai l'intime conviction que je ne peux pas prévoir ce qu'il se passera lorsque je serai livrée à moi-même dans le désert. J'ignore comment réagiras mon père si je le retrouve.  Sera-t-il heureux de me voir ou alors fidèle aux paroles de Morwën ? Ce n'est qu'en me retrouvant face à lui que je pourrai réellement voir quel genre de personne il est.

  Lorsque le micro appelle les passagers de mon vol j'entend Oktar soupirer à côté de moi en comprenant que nous devons désormais nous séparer. Son angoisse finira par déteindre sur moi si je n'y prend pas garde, mais je ne peux pas lui en vouloir. Pour être honnête je masque ma propre peur derrière la sienne, devoir le rassurer m'empêche de succomber à mes idées noires. Il pose ses mains sur mes épaules et m'observe tendrement, ses craintes s'évaporant grâce à la chaleur de son affection. Je souris derrière mon masque en tissus crée par mes textilis dans le but de cacher la propagation de mon tatouage sur mon visage, bien que je ne pense pas qu'un étranger se permettrait de me questionner à ce sujet je ne veux prendre aucun risque. Le Nafif en face de moi me serre dans ses bras, ses muscles crispés par le stress. Je lui rend son étreinte.

   - Ca va aller, tenté-je de le rassurer. J'ai un téléphone pour te contacter, de l'argent en liquide et des vivres pour une semaine. Tu as été un excellent professeur, je m'en sortirai.
- Je sais bien, je ne m'en fais pas pour toi mais pour moi, m'avoue-t-il en me lâchant. J'ai bien peur de ne plus avoir d'occupation maintenant que tu t'en vas.
- Tu trouveras, rié-je amusée par cette révélation. Et je ne pars pas pour toujours, je reviendrais ne t'en fais pas, ta cuisine manquerait trop à Haïlwidis.
- Ne me met pas dans le même panier que toi, râle cette dernière dans mon esprit en croisant les bras sur sa poitrine. Je m'en sortirai très bien sans lui, c'est moi qui vais devoir te consoler tous les soirs.

   Je souffle du nez puis attrape mon gros sac à dos de voyage et le met sur mon épaule. Je tourne le dos à Oktar, obligée de le quitter après des années à vivre sous son toit, profitant de sa protection et de ses enseignements. J'ignore ce que j'aurai fait si je ne l'avais pas rencontré, j'aurai probablement erré sans but je ne sais où et à l'heure actuelle Haïlwidis serait encore une nuisance et mes capacités endormies en moi attendraient que je les découvre. Je ne veux pas me projeter dans cette vision cauchemardesque. Je m'arrête dans ma lancée et lâche mes affaire avant de me retourner et me précipiter vers l'homme qui m'a sauvé la vie. Je me jette dans ses bras, il est surpris mais ne titube pas et m'enlace aussi fort qu'il peut sans me faire mal. Aujourd'hui je prend un nouveau départ qui je l'espère m'amènera doucement vers une véritable paix durable, où je pourrais à nouveau vivre aux côtés de mon mentor sans avoir peur d'être retrouvée par nos peuples. J'aurai remplie ma dette en accomplissant son rêve qui est devenu le miens, mais jusqu'à ce que ce soit le cas, nous devrons rester séparés. Oktar est celui en qui j'ai le plus confiance, perdre soudainement cet appui me donne la sensation de plonger dans une mer noire et inconnue, remplie de requins tous prêts à me dévorer jusqu'à l'os. Je vais désormais devoir apprendre à nager sans son aide.

   Nous nous séparons pour de bon après un appel au microphone, je le regarde une dernière fois dans les yeux pour me souvenir de ses prunelles vertes. Je prend une grande inspiration avant d'aller ramasser mes affaires et partir. Nous embarquons dans l'avion, je me met à ma place et me prépare au décollage. Le trajet sera long et fatiguant avec un arrêt où je devrais attendre des heures et changer d'avion. Haïlwidis aurait pu tout faire d'une traite, mais elle n'a pas assez d'expérience pour cela. Elle n'a jamais volé plus de trois heures d'affilées et ne connait pas les différents vents qu'elle pourrait rencontrer, nous avons donc privilégié la sécurité en empruntant un mode de transport humain malgré la perte de temps que cela engendre. Je ne parviens même pas à trouver le sommeil, trop à l'affut du moindre danger. Tout ce que je peux faire c'est discuter de temps en temps avec Hal' et me plonger dans mes pensées, je garde les livres que j'ai emprunté à Oktar dans mon sac pour plus tard. Les questions que j'ai laissé en suspens dans un coin de mon esprit pendant ces dernières années refont surface sans que je n'ai plus de réponses qu'autrefois. Comment le pourrais-je ? Les seules à pouvoir me répondre sont ceux qui sont la source de mes questions, Adem et Edma. Quelle est donc la raison de cette guerre ? Pourquoi ai-je tant de puissance inexpliquée ? Qu'ai-je de si spécial pour avoir hérité de tous ces pouvoirs ? Je sens que les réponses se trouvent quelque part, qu'un jour ou l'autre je les obtiendrait de gré ou de force. A partir de quand ai-je commencé à m'en poser exactement ?

   Je remonte plus loin dans mes souvenirs, après tout j'ai le temps de m'y plonger. L'époque où je me pensais humaine est bien lointaine, elle semble n'avoir jamais existé, tout n'étais qu'illusion. Une fausse mère, une nature de non-humaine cachée, un quotidien utopique mais qui cachait une sombre vérité. Mon premier véritable contact avec les enfants des dragons s'est fait de façon catastrophique avec des Erevents, et mon premier réflexe fut de les tuer sans le vouloir. J'ignore ce qu'il se serait passé si mon instinct n'avait pas éveillé mes pouvoirs d'élémentariste, peut-être aurais-je été tuée ? Ma vie se serait alors terminée en n'ayant que de bons et doux mensonges en guise de souvenirs. J'ignore si j'aurai préféré cela, ou si malgré tout ce que j'ai vécu je suis heureuse d'être vivante. Après tout, une fois que j'ai enclanché la roulette du destin je n'ai plus jamais pu l'arrêter. Encore maintenant elle tourne et j'ignore ce qu'elle me réserve, bien que je ne vois pas ce qu'il pourrait être pire que ce que j'ai déjà vécu. Être trahie par sa mère laisse un gout amère dans la bouche, j'aurai préféré qu'elle accomplisse sa mission de Chasseuse de Nafif et me tue sur le champs. Mais au lieu de ça, elle m'a conduit en enfer sans me laisser aucun choix en me faisant une promesse qu'elle n'a pu tenir. J'en garde des séquelles à vie aussi bien physiques que psychologiques. Rien ne pourra réparer mon esprit désormais scinder en deux, mais j'essaie d'y voir le bon côté. C'est comme si j'avais gagné une petite sœur, elle a des pulsions meurtrières légèrement handicapantes mais nous arrivons à vivre ensemble, à deux dans le même corps. Elle est désormais ma force au même niveau que mes pouvoirs.

   Après quelques heures à ressasser le passé, je me décide à ouvrir un des livres de chez Oktar. Je lis et relis le dictionnaire d'Originelle puis celui d'Elfique, apprès plusieurs heures de vol jusqu'à la première escale je connais chaque page par cœur, je pourrai réciter chaque définition sans me tromper. Cela ne serait pas exagérer de dire que je suis trilingue, malheureusement je sais que connaître l'elfique ne me sera pas très utile, il s'agit d'une langue morte dont les utilisateurs ont disparus il y a bien longtemps. Mais plus j'aurai de connaissances diverses et variées et plus j'aurai de chance d'atteindre mon but. On n'en sait jamais trop. Je ferme mes livres et les range avant de descendre de l'avion pour mon attente de dix heures. Je m'achète à manger et me pose dans un coin pour attendre, l'aéroport n'est pas très rempli je me sens donc sereine mais pas assez pour dormir. Je reste à l'affut du moindre mouvement, de la moindre personne qui passe près de moi, de la moindre respiration légèrement trop forte. Je n'ai plus l'habitude d'être au milieu de beaucoup de monde, donc je reste sur mes gardes. Je garde mon masque bien remonté sur mon visage pour masquer la progression de mon tatouage, j'attire déjà malgré moi trop de regard à cause de la longueur inhabituelle de mes cheveux. Je ne peux pas les couper, autrement mes cicatrices dans le dos seraient visibles lorsque je porte ma tenue habituelle, celle qui est le mieux adaptée à mon corps et mes besoins. Mon dos y est laissé nus pour éviter le frottement du tissus sur mes balafres et donc une douleur handicapante si je dois me battre. Je suis donc obligée de masquer ce point faible avec ma chevelure blonde que je laisse détachée en permanence. Peut-être que le jour où je n'aurai plus besoin de me battre, je me débarrasserai enfin de ce poids sur mon crâne.

   Après avoir attendu des heures qui m'ont semblées interminables sans rien faire, mon deuxième et dernier avion arrive et m'emmène à ma destination. La dernière ligne droite est la plus insupportable à vivre, le temps semble s'allonger à mesure que l'heure de l'atterrissage approche. Je trépigne d'impatience à l'idée d'enfin pouvoir me mettre en route, entamer pour de vrai mes recherches. L'angoisse est toujours présente en moi, mais je ne peux pas la laisser s'imposer et freiner mon avancée. Je n'essaie pas non plus de l'ignorer ou de l'effacer complètement, elle me permet de rester en alerte et de pouvoir réagir et faire les bons choix en cas de danger. Mais si elle m'empêche d'avancer je n'arriverai jamais à rien. Je dois continuer, peu importe les risques qui m'attendent lorsque je serais arrivée. Lorsque je me retrouverai face à mon père et que je découvrirai enfin quel genre d'homme il est réellement. A ce moment là, je devrais faire un choix en fonction de qui il est. Je n'aurai alors la place que pour un sentiment dans mon cœur. Soit l'espoir, soit la colère, et l'un des deux me poussera probablement à faire une chose affreuse. Je le sais depuis le début. Si Galaad Drachen est comme me l'a décrit Morwën, je n'aurai d'autres choix que de l'éliminer.

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